REVUE
DE PARIS.
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REVUE
DE PARIS,
EDITION A,CCÎIE5TEE
DES PRINCIPAUX ARTICLES DE LA REVLE DES DEUX MONDES.
TOHK TROISILUC.
MARS 1837.
ônixtlUô,
SOCIETE TYPOGRAPHIQUE BELGE,
ADOLPHE AyAIILE>' ET G031P'^.
1857
WASHINGTON LE VERT
ET
SOCRATE LEBLiXC.
TROISIEME PARTIE (1).
VIL
Mon cher Des Verriers , je vous croyais plus grave ; quelle plaisanterie vous èies-vous permise ? Quoi ! par un misérable subterfuge, vous aviez essayé de ternir la science des sciences, et de ridiculiser un sage*, un vrai phiiosoph(; , mon ami, M. Wolf !
— Qu'ai-je terni ? qu'ai-JH ridiculisé ? M. Wolf prétend que la phrénologift découvre les instincts les plus secrets de Tàme, et il est en défjul (juand il s'agit tout simplement de distinguer un sexe de l'autre sexe !
— Sophiste ! (pie vous êtes, Des Verriers, sophiste de mau- vaise foi ! (ju'importe que l'enfant fût une fille ou un garçon ? le sexe ne fait rien à la question. Eh bien ! adm^llons-le , l'enfant est une fille : (ju'arrivera-t-il ? Au lien d'assassiner sur une mon- tagne, la petite fille que vous avez substituée à mon fils obéira à son mauvais penchant , devenue grande , en tuant à un sixième étage.
(1) Voyez lo n" dr févrior 1837.
3 1.
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— Ainsi , mon frère , pour la phrénologie , une maison ou une montagne , c'est tout un ?
— Je ne vous réponds j)lus , Des Terriers.
— Et moi je vous réponds que la phrénologie est une science parfaitement inutile, une divination après coup.
— Je ne vous comprends pas.
— C'est à-dire qu'elle n'affirme pas qu'un homme aura telle ou telle qualité , tel ou tel vice pendant sa vie ; elle attend qu'il soit mort pour se prononcer sur son compte sans se compromettre. Quand il est avéré qu'il a été ou voleur , ou assassin , ou men- teur . ou lâche , la phrénologie fait bouillir sa tête , et elle expose doctoralement alors qu'il fut menteur , lâche , voleur ou assassin. Conséquence : pour savoir pertinemment ce que vous serez , commencez par avoir été , et faites cuire votre tète.
— Encore une fois, je ne vous parle plus , Des Verriers.
— Vous brûlez pourtant de me rapporter ce que M. Wolf a dit de votre fils , ou piuiôl de vos deux fils , après l'examen de leurs crânes. Je vous vois diablement préoccupé , et ce n'est ja- mais sans motif chez vous.
— Mon fils Washington , puisque vous tenez à le savoir . a les organes de VAmatiiHé , de la Philogénihire , de la Circons- pection , de la Bienveillance , de la Génération , de la Persé- rérance, de la Justice ; organes , Des Verriers , qui engendrent les plus purs sentiments, tels que la bonté, la clémence, la com- passion, la pitié, l'équité , l'humanité, — l'humanité ! Des Ver- riers. — Votre neveu promet donc, et réjouissez-vous-en avec moi, d'être bon fils, noble époux , excellent citoyen ; d'être....
— Assez, mon frère, car V^'ashington n'aurait aucun mérite personnel , songez-y, à être tout cela , s'il n'avait aucun effort à faire pour y parvenir. — Et votre fils , Socrate Leblanc , dont je me propose de vous parler plus amplement , esl-il aussi bien par- tagé en saillies phrénulogiques ?
— Ici est ma douleur , Des Verriers. La Providence mêle tou- jours quelque amertume aux biens qu'elle nous envoie, pour mieux en rehairsser le prix , comme dit le vicaire de Wakefield : To enhance the value ofiis favors. Socrate a l'organe funeste de /a JJestr^ictivitéj il serait porté à déliuire, à anéantir. — Mon cœur saigne.
— Que ne ral)andonnez-vous alors . mon frère, à son malheu-
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reiix sort ? Jelez-lui quelques mille écus et ne vous en occupez plus. Socrale a maintenant cinq ans, comme votre fils: bientôt vons serez dans rimijossibilité de cacber à ma sœur vos sacrifices pour cet enfan!, dont elle n'ignorera pas longtemps Texistence, Tout finit par se savoir. Ne comptez pas sur son imagination pour vous pardonner voire originalité. Les femmes n'ont de rimaginaiion qu'à leur profit. Préparez-vous à des railleries , des cris , des bouderies , à des guerres domestiqui^s sans fin. Croyez- moi , usez du découragement où vous met la découverte phréno- logique faite sur Socrate , et rompez une bonne fois avec le projet de l'élever à côté de votre fils.
— Abandonner Socrate ! l'abondonner , Des Verriers , parce que son organisation l'entraîne vers le mal ! Mais , au contraire, plus que jamais je m'attache à lui. Faire le bien avec ce qui est bon, c'est l'œuvre de tout le monde ; l'accomplir avec ce qui est mauvais, c'est le lot du sage, le mien. Plus grande est la diffi- culté, plus noble est la victoire. Quid:t philanthrope, dit martyr. Je remplirai ma lâche. Mon fils Washington sera bon : tant mieux, il corrigera Socrate. Lui et moi travaillerons à l'œuvre. Je ne pensais pas lui tailler si tôt de l'ouvrage. Quant à ma femme, si elle a ses pauvres, j'ai les miens. Chacun les prend oîi il peut : elle à l'église , moi dans la rue. Elle travaille pour le ciel , j'aime à le croire , et moi pour l'humanité. Nous pourrions nous rencon- trer là-haut.
— Tâchez toujours de ne pas vous rencontrer ici-bas. Mais en- core une fois , mon frère , renoncez à vous proclamer le don Qui- chotte de la bâtardise. Votre exemple ne changera rien aux choses reçues. Ensuite , qui sait si votre dévouement n'est pas une er- reur? Ce qui vous paraît mal ne l'est peut-être pas.
, — Le mal est toujours mal, Des Verriers. Citez-moi beaucoup de peuples qui , aussi corrompus que nous, aient abandomic les enfants à la merci des passants , dans la rue, et des loups dans les bois. Érigerez-vous en principe l'assassinat des nouveau-nés? Où sont vos autorités ? Les sauvages n'ont pas d'exemples de ces cruautés à offrir ? Démontrez-moi le contraire.
— Un instant ! mon lière , ne me demandez pas des preuves bisloi iques sur un point Irès-délical j vous auriez à vous repen- tir , j'en ai peur , de ra'avoir fourni les moyens d'avoir raison.
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— Non, parlez, Des Verriers; ma doclrine ne craint pas l'examen.
— Eh bien ! mon cher duc , je ne vois nulle part, dans aucun climat, à aucune époque, des témoignages d'humanité envers les enfants.
Les Islandais ne consentent à embrasser la reli,pon chrétienne qu'autant qu'il leur sera permis de continuer à exposer leurs en- fants ; les Arabes et la plupart des peuples orientaux ont toujours eu droit de vie et de mort sur les leurs; chez les Lacédémoniens, Lycurgue établit ce droit , et Solon chez les Athéniens ; Bobin , que vous avez dans votre bibliothèque , écrivain célèbre au XV!*" siècle, (Ut : « Il faut rendre aux pères la puissance de la vie et de la mort que la loi de Dieu et de la nature leur dorme. »
Il était d'usage parmi les Romains , vous qui les vénérez tant, que la sage-femme mît le nouveau-né à terre ; si le père ne le relevait pas l'enfant était abandonné ; d'où l'expression : fol/ere ■infantem , lever un enfant. Voulez-vous encore d'autres témoi- gnages , mon frère ?
— Sans doute, Des Verriers.
— Chez les Hébreux , le père posait l'enfant sur ses genoux , et par cet acte , il le reconnaissait. Job ne dit-il pas : Pourquoi m'a-t-on reçu sur les genoux et pourquoi m'a-t-on présenté les mamelles pour me les faire sucer ? En Chine, le père tue à son gré ses enfants en les plongeant dans l'eau. Trajan fut le pre- mier empereur romain , selon Pline , qui eut pitié du délaisse- ment des nouveau-nés 5 il fit élever à ses frais près de 5,000 enfants. Les Celles les abandonnaient au cours du Rhin ; s'ils surnageaient , ils étaient légitimes , sinon 1 épouse était condam- née comme adultère \ coutume qui a fait dire au spirituel philo- sophe Lamolhe-Levayer : « Nos Gaules sont bien différentes de ce qu'elles éiaient du temps de Julien , et que si le Rhin y sub- mergeait tous les bâtards , elles ne seraient pas si peuplées que noui les voyons. »
AppeMerez-vous ces peuples cruels , sauvages , barbares, mon frère? Mon Dieu ! ils avaient leurs systèmes comme nous avons les nôtres: ils croyaient humain de mettre un terme à la popula- tion , comme nous croyons humain de ne pas rarrèler. Platon, ce sage de la Grèce , n'a-t-il pas dit dans sa République qu'il ne fal- lait pas conserver les enfants des citoyens de moindre mérite ?
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Aristole , son disciple , le collecteur des lois de cent-cinquante peuples, n'approuve-t-il pas le meurtre des enfants dans certaines circonstances ? Aristote fut père pourtant, si Platon ne le fut pas. .Te vous cite des noms fameux, mon frère : ajoutez-y ceux de Tacite , de Sénèque , de Plutarque . qui naquit après J.-C, tous approbateurs des lois en faveur de l'infanticide. En viendrez-vous j^ croire que les anciens ne sont pas toujours des raisons à op- poser? Ils ont j)liis souvent chanté Tamoiir que la maternité, dont il n'est pas dit un mot dans Calulîe, Tihulle et Properce, ni même dans les satiriques latins, ces déclamateurs en toutes choses. C'est le christianisme....
— Là , je vous attends , mon frère. Je vous tiens !
— Quoi! vous m'attendez ! Eh bien !'Ie système cJiange .j'en conviens ; mais est-ce qu'une religion nouvelle se fonde sans ren- verser toutceque la précédente avait établi ? Comment réussirait- elle? Ne criez pas si fort à la morale avant de connaître les mo- tifs qui y poussent 5 d'ailleurs si Constantin défendit l'exposition des nouveau-nés , il autorisa l'esclavage des enfanls trouvés. Son humanité fut selon les temps ; !a nôtre est de circonstance. Saint Basile avait raison de crier contre la vente des enfants, et Cons- tantin n'avait peut-être pas tort de le permettre. Mettez saint Ba- sile à la place de Constantin et celui-ci à la place de celui-là . ils changeront peut être de langa>',e. Ne vou'i imaginez pas que le christianisme proclama d'abord des lois tout à fait contraires aux anciennes coutumes. Charlemagne déclara que les enfants exposés seraient esclaves de ceux qui en prendraient soin. N'appelons, mon frère, ni barbarie ni civilisjlion ce qui est un produit naturel des circonstances combinées avec l'âge des peuples. Humain k Paris vous eussiez été peut-être vous-même unanlhropophage au Japon.
— Allons ! vous voilà voltairien.
— Je suis mieux que cela , je suis historien. Je vous demande pardon en outre, mon frèi'e. de l'avantage que je prends sur vous dans ce moment-ci; la faute en est à vous. Vous avez provoqué le sujet, et il en est si souvent (juestion entre nous, que j'ai fini par le posséder , ainsi que je vous le prouve.
Je ne vous dirai pas , quoi(|ue je le sache, l'époque des divers établissements fondés pour les enfants trouvés sous linfluence du christianisme. Vous savez comme moi que l'Auiriche en a beau-
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coup ; que l'Espagne en compte soixante-sept , la Toscane douze , la Belgique dix-huit , et que la France n'en a pas moins de trois cent soixante-deux,
— Gloire immortelle à la France , mon cher Des Verriers.
— De quoi la glorifiez-vous ? de ce qu'elle a plus de hàtards que toutes les autres contrées de la terre? beau compliment!
— Ke serai-je pas fier de ce que mon pays leur a élevé plus d'a- siles que les autres?
— Permettez , mon beau-frère , et accordez-moi toute votre at- tention , je vous prie.
— Vous l'avez , Des Verriers.
— Les pays protestants n'ont pas d'hospices d'enfants trouvés , mais ils ont beaucoup de maisons d'orphelins , en revanche. Il en est ainsi en Angleterre.
— Et pourquoi cela , Des Verriers ?
— Pourquoi;* parce que l'État qui ouvre une maison aux enfants trouvés encourage les femmes à en procréer d'illégitimes presque sans remords. Elles sont sûres d'avance du berceau où elles dé- poseront leur fruit illicite. Les hospices sont une institution di- vine , si vous vûu'ez , mais ne sont-ils pas aussi des primes d'en- couragement offertes aux mauvaises mères? Pour un enfant qu'on sauve, n'encourage -l-on pas des milliers de mères à la corrup- tion la plus effrénée? Oui, mon cher Levert , à côté de ces mots gravés à la porte de ces sortes d'éiablissemenls : Hospice des eii' fants trouvés; on devrait écrire : Palais des femmes perdues.
Je termine, mon cher duc, mes affligeantes réflexions; mais sou- venez-vous que, de toutes les vertus, la plus difficile à exercer, c'est la charité.
— Je ne dis pas non , mon cher Des Verriers; mais en quoi, s'il n'en était ainsi, serait-il beau d'être charitable ?
— Ai-je du moins ébranlé votre résolution d'élever Socrate ?
— Elle est au contraire si ferme. Des Verriers, que les maîtres , puisqu'il faut des maîtres, hélas! destinés à mon fils ont été char- gés par moi d'aller donner les mêmes leçons à Socrate. Ce dernier n'aura pas, à la vérité, la ressource de l'émulation, mais il aura du moins celle d'une instruction distincte, exclusivement pour lui. De- main, les professeurs de langues, de dessin, d'escrime, de danse, de musique, commenceront l'éducation des deux élèves ; et nous verrons, mon fils le gentilhomme, si Dieu ne vous a pas créé plus
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riche pour que vous soyez meilleur; et vous, mon 'autre fils, l'enfant de la pliilanlliropie, s'il ne vous a pas placé sur mon pas- sage pour que vous soyez reconnsi«sant un jour envers Thuma- riilé de ce que je fais pour vous , au nom de mes semblables , au nom de l'humanité.
Le duc de Leverl se découvrit avec respect.
— Est-ce que vous me saluez, mon frère?
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Quelle séduction offerte à un écrivain d'imagination ! quel parti ne tirerait-il pas de ces deux existences si parallèles et si diffé- rentes ! Celle-ci dorée jusqu'au bout des ongles comme une sultane Validé le jour de son entrée au sérail; celle-là emprisonnée dans un hospice, liée à la chaîne des lois, qui ne se rompt jamais, ayant pour père le Code pénal. Comme une main ingénieuse lancerait, à travers le tourbillon des idées et des choses , ces deux enfants ! comme elle ferait une part singulière à chacun d'eux, et infligerait un démenti aux probabilités de leurs destinées , en se plaisant à montrer le noble , le riche , le puissant , incapable de soutenir la couronne de sa naissance ; et à montrer le bâtard , le réprouvé du monde, l'enfant de la Bourbe , au-dessus de son rival, supé- rieur à lui de toute la domination de la vertu sur le vice, de tout l'avantage du travail sur l'oisiveté , de toute Taulorilé du génie sur la médiocrité de l'esprit ! Ou bien ne lui serait-il pas loisible encore , au romancier , ce poêle de la foule , de tailler son marbre sur place , de peindre le noble dans toute l'exagération de sa va- leur personnelle, de l'opposer, comme une vérité consentie, au mensonge dégradant de la bâtardise, en élevant Washington sur le socle social , et en traînant à ses pieds Socrate, l'enfant sans nom?
Des deux côtés , il y a d'éblouissantes trames de paroles et d'images à dérouler ; mais ce n'est pas à nous qu'il convient d'hé- siter, parce que ce n'est pas à nous qu'il est permis de choisir. Des sillons sont tracés pour les pieds timides. Il n'y a que les ai- gles qui , avec leurs fortes ailes , puissent aller semer des graines fécondes à la cime des rochers. Pour parler plus humainement , nous nous sommes promis de traiter uu sujet peut-être bizarre
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dans un cadre commun , parce que cela convenait mieux à notre portée. Koiis avons, en oulre, em[)loyé lanl d'incidents vrais, que le paradoxe el les choses d'aventure auraient imprimé un dispa- rate mortel à noire récit.
^ Washinjïlon et Socrale commencèrent leurs éludes le même jour , tous les deux sachant déjà lire couramment, ce qui est le plus beau tiiomphe que l'enseignement puisse remporter sur Tin- telligence , et ce doiU il est le moins fi(;r. 11 n'y a que les entants et les professeurs qui mettent les difficultés de l'alphabet au-dessous des (lifficullés de Talgèbre et de la métaphysique.
Un collège retiouimé de Paris reçut Washington sur ses bancs et Socrate resta à soji hospice , où les maîtres choisis par le duc de Levert allèrent l'initier aux douceurs du rudunentet le faire pro- mener dans le Jardin des racines grecques.
Nous tromperions l'esprit de localité de notre lecteur , pour em- ployer une expression de la phrénologie, si nous omeitions de lui apprendre que Socraleétaitsortidel'iiospice des Enfants-Trouvés pour être conduit à l'hospice des Orphelins. Celle reclificalion en exige une aulre.
L'hosi)ice des En fants- Trouvés , ou de V Allaite^nent , ne garde les enfants que jusqu'à l'âge de deux ans ; passé cet âge, il les verse dans l'hospice des Orphelins , silué rue du Faubourg Saint-Anloine , 124-11^6. Le transvasement s'opère ainsi. Chaque année, à pareil jour, on fait avancer à la porte des Enfants-Trou- vés une voilure couverte, semblable en tout , sauf quehjues ou- vertures latérales, au panier à salade dans lequel on transporte au Palais de Justice les prisonniers des différentes maisons de détention de Paris. Ensuite un appel a lieu , et des chiffres répon- dent; car, devant la charité légale, il n'y a pas de nom, pas de famille , pas de religion, ])as de pays. Le fou de la Salpélrière a un numéro ; le malade de l'Hôtel-Dieu a un numéro ; le prisonnier à la Conciergerie, un numéro; le bâtard un numéro, cela est triste, mais ceia est hautement philosophique.
Aussi l'histoire de ces maisons se résume en chiffres. A l'hos- pice des Enfants-Trouvés, par exemple, les nourrices sont numé- rotées, les salles numérotées, jusqu'aux pauvres petits enfants qui portent autour du poignet \\m bande de toile blanche noircie (.Vun numéro, hélas ! toujours bien élevé. C'est de la besogne loulu tdihéc pour la statislique, qui a énuméré avec une exacli-
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tilde triorapliante que la totalité des enfants exposés depuis 1741 jusqu'en 1790 a été de 200,465. C'est par année moyenne 5,209 à 2.510 enfants.
Depuis et compris 1789 jusqu'en 1815, 109.050 enfanis sont entrés à lMiosi»ice ; el il en est mort dans l'intérieur ô'J.ôjO, c, qui donne anné;-' moyenne 4,580 enfanis reçus et 1,572 morts.
Enfin, au jour venu de les changer d'hospice, les enfants dont les numéros soiit révolus, descendent à la chapelle, entendent la messe el saluent, avant de partir, la statue de saint Vincent de Paule. Il est là à l'entrée, mettant un enfant sur son bras droit, en cachant un autre sous son manteau, près d'(n ramasser un antre couché dans la neijïe. Personne ne saura jamais si celle statue (1) esl hien ou mal exécutée. Comment le savoir? on a les yeux couverts de larmes en essayant de contempler cet homme, si ce fut un homme, dont la tendresse a élevé ce |)alais aux en- funts perdus, et dont le doigt a tracé ces mots sublimes au seuil de l'hosjtice :
Mon père et ma mère vi'oîit abandonné, mats le Seigneur a eu pitié de moi.
Par un privilt'-ge accordé à 31. le duc de Leverl, Socrale avait cinq ans lorsqu'en 1818 il quitta l'hospice des Enfants-Trouvés. Cette prolongation de séjour entrait dans le plan d'éducation qu'on lui réservait.
Appelé par son numéro (el Dieu sait quel numéro chargé de zéros il avait ! ) il descendit avec ses compagnons de voyage, em- brassé par les bonnes sœurs de l'hospice , divines mères tontes pieinesd'amonrpour lesenfanlsdes autres, pour desenfanis qu'on leur emporte à i\tiu\ ans, <[iiand ils commencent à articuler : ma- man! — Je me trompe : ce mot céleste, et il faut que les mères le sachent, est interdit aux hospices. On le raie du cœur et des lè- vres des enfanis comme un premier châtiment mlligé à celles qui leur ont donné le jour. Les sœurs sont appelées par les enfants ; ma tante.
Socrale. qui avait cinq ans alors, qui était un homme à côté des autres enfants, fut accompagné d'une foule de douceurs jusqu'à la porte de l'hospice; une sœur lui glissa une pièce de quarante
(Ij On la dil, du rcsle, admirable : clic tsl df Stouf. Louis .Wl eu commanda l'cxtculiou tii 1789.
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sous dans la main; une autre sœur lui enfonça dans la poche un de ces énormes morceaux de gâteau de Nanterre qu'on vend à la porte du Luxembourg ; la supérieure était placée à la croisée pour le voir partir; et meneurs, berceuses, nourrices, employés, cui- siniers, laitières, faisaient galerie à notre héros. On savait, ce n'é- lait un secret pour personne, qu'un grand personnage lé proté- geait. Le romanesque plaît partout.
Cependant, il fallut monter dans le fourgon avec les autres. Socrate s'exécuta ; mais il retourna encore une fois sa petite lète pour regarder derrière lui la belle maison où il avait si bien mangé, bu de si bon lait en tous temps et eu si chaud l'hiver. De sa place, il n'aperçut au fond de la cour en roulant vers le bas de la rue d'Enfr^r que la statue de Saint Vincent- de-Paule qui lui souriait. — Socrate mordit alors en plein dans le gâteau de iSanterre.
Il longea le Luxembourg, parcourut le faubourg Saint Germain, les quais, remonta la rue Saint-Antoin?, coupa les boulevarts à la Bastille , s'enfonça dans le faubourg, trajet qui eûl été fort bril- lant pour tout autre que lui, qui ne voyait ni ciel ni terre, ayant à peine assez d'air pour respirer.
Enfin le fourgon passa sous les deux grilles de l'hospice des Orphelins, et Socrate fut délivré ; il mit pied à terre à la porte d'un bâtiment beaucoup jjIus vaste que celui qu'il avait quitté. Quoique la faculté des comparaisons ne fût pas encore très-déve- loppée chez lui, il fut frappé cependant de la ressemblance de son nouveau séjour avec l'ancien. Son jugement ne le trompait pas. Est-ce une prévention? est-ce une impression produite par un fait positif? mais les hospices, ainsi que les prisons, ont une figure particulière , un jour distinct, plus jaune ou plus pâle, les enve- loppe. Les maisons, ce qui est incontestable, ont une haleine ;* les hospices ont l'haleine forte.
L'entrée de Socrate causa d'autant moins de sensation, qu'elle avait lieu un jour qui coïncidait dans l'hospice avec un événement grave pour lesjeiuies locataires. Un cinqième, peut-être une plus large fraction des enfants trouvés, ayant atteint leur onzième année, était sur le point de quitter la maison, ainsi que les règle- ments le portent, pour em;)rasser une profession. Les chefs de différents métiers, par arrangement pris avec les administrateurs de riiospice, attendaient dans une jurande pièce qu'on leur livrât
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des apprentis. Là étaient réunis des maçons limousins, des tail- leurs allemands, des cordonniers auvergnats, des charpentiers picards, des charrons, des peintres, des corroyeurs, tous sordi- dement avides d'emporter de la chair d'apprenti au-dessous du cours, à bon marché.
On n'a pas oublié, pour rappeler en courant une circonstance antérieure, que le duc de Levert avait prié son ami M. W'olf, le phrénologisle, d'aller examiner à l'hospice le crâne de Socrate. Cetle inspection physiologique était de rigueur, selon M. le duc, avant qu'il ne fût donné aucune direction sérieuse à l'esprit de son protégé. Officieux comme un Allemand, et curieux comme un phrénologisle, M. Wolf s'était rendu en hàie à VHospice des Orphelins où il avait trouvé Socrate, et où le hasard devait le rendre témoin d'une scène bien pénible pour sa foi en la doc- trine de Gall.
La distribution des apprentis commence.
Un teinturier se présente et réclame celui qu'il a acheté pour cinq ans ; M. Wolf aperçoit alors la tète d'enfant la plus remar- quable. Au sommet de l'oreille de cet enfant qu'il embrasse, il sent sous sa main la saillie si rare de la Secrétivité, source de l'art d'imitation, organe du grand comédien, celui auquel Talma obéissait en frémissant sans s'en douter. Et cet enfant va élre livré à un teinturier, livré à un barbouilleur de calicots I Le successeur promis à Baron, à Kean, à Talma, l'émule du tendre et éner- gique Bocage, fera bouillir dès le point du jour du campèche dans un chaudron, et aura toute sa vie les mains bleuei, les on- gles garances ! Wolf sentit une larme scientifique rouler entre ses j)aupières.
li\ autre enfant fut cédé à un maçon; celui-là avait l'Idéalilé si prononcée, qu'on en apercevait l'aspérité osseuse sous ses cheveux blonds. Cet organe était celui de Raphaël, de Wordsworlh , du Tasse, de Shakespeare et de Racine. Pauvre enfant 1 naitre poète suhhme et bâtir des tuyaux de cheminée !
Quand donc, se dit avec douleur le bon Allemand, les gouver- nants s'occuperont-ils, au moyen de la pbrénologie, de mettre en harmonie les instincts des hommes avec les professions sociales? qu'on s'étonne, ajuuta-t-il, des i évolutions après ces absurdes ac- couplements d'un potte et d'une truelle, d'un comédien et d'un sac d'indigo î
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Indiiîné jusqu'au fond de l'âme, le phrénologiste Wolf se retira après avoir encore vu un enfant doué du sentiment du plaisant, comme Sterne et Voltaire, disputé par un charron et un coiroyeur j et un autre enfant chargé au sommet de la lèie de la noble sail- lie de la vénération, organe de saint Augustin, abandonné à un serrurier. Ainsi, s'écria M. Wolf, le nouveau Sterne tannera des beaux de bœuf, et un autre saint Augustin forgera des serrures. Admirable société! Il passa eiisuiledans une autre |)ièce, où il fit siu' la lèle de Socrale les remarques peu avanlageuses dont il a été précédemment question eiilre le duc de Levert et son beau-frère.
Nous laisserons s'installer dans son hospices des Orjjhelins notre illégitime héros ; la suite de son histoire nous apprendra s'il donna un noble démenti aux prédictions de la pbrénologie.
IX.
L'abbé Ronsin ne joue pas un très-grand rôle dans cette his- toire; il y paraît de loin en loin, à la suite de madame la duchesse, et sur un plan éloigné. Venu de la province, et de quelle pro- vince! au collège de Saint-Sulpice , il fut recommandé i)ar un chanoine de Saint-Denis à M"'*' de Levert, lorsqu'elle cherchait à se recommander par un entourage tout-à-fait édifiant. Elle eût peuf-ètre fait un meilleur choix si un choix avait été possible alorsj mais les plus tins, les plus soyeux abbés avaient été accaparés depuis longtemps. Non que l'abbé Konsin fût complètement indigne d'être poussé dans le monde, et déshonorât une protection comme celle de madame la duchesse, mais outre qu'il était né ù Carpen- tras, il était si épais, son extraction était si grossière, ses yeux étaient si insolemment noirs, ses cheveux si bouclés et ses mollets si forts, qu'on ne consentait pas à lui reconnaître, et c'était une injustice au fond, des connaissances vastes et très-variées. Certai- nement il y avait peu d'hommes de son âge, même parmi le clergé, aussi versés que lui dans l'histoire et dans la philosophie, mais il était né ci Carpenlras. Sa conversation était instructive à écouter ; elle n'était ni sans abondance ni (juchiuefois sans une certaine teinte d'esprit ; mais c'est ici qu'il faut répéter ; Il était né à Car- penlras! Son accent qui roulait des montagnes de gravier, et l'on ne sait quoi encore, ébréchait les oreilles les plus aguerries,
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et Paverlissait qu'il ne ferait jamais son cliomin dans le monde. C'est à cause de cet accent déplorable que madame la duchesse l'avait eu à si bon marché, et qu'elle en abusait si cruellement, quoi qu'il lui rapportât une immense considération dans les sa- lons de l'époque. C'était une raine d'or natif. Encore ijînorantdes profits qu'il attirait à autrui, il s'estimait trop heureux d'avoir une ample redingote noire en beau drap de Sedan à chaque sai- son, de réaliser deux excellents repas par jour, et d'avoir en per- spective le i)réceplorat du fils de la duchesse. Aussi Dieu sait les vœux qu'il formait lorsqu'elle était enceinte, pour qu'elle accouchât d'un fils. Le Sauveur du monde fut sans doute plus prédit, mais il ne fut pas plus souhaité. Tous les cardinaux avaient débuté par (Hre évèque ; et il était |)eu d'évèques qui n'eussent commencé leur carrière par être précepteur dans quelque illustre famille, à partir de Bossuet et de Fénélon, ce que se disait tous les soirs l'abbé Ronsin en s'enfonçant dans de beaux di aps dont la finesse n'avait jamais été comme des sommités ecclésiastiques de Carpen'.ras, ni même de l'évèque de yaison. Les vœux de son ambition s'étaient accomplis au-delà de ses espérances du jour où un fils était né à madame la duchesse, et de cet autre jour, non moins ineffaçable dans sa mémoire reconnaissante, où elle lui avait promis de le faire nommer aumônier du couvenl des Irlandaise». Ces riches avantages déjA obtenus à l'aidti de Dieu , et beaucoup d'autres près de les suivre, compensaient avec largesse les ennuis d'avoir h lépondre ù chaque instant aux questions universelles de sa puis- sante protectrice, qui, on l'a vu, non contente de le posséder à litre d'homme d'Éîjiise, l'utilisait encore comme un recueil por- tatif, comme une encyclopédie de voya-je : l'abbé était la mémoire des choses qu'elle avait oubliées ou qu'elle n'avait jamais sues. Attentif à la moindre hésitilion intellectuelle de la duchesse, il fallait qu'il lui souflljt sur le-champ, et sans qu'on s'en aperçût, le mot perdu, la ciiaiion ignorée, la date elîacée, l'article de la loi religieuse ou politique dont l'assertion qu'elle émettait avait besoin; trop heureux quand sa mémoire, prise au dépourvu, n'é- tait pas dans la nécessilé d'inventer une date ou d'improviser une citation de Cicéron ou de saint Augustin. A cela près, il était plus libre (pie liossuet. préce[)leur autrefois comme lui. sans être obligé comme Bossueldeservird'inlennédiairega'ant entre Louis XIV et M""^ de La Vallière,
» a.
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Ce fut un beau jour pour l'abbé Ronsin , pour M'^e la duchesse de Levert eL pour la monarchie , celui où les portes du vieux couvent des Irlandaises roulèrent sur leurs gonds, rouilles depuis des années, et virent passer, comme au temps de Louis XIV, d'abord une supérieure du couvent des Irlandaises 5 une supé- rieure ! titre tout-à-fail neuf, malgré les velléités religieuses de l'empire ; à côté de la sui)érieure, M. l'archevêque de Paris venu tout exprès pour bénir la maison; après la supérieure, M. l'au- mônier des Irlandaises, Tabbé Ronsin, marchant auprès de la prolecirice de la fondation, Ai'"'^ la duchesse de Levert ; et enfin, ce qu'il aurait fallu dire d'abord comme le plus essenliel, trente Irlandaises, arrivées saines et sauves de différents cantons de la verte £rinn , trente Irlandaises véritables, plus vériiables que les ambassadeurs de Siam arrivés en France sous Louis XIV, les- quels furent véhémentement soupçonnés d'être venus du pays d'Aulnis par le coche.
Ces jeunes filles portaient sur leurs visages, éclatants de beauté, l'empreinte de tristesse particulière à leur nation. S'il est vrai , comme les philosophes l'attestent, qu'il existe un lien si continu de parenté entre tous les êtres, et des analogies si vraies dans la grande famille humaine , que les climats où les étoiles pétillent comme des étincelles et où les fruits ont des saveurs enivrantes, produisent des femmes semblables à ces fi uits et à ces étoiles , si dans l'immense consanguinité de la terre et du ciel rien n'eu brise l'harmonie, les femmes du îNord rappellent les aurores bo- réales et les neiges qu'elles illuminent. Leur sang est silencieux et pur comme un lac glacé. Sur le vaste front des Irlandaises , la foi ne dessinerait point ces nimbes lumineuses, cette couronne de lumière que portent les vierges de l'Orient dans les tableaux anciens; elle arrondirait plutôt l'anneau du cercle polaire. Elles cachent sous leurs arcades pensives des yeux méfiants comme l'esclavage et doux comme la misère. On dirait que quelque effroi héréditaire est passé de mère en fille dans leur regard, qui a bien plus le reflet de l'émeraude que celui du ciel. La verte Erinn ne ment pas en elles : c'est dans leurs yeux, perles de la mer, que rayonne toute leur histoire, leur origine sauvage, le fanatisme de leur père, leur humiliation tière. De courts cheveux bouclés pleuvent, blonds ou noirs, autour de leur tête , efileurent leur cou , et s'en vont au vent quand elles marchent. Enfin la beauté,
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l'intelligence et la pauvreté ne prendraient pas de type plus ex- pressif si elles avaient à se personnifier sur la terre.
Ce fut un coup d'œil d'une sérénité céleste. Au bruit de l'orgue, entre des nua,^es d'encens , à la lueur des bougiez, qui répan- daient celle odeur solennelle perdue pour les théâtres, les jeunes filles ulandai^es circulèrent processionnellernentdansla chapelle, et, blanches de vêlements et de visage, les juues animées d'un rose tendre, comme fait un coucher de soleil sur la neige, elles allèrent se placer au pied de la chaire. Un prêtre de leur nation y monta. Pendant dix minutes seulement, il les entretint en an- glais et les fit pleurer, à la stupéfaction de VaUhé Ronsin . qui n'aurait jamais cru possible d'attendrir un auditoire en moins de quatre heures, et sans avoir recours aux citations.
La cérémonie fut digne de la fondation : il y eut discours d'ou- verture , cantiques d'inauguration, remerciements au roi . béné- dictions à lÉternel , qui permettait que de saintes filles fussent arrachées aux griffes de Timpicté anglaise, la plus farouche des impiétés, et accourussent en France s'instruire de leur salut. Le salut opérait déjà sur les Irlandaises, car on leur avait donné des robes , des bas et des souliers, choses dont la foi se passe , mais qu'elle ne fournil pas eji Irlande.
Une fois en parfaite odeur de piété aux yeux du monde , ma- dame la duchesse se mit en mesure de résumer sur la tête de son fils les grands biens qu'elle Copérait de son actif dévouement. Pour cela , elle songea à le rendre un gentilhomme accompli, un modèle de ces fines manières dont la France de 1818 avait perdu l'usage depuis la révolution. Les faveurs de la cour ne devaient pas s'ailresser à un sujet sans mérite. Le premier mérite , aux yeux de madame la duchesse, consistait dans le talent de paraîli-c avec distinction au lever du roi , de figurer au milieu d'un cercle avec aisance, et surtout de porter l'halnt en honnne qui sait ce qu'il vaut. Louis, car elle n'appelail jamais son fils, nous l'avons dit , du nom de AVashington, alait recevoir des leçons de cet art qui a élevé si haut la France , depuis Louis XIV, dans l'estime des nations, art que nous avons j>ertectionné avec une louable opi- niâtreté, tandis que l'Angieteire triplait sa marine et réalisait la conquête des Deux-Indes - un art qui n^us a consolés des cnmes de la révolution et des débasiresde l'empire, l'art de danser. Je De raille pas : ouvrez l'histoire, ouvrez la meiileiue histoire, te
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Mo7iiteur ; vous y lirez, selon les époques de sa véridique ré- daclioM : « Enfin le 9 thermidor nous a purgés de la présence des tyrans! La joie française est revenue; des bals se sont ouverts au profil dfs viclimes. » Il n'y a que la France pour ima^jiner celle-là : Danser au profit des victimes ! Lisez encore le Mo- niteur : a Le 18 brumaire a sauvé la France du Tignoble despo- tisme de quelques proconsuls. La gaieté française renaît de toutes |)arts. Déjà des bals s'organisent au profit des vic- times! » El en 1814: "L'ogre corse est terrassé; les Buurbons sont remontés sur le trône de leurs pères. Que les cœurs resj)!- rent la joie ! On dansera dimanche à Tivoli au profit des vic- times, «
Chacun sait que, lorsque la Bastille eut été détruite, on écrivit à un pott^au, sur l'emplacement iiive'é : Ici l'on danse! Douze siècles d'esclavage aboutissaient là. Que les étrangers nous jugent bien! Dans Shakespeare et dans Hogarth la France est toujours personnifiée sous les irailsd'un danseur, frcnch dancer, ou d'un perruquier. La parodie anglaise est amère , mais elle est juste.
Rentrons dans noire histoire.
Un être hideux, comme le sont à peu près tous les professeurs de danse, se présenta pour ployer les membres du jeune Washing- ton. Comme cet homme était voûté en virgule, il exigea que son élève se tînt droit comme un if; comaie il avait un ]jied de bœuf, animal dont il avait la lourdeur, il imposa l'ohligalion à son élève d'avoir un petit pied et d'être léger comme une plume. Quand il lui eut brisé les oiteils , pétri les genoux , contourné la cheville, il en résulta qu'il eut un peu moins de grâce qu'auparavant ; mais il savait danser selon les règles, et il possédait, en outre, deux ou trois danses de caractère. En réalité, jamais enfant n'a- vait a|)pris à danser en aussi peu de temps. On convient cepen- dant que son maître était le plus fameux de l'éiioipie : les pen- sionnats de demoiselles se le disputaient ; car, et les étrangers ne le savent peut-être pas, ce sont des hommes qui, en France, prennent les demoiselles par la taille, les pressent sur eux, ap- pliquent leurs genoux contre leurs genoux, et leur disent ensuite visage à visage : Pliez-vous. Je parlerai plus loin des professeurs de musique. Mais les uns et les autres, professeurs de danse ou (le musique , ne sont que des corrupteurs à ô francs le cachet.
En Angleterre, un professeur est le premier domestique de la
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maison; en Allemagne, il e$! ordinairement l'ami du miître; en France, et particnlièrcment à Paris, un professeur est Tamanl de )a mère de l'élève, ou celui de l'élève, quand il n'est pas l'amant de l'une et de l'autre.
On a remarqué encore que Paris élaitla ville d'Europe où les perruquiers et les professeur» enlevaiinit le plus de femmes.
Sachant combien les enfants aiment qu'on leur fasse des his- toires, le duc de Levert lisait ou racontait à son fils chaque soir, à la veillée, la vie de quelque immortel adolescent. L'uu avait montré une si profonde discrétion chez les Romains, qu'ayant élé interrogé un jour par sa mère sur une séance fort impor- tante du sénat, il répondit, le sublime petit menteur, qu'il y avait été question de savoir s'il était plus naturel d'accoider plusieurs maris à une seule femme, que plusieurs femm( s à un seul mari. L'autre, pour arracher son père à la misère, s'était vendu comme esclave à un corsaire barbaresque. L'autre avait résolu, à l'âge de six ans, toutes les propositions d'Euclide (parmi les- quelles il en est d'insolubles). Celui-ci, honneur de la Hollande, ayant remarqué que, par un trou qui s'était fait à la digue d'une écluse, l'eau s'ouvrait un passage, et inonderait bientôt tout le l)ays, s'appuya fortement contre la tissure, et attendit tout un jour, dans cette posture, que quelque passant le vît et allât cher- cher du secours. Celui-là avait sauvé à la nage un enfant plus âgé que lui.
Ces touchantes anecdotes étaient bien choisies ; malheureuse- ment AVashington leur préférait , comme tous les enfants , les histoires de nains qui avalent des géants , les prestiges de la fée Carabosse, les aventures d'un balai de crin changé en reine du Mogol, et tous ces ravissants mensonges créés autrefois, au temps où la France avait des loisirs d'or à dépenser sous les vastes manteaux des cheminées de châteaux. Les histoires d'enfants su- blimes tuaient Washington d"ennui.
Le lendemain d'un jour qu'il avait passé à écouter la vie d'un enfant qui avait vendu ses habits de fête pour nourrir un men- diant aveugle, on déposa auprès de son lit, par ordre de son père, un superbe costume oriental brodé de perles. Le duc avait eu soin, quelques jours auparavant, de placer sur le chemin de s(m fils un vieillard, qui lui avait demandé, ù plusieurs reprises, «les secours de première nécessité.
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— Que je serais fier, se disait le duc, si, devinant mes inten- tions , mon fils avait donné cet habit au mendiant ! Comme je bénirais sa générosité! Comme l'apologue aurait porté ses fruits !
Il s'enlhousiasmait à ces images , quand M^^^ la duchesse le pria de descendre au salon, où les habitués de ses soirées étaient réunis.
— On veut me rendre témoin du récit public de raclion de mon fils : allons.
Il descendit au salon.
— Vous êtes un homme de tact! s'écria M'»e la duchesse à son mari. Mais qui donc vous avait prévenu ? N'importe ; c'est fort bien : c'est d'un père de goût j aussi, vous allez avoir votre ré- compense. Paraissez, Louis , devant tout le monde : remerciez votre père de sa galanterie.
Un air de musique se fit entendre.
Et Washington , costumé en Turc , vêtu de l'habit oriental destiné au mendiant, se place au milieu du salon et se met à danser.
Pâlissant, rougissant, le duc demande ce que cela veut dire.
— Cela veut dire que noire tils , mon cher duc , danse devant vous une pyrrhique ; lui aviez-vous fourni ce costume dans une autre intention ?
— Dans une autre intention ! murmura le duc , consterné de la pyrrhique. Ce que vous faites de mon fils , madame ! I Ce fut là tout ce qu'il osa murmurer en se retirant.
Du reste , Washington s'acquitta de la pyrrhique en vrai Grec, gambadant , tournant , et lançant des fleurs à la compagnie. II fut admirable.
— M. l'abbé , demanda à haute voix la duchesse quand son fils eut terminé sa dasise , quels étaient les princes qui , chez les an- ciens, avaient la meilleure mine en dansant?
— Madame la duchesse répondit l'abbé : Ochoréus, au dire de Strabon , dansait l'éthiopienne à ravir ; Alcibiade , chez les Grecs, n'avait pas d'égal dans la corinthienne j Charles VII était le plus beau danseur de sa cou^; Louis XIV conquit tous les suffrages dans le ballet composé par le sieur de Benserade à l'occasion des fêtes de Versailles.
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De fâcheuses vérités se manifestèrent bientôt à la sollicitude de notre philanthrope. Il lui fui démontré, sous le poignard de l'évi- dence , que ses tentatives d'éducation n'avaient pas plus réussi jusqu'ici sur le caractère de l'un des deux enfants que sur le caractère de l'autre, tandis qu'il resta convaincu , au contraire, que les leçons de la plus ignoble routine avaient obtenu d'eux ses conséquences ordinaires. Malgré ses défaites , il convenait que Socrate et Washington avaient parfaitement ai>pris à lire par le B — A BA . et avaient acquis en peu de temps une charmante écriture à force de tracer des bâtons. Cependant sa chute n'était pas sans murmure. Quand il serait vrai, se disait-il que le vieux monde est incapable de se passer de ces grossiers errements pour sortir des langes des premiers âges , que prouverait cela contre la culture des auires âges bien plu