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ÉTUDES FRANCISCAINES

ÉTUDES FRANCISCAINES

PUBLIÉES PAR DES RELIGIEUX

DE L'ORDRE DES FRÈRES MINEURS CAPUCINS

REVUE MENSUELLE Paraissant le 135 de chaque mots

TOME VIII. JUILLET-DÉCEMBRE 1902

PARIS ŒUVRE DE SAINTF-RANÇOIS D'ASSISE D, RUE DE LA SANTÉ, 5. (x111° ARRONDISSEMENT).

1902

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(/ 952)

SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS !

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LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ

La misère a toujours existé sur tette terre. On entrevit son spectre hideux à toutes les époques de notre histoire na- tionale : ici au lendemain d'une guerre barbare qui dévaste les campagnes, ailleurs à l’occasion d'une maladie conta- gieuse, plus loin après une disette inattendue. A quelque page qu'il entr'ouvre nos chroniques, l'historien découvre le spectacle de la pauvreté ; dans les villes il s'arrête devant les « cours des miracles » repaire fermé des truands et des estropiés ; sur les chemins mal tracés des campagnes, il voit passer des armées de gueux; à la porte des nombreux monas- tères, il assiste aux distributions quotidiennes de nourriture ; un peu partout il rencontre ces fondations étces œuvtes cha-- ritables, qui toujours sont les indices de l'indigenre mal: heureuse et secourue.

[Il semble cependant que le royaume de la misère ait vure- culer ses frontières depuis l'avènement de la grande indus- trie. On le répète à l'envi : le régime moderne du travail en- gendre une nouvelle forme de la pauvreté que nos pères ne connaissaient point, le paupérisme. Et sous ce nom, le socio- logue dénonce « une indigence générale, incurable, héré- ditaire » de la classe ouvrière, véritable maladie qui se pro- page et se perpétue suivant une loi fatale : « le riche toujours plus riche, le pauvre toujours plus pauvre. »

Sur ce thème fécond, les socialistes brodent les plus noirs tableaux. S'ilestnécessaire de faire leur part aux exagérations qui accentuent plus qu’il ne convient ces descriptions de la misère, du moins faut-il reconnaître que l’agglomération des ouvriers dans les faubourgs de nos villes en a rendu Île spectacle plus frappant. Les hommes les plus optimistes

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ë LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ

sont eux-mèmes troublés et inquiets, lorsqu'ils prètent

l'oreille aux vents Qui passent sur les fronts des villes ouvrières Et ramassent au vol comme flots de poussières Les cris humains qui montent de leurs flancs (1).

Personne ne conteste donc l'existence du mal, mais les esprits se divisent quand il s'agit d'en préciser les causes et d’en indiquer les remèdes. Rien d'étonnant ; car la ques- tion est délicate et complexe et passionnante. Si généralement on l’aborde avec un cœur généreux, on n'y apporte pas toujours un esprit libre de préjugés ; plusieurs se laissent éblouir par les premières vérités découvertes et pour n'avoir envisagé qu’un côté du problème donnent une solution né- cessairement incomplète et facilement dangereuse, si elle est exclusive; d’autres, enfin, veulent sortir promptement du domaine de la théorie et travailler sur le domaine pratique, mais ils vont trop vite et oublient que la thérapeutique so- ciale est essentiellement lente, qu'elle refait les organes et les transforme sans avoir jamais recours à l'amputation violente dont les effets sont presque toujours mortels.

Peut-être faudrait-il attribuer à ces états psychologiques

le dédain que nos docteurs ès-sciences sociales professent à l'endroit de la charité. A les entendre, la charité est un remède absolument inefficace. On avoue qu'aux siècles passés grande fut son influence et nombreux ses bienfaits, mais on affirme qu'aujourd'hui son rôle est nul. Elle doit céder la place à la justice, plus spécialement à la justice so- ciale, qui seule présente le remède vraiment approprié aux maux de la société moderne.

Au risque de paraître « vieux jeu » ou « libéral » (les deux mots, grâce à la souplesse de la langue française, ont ici le mème sens) j'ose croire que le rôle social de la charité n'est pas encore terminé, mais qu'il doit seulement se manifester sous des formes nouvelles.

(1) Barbier, Zambes,

LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 7

LA QUESTION DE PRINCIPE

Ï

Malgré les merveilles qu'elle enfante chaque jour, la charité est donc en défaveur auprès de nos contemporains. Ouvrez un livre de philosophie bien moderne, un traité de sociologie, un manuel d'économie politique, feuilletez les revues et les journaux, que la presse jette chaque matin sur nos tables de travail, rarement vous aurez la surprise de. rencontrer l'éloge de la charité et de son rôle social. De ci de là, vous trouverez au contraire le trait qui la dédaigne, la méprise ou l'attaque. On invoque contre elle les raisons les plus diverses : c'est tout d'abord une raison philosophique.

Depuis la grande Révolution, nos lecteurs n’en sauraient douter, la pensée humaine a des exigences nouvelles. Tout date de cette époque célèbre, el rien dans l’ère moderne ne doit ressembler à ce qui fut dans.le monde antique. Aussi notre siècle garde-t-1il rancune à la vieille société et à l’Eglise. À la foi, jl oppose les droits de la raison ; à la morale unique de nos pères, plusieurs morales modernes ; aux doctrines sociales du passé, des théories nées d’hier et que l'on croit pleines d'avenir. Notre siècle combat l'Eglise, et, comme la charité est une pratique presque exclusivement chrétienne, il dit anathème à Ja charité.

Cet anathème, cependant, ne supprime point les pauvres. Faut-il donc les abandonner et les laisser mourir d’inanition ?. Herbert Spencer en avait bien donné le conseil, lorsqu'il célébrait, dans « cette poussée des forts qui met de côté les faibles, le résultat d’une loi éclairée et bienfaisante ; » mais H. Spencer ne fut pas écouté de ce côté du détroit. Les ri- gueurs de la sélection naturelle choquaient un peu l'esprit français et tout le monde admet encore la nécessité sociale de secourir les malheureux. De la charité, néanmoins, on ne voulait plus prononcer le nom : il était nécessaire de lui chercher des équivalents. Et on dût choisir, car ils venaient en foule.

On s'arrêta d’abord à la bienfaisance : c'était un emprunt

8 LE ROLE SOCIAL DS LA CHARITÉ

au XVIII: siècle, le siècle des âmes sensibles et des termes humanitaires. À plusieurs l'expression parut terne, sans relief ni couleur : ils lui substituèrent celle de philanthropie, qui semblait plus noble et plus digne et n'était que plus pédante. Vers 1830 les Saint-Simoniens mirent en honneur la fraternité} pendant le règne très court de Bazard-Enfantin le Père ent deux personnes, on vient dans la « Famille » sous l'empire de cette idée mal définie. Plus tard, lorsque brillèrent les beaux joufs de la philosophie positiviste, d’illustres sa- vants préchèrent d’ailleurs sans succès la doctrine de l’al- truisme : le mot était encore plus dur que la vertu nouvelle ne semblait austère, et il disparut aptès avoir connu, pendañit quelques jours, les faveurs de la mode. Aujourd’hui, philo- sophes et sociologues s'arrêtent de préférence à l'expression de solidarité. |

C'est un mot cher aux évolutionnistes. Ils ont, depuis longtemps, découvert la solidarité psycholôgique, en vertu de laquelle la volonté humaine obéit toujours fatalement à force des idées ; ils parlent de solidarité morale pour faire comptendre aux ignotratits que l'instinct moral n’est tien autte que « la force collective, eminagasitée dans l'individu, « formée des impressions de plaisir, des expériences d'utilité « et des aspiratioris idéalistes, accumulées pat l'habitude, « transmises de génération en génération et lénterment mo- difiées par les modifications correspondantes du milieu (1).» Les sociologues s’approprient ce langage philosophique.

Dans la société, ils he voient qu'un orgañismé compliqué l'individu tient la place d’une molécule vivante, soumise en tout à l'influence des molécules voisines et à la direction de l'État qui est le cœur, le cerveau, la pensée, la volonté du cotps social, À l'Etat d'assurer à chacun le travail fémunèta- teur et fécond, la subsistance quotidienne, le secours héces- sdire aux heures de la pauvreté et de la misère. Toute rie chesse est sociale avant d’être individuelle. Si quelque cél- lule grand corps occupe une situation privilégiée, Le sang, c est-à-dire la richesse, coule abondant, elle en estre- devabhle à la société entière. Elle ne saurait donc drainer à

(1) Fouillée, Critique drs systèmes de morale.

LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 9

son ptofit le superflu qui est la part de la communauté. Dès lots, pour l'Etat, le droit et le devoir d'intervenir afin de re- verser sur cotps social et sur les moins fortunés les excès de la richesse individuelle. Et par excès on entend tout ce qui détruit l'équilibre de l'égalité commune. Ainsi, d’après ces sociologues, utie chaîne mystérieuse unit tout homme à soft milieu social, le rend débiteur de tous les bienfaits, de toutés les bontes influences, de tous lés succès dont ilse réjouit, et cette chaîne s'appelle solidarité sociale.

‘Avec elle plus n’est besoin de la charité antique. La justice sociale, détérminée et appliquée par l'Etat, suffit toute seule. On en réclame le règne avec achatnement et on espéré l'obte- nit de la bienveillance d'un gouvernement jacobin. C'est ne solution bien francaise à la question sociale.

Aussi l'expression de « solidarité » devient-elle à la mode. Non seulement élle court les livres et les articlés des spé- cialistes, mais la littérature oflicielle lui fait gracieux accueil. À l'inauguration de l'Exposition universelle de 1900, M. le Président de la République a célébré la solidarité humaine et son Ministre du commerce a continué le dithyrambe sur même ton ; assurément mot a un brillant avenir : son otigine etses commencements sont illuminés de tant lu- mtière! Finira-t«il par éclipser l'éclat de la charité? Je ne le saurais dire, mais la doctrine de la charité voit ses ad- versafres se iultiplier chaque jour. Après lés sociologues philosophes (1), les collectivistes militants.

Il

Les doctrines collectivistes et les doctrines solidaristes forment bloc, et la charité condamnée au nom de celles-ci devait l'êétré au nom de celles-là. Et de fait, dans tous les rangs de l’armée collectiviste, les cœurs se soulèvent de dé- goût, au seul nom de « cette pourriture chrétienne qui mai- « tient l'injustice et perpétue la misère en feignant d'y remé-

(1) Parmi les principaux adhérents de cette doctrine, citons : Léon Bour- geois, La Solidarité ; Secrétan, Civilisation et croyanre ; Durckhein. La Di- vision du travail, Fouillée, passim : Guyau, passim. |

10 | LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ

« dier. » (1) Ce qu’on demande, .en démocratie, c'est la justice et non la charité. Cet appel à la justice sociale résonne, comme la trompette du jugement dernier, terrible et mena- cante, à travers toutes les productions des écrivains socia- listes.

Tous les organes du parti, depuis l’humble feuille locale, qui emprunte aux ouvriers leur patois, leurs expressions crues et parfois leurs injures, jusqu'au journal aristocratique des socialistes de salon, dénoncent l'iniquité capitaliste. On supplie l'humanité de ne plus être sourde « à la plainte la- « mentable de ceux qui peinent dans les enfers du salariat « et de ceux, toujours plus nombreux, que le capitalisme repousse même de ses bagnes et jette pour y mourir de faim, dans le sombre gouffre de l'abandon complet et du « dénuement absolu » (2). Toujours apparaît la même an- tithèse : du côté du prolétariat, toutes les vertus, toutes les générosités, tous les bonsinstincts; du côté du capitalisme tous les vices, tousles ostracismes, toutes les injustices. Si la classe ouvrière présente le triste spectacle de l’immoralité. de l’intempérance, de l'imprévoyance, n'accusez pas le pro- létariat, il n’est pas responsable. C’est Le capitalisme, l’ordre actuel « qui est dans son essence anti-moral » ; il suflit de changer la société pour ramener du même coup la moralité parfaite ici-bas.

Les âmes simples et les cœurs aigris peuvent être dupes de ces tours de passe-passe, mais les esprits positifs ne voient dans ces tableaux cinématographiques de l'iniquité capitaliste qu'une critique très superficielle. À la vue des maux réels que nul ne met en doute, ils pensent qu’une intervention sage et modérée de l'État, l'application du remède charitable suflirait à rétablir le bon ordre. Les collectivistes ne sont pas de cet avis. Comment peut-on penser à la cha- rité ? Mais elle suppose la propriété individuelle. Or la pro- priété individuelle est essentiellement injuste. Et voilà le grand argument des collectivistes contre la charité. Ils es- saient de le démontrer.

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(1) Bernard Lazare, Les Porteurs de torches. (21 B. Malon, Précis de socialisme,

LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 11

À l’origine de la propriété, on ne doit placer, si nous les écoutons, ni le travail, ni l'épargne, ni le talent personnel, ni l'esprit de combinaison, mais seulement le hasard, le bon- heur, la nature. La propriété foncière et la propriété indus- trielle sont le résultat de causes extérieures à l'individu. Ces causes, Lasalle les appelle « la conjoncture, les lieux sociaux » : le mot est devenu scientifique. Un ouvrier réus- sit, un autre échoue ; un commercant fait des profits, un autre tombe en déconfiture ; un paysan s'enrichit sur le terrain qu'il cultive, un autre végète misérablement sur son patri- moine familial : ces différences dans le succès, clament les col- lectivistes, n'ont pas d'autre cause que « les liens sociaux » : tout bénéfice doit donc revenir à la société. A ces « liens s0- ciaux » déjà si puissants, il faut ajouter l’exploitation des petits par les riches : exploitation du travailleur de la terre, auquel le propriétaire terrien extorque un fermage, plus-value qu'il n’a point gagnée, qui est le fruit de la terre et que les Anglais appellent «{heunearnedincrement » ; exploitation de l'ouvrier de l'industrie que le patron dépouille en grande partie de la plus-value qu'il vient de donner aux matières manufacturées. Etavec des formules algébriques, dans une langue bien ger- manique, ce qui ne veut pas dire très claire, les docteurs collectivistes expliquent le mystère d'indignité, autrefois révélé par K. Marx. Il démontrent par a + b comment sur 12 heures de travail effectué par l’ouvrier, le patron ne lui paie que la valeur d’un travail de 6 heureset garde pour lui la plus- value du travail accompli pendant les 6 autres heures (1).

Il y a certainement dans cette démonstration un certain nombre d’x et d'y, que les plus subtils ne’ sont pas encore parvenus à dégager. Le cadre restreint d’un article ne nous permet point de montrer l’absurdité des données mêmes du problème et de la fausseté des déductions. Nos lecteurs sau- ront eux-mèmes faire justice des sophismes à peine déguisés

(1) D'après le journal l’Egalité, la corvée nouvelle serait basée sur les chiffres suivants : dans l'industrie textile, il y aurait 7" 29 de travail non payées contre 31 de travail payé ; dans l’industrie du cuir, 8* 48 contre 12: dans l’industrie du bois, 07 contre 20 53: dans les industries de l'alimentation, 54 contre 6; dans l'éclairage, 10% 40 contre 1" 20. Comment tous ces patrons ne sont-ils pas des Crésus ?

19 LE ROLE SOCIAL DE LA CHAAITÉ

qui consistent de traiter d’injustice toute inégalité société na- turélle, à généraliser les exceptions et à les établir en règle universelle, à méconnaître enfin le juste usage de la libre activité. Les conclusions seules nous importent : les socia- listes collectivistes ne veulent plus de la charité, fut-elle réel: lement efficace pour soulager les maux la société, parce qu'elle suppose la propriété privée, et qu'a leurs yeux cette forme de propriété est radicalement injuste.

À l'injustice sociale, ils opposent donc la justice sociale nb- solue. Sous cet euphémisme, on entend la reprise, par l'Etat, de tous les facteurs de la production, « la terre, les instru: ments de travail, la force du crédit et de l'échange ». Les uns (car dans ce parti avancé, il y a encore des degrés et des nuances) demandent qu'on en vienne immédiatement aux actes révolutionnaires ; d'autres veulent qu'on réalise graduellement cet état idéal par des expropriations déguisées sous les formes d’un nouveau régime successoral et fiscal. On a déjà vu à l'œuvre ce dernier parti connu sous le nom de possibiliste.

A Roubaix, à Dijon, à Calais, à Marseille, dans toutes les villes le suffrage les appelait au gouvernement municipal, les socialistes collectivistes ont mis à profit leur passage au pouvoir. Ils ont multiplié les œuvres populaires, crèches municipales, cantines scolaires municipales, layettes munici- pales, fourneaux économiques municipaux, bains municis paux. Tout devenait municipal et s’accomplissait au nom du droit et de la justice sociale. Autant qu'ils le purent, ces par- lements collectivistes, au petit pied, délièrent les bourses des bourgeois, pour reverser sur la masse sociale la ri- chesse dite commune. On usa largement des centimes addi- tionnels et de la ressource suprême des emprunts, trop fa: cilement autorisés par les Chambres francaises. Les contri- buables ont vite compris le danger, et plus d’une cité, regar- dée jusqu'ici comme l'une des villes saintes du socialisme, a remis sa gestion financière en des mains plus sûres. Le colléctivisme municipal n'était cependant qu'un essai bien timide d'application pratique.

Mais cet essai est de tout point conforme à la doctrine. De l'initiative privée, patronale, charitable et humanitaire, les

LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 18

socialistes ne veulent rien accepter ; ils réclament la justice. ils la demandent à l'Etat, maitre souverain et omnipotent.. À quelque fraction de parti qu'ils appartiennent, tous ent juré haine à la classe fortunée et méprisent , cemme une injure, les bienfaits que bénévolement elle apporte aux malheureux ; tous repoussent l'aumône directe, tous re- jettent la charité indirecte qui agit par les œuvres soeiales. La raison de ce refus n'est pas mystérieuse : sous ses deux fermes, la charité suppose la propriété privée, en impeso le respect et par la même perpétue l'injustice sociale.

I

Depuis quelques années, les économistes ont accueilli avec honneur une conception nouvelle de la propriété, fort appa- rentée avec Ja conception socialiste, comme selle peu ou point favorable à la charité, mais plus souple, plus indécise et de prime abord moins redoutable. Bien que la souplesse mème de la théorie empêche de la bien préciser, on l’ex- prime généralement par cette formule ; /& propriété est une fonction saciale. Cette conception ne fut tout d'abord appli- quée qu'à la propriété du sol. M. Gide, qui n'en est pas l'in- venteur, comme on le dit parfois (car elle se trouve déja chez les Saint-Simoniens) l’a du moins vulgarisée, Il regarde leg propriétaires « comme investis d'une fonction sociale, comme des administrateurs auxquels la société a confié l'exploitation du sol, en leur abondonnant à titre de rémuné- ration définitive el absolue tout ce qu'ils réussiraient à pro- duire. » (1) Des économistes indépendants, qu'il est difficile de rattacher à une école hien déterminée, des sociologues catholiques, en particulier M. de Vogelsang, chef des démo- . crates autrichiens (2), tiennent à peu près le mèms langage, Taut au plus donnent-ils un tour historique à la doctrine, en rappelant la vieille doctrine du domaine éminent de l'Etat, que nous légua la féodalité et qui repose sur des cousidéra- tions politiques absolument transitoires.

(1) Gide, Principes d'économie pelitique, ïe édition, p. 569. (2) Niti, Le Sucialiste catholique.

14 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ

La formule nouvelle, aujourd'hui, ne s'applique plus seu- lement au sol mais à toute propriété. Tout est devenu fonc- tion sociale, et la possession de la terre, et la possession du capital industriel, et le travail humain. Le fonctionnarisme prend, on le voit, de gigantesques proportions, et le grand maitre, l'Etat, ne doit pas être sans orgueil en pensant au pouvoir étonnant que lui confère la théorie de la « propriété fonction sociale ».

Si les propriétaires privés ont, jusqu’à ce jour. assez bien rempli leur fonction sociale, le moment peut venir, et n'est- il point déjà arrivé, des hommes, la majorité peut-ètre, trouverpnt que ces heureux ne sont plus. Mais alors, l'Etat aurait le droit de demander aux propriétaires fonctionnaires un compte rigoureux de leur gestion, de reprendre au besoin directement l'exploitation de la richesse sociale, tout au moins de réglementer dans ses détails la production écono- mique ! On le pense, en effet, et on le dit à mi-voix dans les

cercles des sociologues partisans du droit historique, parmi

les socialistes mitigés et à l'école avancée de la démocratie chrétienne. Et je Le comprends. Si la propriété « n’est plus qu'une situation privilégiée, qui ne confère des droits que dans la mesure elle impose des devoirs » l’État ne peut- il pas procéder, au nom de /a justice sociale, à l'expropria- tion lorsque le propriétaire ne remplit plus ses devoirs ?

L'oubli du devoir amène logiquement la perte du droit. Et

de fait, c'est à l'Etat que font appel tous ces théoriciens, c’est à la Justice sociale et à l'Etat supréme justicier qu'ils de- mandent le salut de la société.

Cette doctrine, fausse dans son principe, ouvre la voie toute large au socialisme d’État. A ses fonctionnaires, l'État peut imposer les règlements les plus tracassiers et voilà le pouvoir public introduit sans motif légitime dans la sphère des intérèts privés. Comme redevance pour les privilèges sociaux que fournit au propriétaire sa propriété foncière ou industrielle, l’État a le droit de prélever une large part des bénéfices, et de ce chef il préside à la distribution des richesses. L' État-patron devient insensiblement l’État-pro- vidence, l’Etat-nourricier. Il remplit ce double rôle au nom de la justice sociale. La charité n’est plus qu'un souvenir.

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LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 15

Transformée en charité légale, exercée par l'État, elle est défigurée ; c'est une ombre méconnaissable.

Déjà cette ombre passe devant nos yeux. En France, peu à peu l'autorité civile se réserve le monopole de l'assistance des pauvres. Le bureau de bienfaisance, institution mu- nicipale obligatoire, se charge seul de distribuer les au- mônes d'autrui ; on cherche à entraver les quêtes charitables dans les églises; la loi sur le contrat d'association du juil- let 1901 ne donne qu’une liberté dérisoire parce qu'elle res- treint outre mesure la personnalité juridique et le droit de propriété. Tout cela découle naturellement de la théorie de la propriété fonction sociale ; la justice sociale absorbe la charité et la détruit, l'État se substitue aux individus, et remplace par son organisation administrative l'initative privée, plus féconde cependant et plus noble.

IV.

Lorsqu'on laisse ces opinions extrêmes, filles de la philo- sophie moderne, pour entrer sur le domaine des doctrines sociales catholiques, on s'’imagine volontiers rencontrer la charité à une place d'honneur. La charité n'est-elle pas la vertu douce et forte qui met le baume sur la plaie, la vertu agissante qui nourrit l'orphelin, panse le blessé, recueille le vieillard, la vertu héroïque qui sème, au champ de l’Église, le dévouement le plus pur et le plus tendre ?

Cependant le rôle social de la charité est un peu discuté parmi nous. Des prètres tout dévoués aux intérêts des classes ouvrières, des laïques dont le zèle est connu et le désir de faire le bien digne d'éloges, ne croient pas à l'effi- cacité de la charité dans les réformes sociales. Ils le disent avec franchise, trop bruyamment peut-être et avec un petit air de mépris à l'adresse des arriérés et des réfractaires. Laissons ces détails de polémique : les raisons seules et les faits méritent attention.

L'unique grief qu'on adresse à la charité, celui qui se transforme, s'étend, se subtilise et se retrouve partout avec un visage nouveau, c'est son émnpuissance prétendue. On le

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sait : le mal social est profond. Voici plus d'un siècle que l'orage révolutionnaire est passé, mais on rencontre snenre le désarroi, à peu près partout, dans les idées, les lois, les mœurs politiques et sociales. On n'a pas remplacé les an- ciennes corporations par des organisations nouvelles açcam- moadées aux nécessités de l'industrie moderne. De vient le malaise. Toute réforme est vaine qui ne s'attaque pas à [a source de la maladie, I] faut dance commencer par la réforme des institutions et des lois, Mais dans cette œuvre la charité A'a point de place. On n'inyoque que la justice so- ciale. En son nom, les amis du peuple supplient les législas teurs de nous donner une législation ouvrière très complexe dont ils tracent eux-mêmes les plans, C'est merveille de vair cette architerture sociale les lois utiles se mélent aux aspirations les plus utopistes.

La législation réclamée revêt surtout un caractère écono- mique. On cherche à relever la situation matérielle de l’ou- vrier : minimum des salaires fixé par l'Etat, syndicats obli- gatoires, suppression des impôts directs et des droits fis- eaux qui tombent sur les subsistances, le tout remplacé par un impôt global et progressif sur le revenu, capacité de posséder actroyé aux syndicats, constitution du Homestead, etc., etc. D'autres lois auraient pour objet les intérêts professionnels, les réformes politiques, la limitation possible de la concur- rence. Nos réformateurs catholiques ne sont pourtant plus d'accord lorsqu'il s'agit de déterminer le quantum de la réglementation légale : les uns lui fant une très large place; d'autres, comme M. de Mun, fondent plutôt leurs espérances syr la liberté et le gouvernement antonome des associations.

Ce réseau, aux mailles fines et serrées, dans lequel on emprisonne la liberté économique doit supprimer les iniqui- tés du régime actuel de la propriété et du travail et en pré- venir le retour. Bienfait sans prix, car notre société se meurt, rongée par l'injustice, Du moins, on le dit, à l'avant-garde du catholicisme social ; on le dit même parfois en termes excessifs ou équivoques que la charité doit excuser, mais que la raison réprouve. Il est vrai qu'assez souvent l'iyustice tout-court se transforme et se suhtilise pour devenir injus- lice spciale. Cet état vaporeux et indéfini la met, sans nul

LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ

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‘doute, hors des atteintes de la sévère critique, mais le mot reste et il évoque un spectre hideux qui se glisse presque toujours entre l’ouvrier et le patron et préside à leurs rela- tions mutuelles. Le domaine propre de l'injustice paraît être cependant la question du salaire. Il est vrai que pour arriver à voir partout l'injustice on pose en thèse le droit strict au salaire familial. Puis quand on a voué aux enfers le patron qui ne le donne point, il revient en mémoire que la cause est encore pendante au tribunal de la théologie, on aiguille alors vers la conciliation. L'injustice stricte devient injus- - tice sociale ; le salaire familial est regardé comme un idéal auquel on doit tendre ; finalement on accuse la concurrence qui généralement empèche de le donner et on condamne avec force imprécations le personnage maudit qui s'appelle le libéralisme.

Mais ces diatribes contre l'injustice préparent une conclu- sion toujours la même : le dsoit est méconnu ; c’est le droit qu'il faut rétablir, « l'injustice n’appelle pas la charité, elle appelle la justice » (1). Les justes droits seront déterminés par la série de lois ouvrières dont nous venons de parler et no- tamment par la loi du salaire minimum familial, et la parti- cipation obligatoire aux bénéfices, sur lesquelles on fonde de grandes espérances. La justice seule, et non la charité, peut supprimer les causes du malaise social.

On ajoute mème qu'elle fera refleurir la vertu. Aujour- d'hui les classes laborieuses n’ont plus’ généralement cette somme de biens temporels qui, selon saint Thomas, est né- cessaire à la vertu. Avec les restaurations de l’ordre social détruit on pense que le règne de la moralité et les vertus naturelles reviendront embellir l'humanité. Loin d'attribuer la misère de l’ouvrier à l'imprévoyance, à l’intempérance, à l'irréligion, nos bienveillants sociologues catholiques sont presque tentés de regarder l'imprévoyance, l'intempérance, l'irréligion comme une conséquence logique de l'injustice sociale. Voilà qui est entendu ; les causes du mal social sont économiques avant tout.

D'ailleurs, (et ceci constitue l'un des plus graves arguments

(1) L. Grégoire, Le Pape, les catholiques et la question sociale.

E. EE. NI, 2

15 : LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ

contre le rôle social de la charité) qui pratique actuellement la charité ? Quelques âmes d'élite que la foi inspire, quelques patrons chrétiens consciencieux et zélés, quelques indus- triels humanitaires ét philanthropes. Mais combien plus grand le nombtfe de ceux qui vivent en égoïstes et traitent leurs ouvriers un peu moins humainement que leurs capi- taux et leurs machines ! Si, d'une part, les statistiques ré- vèélent quelques résultats consolants, d'autre part, les classes possédantes se désintéressent si souvent du bien-être de leurs employés qu'on ne saurait fonder aucune espérance sur la bonne volonté individuelle.

Une raison de sensibilité et de délicatesse démocratique couronne ces arguments de fait et de droit. La charité déplaît ; le peuple « ne veut plus de la charité qui humilie, mais de la justice qui élève ». On trouve messéant de tendre la main ou de devoir quelque bienfait à la générosité du riche. Directe ou indirecte, la charité, fut-elle abondante, devrait en- core faire place à la justice qui grandit les âmes. On ne réus- sit pas en blessant les susceptibilités de la démocratie : mieux vaut faire un sacrifice à l'opportunité et parler de justice.

La justice! ramener la justice dans les relations sociales par voie législative, tel est donc le jugement qui s'affirme, à chaque alinéa de ce long réquisitoire. Devant la justice, le role social de la charité s'efface, il devient trés secondaire, on l'estime impuissant, on le rejette comme inutile. Si pressantes que soient ces raisons, elles n’ont à nos veux qu'une valeur très relative et nous croyons le jugement sujet à révision. Reprenons la cause.

\

Le mal social, si l’on en croit nos sociologues catholiques, a donc pour cause prentière les institutions modernes et c'est à l'État qu'ils font appel afin de rétablir sur terre le règne de la justice méconnue et violée. :

Sans aucun doute, les pouvoirs publics ont le droit d'in- tervenir dans les aflaires de l’ordre économique et social. Les partisans les plus décidés de la liberté eux-mêmes ne

LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE 19

méconnalssent point ce droit. Ils justifient toute intervention qui a pour but de faire respecter la justice, de protéger les droits, spécialement ceux des petits et des faibles, et de pro- mouvoir par des lois générales le bien-être et la prospérité commune. Mais à ce droit, il y a des limites. L'Etat ne saurait ni se substituer aux individus, ni limiter sans raison le libre exercice de l'activité humaine. Il ne lui convient pas non plus d'intervenir sans nécessité ; une loi inutile, en matière de législation ouvrière surtout, est bien près d'être une loi mauvaise. À plus forte raison lui est-il interdit de prendre des mesures préjudiciables au bien commun ou de s'at- tnbuer des fonctions qu'il ne peut remplir : l'eflicacité moralement certaine de l'intervention en est la mesure mème et la règle. Sous ces conditions et dans ces limites, l'intervention de l’Etat paraît trèslégitime : il est raisonnable d'y faire appel. /

Mieux que d’autres, les Français connaissent ces recours à l'Etat. L'esprit jacobin, légué par les grands ancêtres de 1789,inspire toujours nos législateurs ; pour obtenir quelques parcelles de liberté, nous sommes obligés de tendre la main etde les mendier au dispensateur universel qu'est le pouvoir public. C'est un état anormal, mais trop réel. Il a eu sur

notre caractère national une influence désastreuse. Il nous a enlevé le sens de la vraie liberté et de l’activité personnelle. Voyez un Francais. Sitôt qu'une difficulté surgit, qu'un obstacle l'arrète, qu'un malaise se fait sentir, bien vite il tourne sa pensée el son regard vers l'Etat pour implorer son

‘aide paternelle. Dans la solution des problèmes sociaux de la misère et de la question ouvrière, l'action secrète de cette influence n'est pas douteuse. Et nous la croyons néfaste, l'in- tervention directe de l'Etat serait ici inutile, impossible ou funeste.

C'est sous un jour peu favorable que nous apparait tout d'abord la théorie du salaire minimum légal. Les éloquentes revendications de MS Manning, au congrès de Liège (1890), les arguments développés dans les congrès, les revues et les livres inspirés par le zèle ardent des démocrates chrétiens francais n’ont pas encore jeté beaucoup de lumière sur cette délicate question. Si l'on raisonne dans l’ordre abstrait de

20 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE

la justice, on peut, avec Claudio Jannet (1) reconnaitre « au « législateur gardien de la justice dans les contrats, le droit « de fixer un minimum desalaire. Mais dans l'ordre réel, dans lacomplexité des faits économiques, la mise à exécution de ce droit serait presque toujours inutile, impossible ou funeste. Inutile : presquetouslesouvriersrecoiventlesalaireindividuel minimal en justice et on ne peut légiférer pour une mino- rité exceptionnelle. Zmpossible: cestarifs de salaires, officiels etobligatoires, ne pourraient tenir compte des innombrables différences qui résultent des temps, des lieux, de l’état par- ticulier des industries, du coût variable de la vie et ils bles- seraient facilement la justice qu'ils auraient recu mission de sauvegarder. Funestes enfin : en temps de crise les industries devraient fermer leursusines pour ne pas abaisser les salaires au-dessous du minimum légal, à moins que l'Etat n'inter- vienne de nouveau, étudie la question et remanie les tarifs de telle industrie en souffrance. Belle utopie, n'est-ce pas ? que ces espérances de remaniement, lorsqu'on sait les longueurs des débats parlementaires, les difficultés inhérentes aux choses économiques et le favoritisme des élus de la démo- cratie à l'égard des ouvriers qu’on voudra toujours protéger outre mesure, car 1ls pourraient se souvenir aux élections. Avec le Souverain Pontife (2), nous regardons comme inop- portune cette intervention de l'Etat et comme funeste au bien public la fixation d’un minimum légal de salaire. Certes l'Etat peut inscrire, sans difficulté, un minimum de salaire dans les cahiers des charges de ses travaux publics : nous n'y trouvons rien à dire. L'Etat est un patron sut gene- ris, qui ne ressemble en rien à un industriel ordinaire. Sa caisse s’alimente par des impôts et non par des profits, etil peut fixer à ses entrepreneurs toutes les conditions qu'il lui plaît, düt-il pour cela surélever le taux de la mise en adju- dication. Toute autre la situation de l'industriel qui doit chercher des débouchés sur le marché intérieur et extérieur oùunécessairement, quels que soient nos règlements nationaux, la vente des produits est soumise aux lois de la concurrence.

(1) Le Soctalisme d Etat, ch. 1, p. 36.

(2) Encvelique Zerum Novarum.

LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 21

Quelques sociologues, et non des moindres, croient trou- ver un remède aux diflicultés précédentes, en attribuant la fixation du minimum de salaires à des autorités civiles ou juridiques locales, ou aux membres des syndicats profes- sionnels. Rien de mieux ; mais quelles seront ces autorités civiles ou juridiques compétentes ? On ne le dit pas. Quant aux syndicats, pour remplir le rôle qu’on leur assigne, ils devraient ètre obligatoires. Peut-on, sans témérité, réclamer une telle mesure de nos législateurs ? Non, à notre avis. « La corporation obligatoire, dit excellemment le R. P. An- « toine (1), réunira nécessairement tous les ouvriers et tous « les patrons exercant un même métier, et sera en fait une « association laïque, antichrétienne, instrument docile entre « les mains du socialisme et de la politique radicale. Dans « une telle corporation, les radicaux seront les maîtres, les « catholiques, les valets.

De quelque côté qu'on l'envisage, la théorie du salaire minimum légal semble impossible ou dangereuse. Ce n'est donc pas de son application, qu'il faut attendre le relèvement des salaires et la diminution de la misère.

La participation obligatoire aux bénéfices, qu'on a tant agi- tée, paraît condamnée à la même impuissance. Bienfaisante et digne d’éloges, quand elle procède de la bienveillance patro- nale, la participation décrétée obligatoire serait plus funeste à la prospérité nationale. Elle arrèterait l'initiative privée : on ne risque généralement ses capitaux dans une industrie que dans l'espoir de trouver par des bénéfices élevés une compensation aux pertes possibles. Elle serait contraire à la paix et au bon ordre. Qui donc en effet déterminera le quan- lum de la participation ? L'Etat ?” mais ce serait une inquisi- tion révoltante dans la vie privée. Les ouvriers ? mais alors les patrons devront leur communiquer livres et resistres, car croit-on naïvement que les ouvriers auront foi à la pa- role de leur patron ? 11 y aurait à cette communication des inconvénients sans nombre. Les partisans les plus sages de la participation obligatoire en conviennent, ils affirment que ce système ne peut être fondé « que sur la confiance, la lovau-

(1) Cours d'économie sociale, p. 415.

92 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ

té, la bonne foi. » Avec ces conditions l'obligation disparait.

Cette doctrine a un vice plus radical : elle manque de base rationnelle ; elle suppose un contrat de société il y a un louage d'ouvrage. C'est de l'esprit de combinaison de l’in- dustriel, de son instinct de prévision, de son exactitude à chercher des débouchés lucratifs que viennent la plupart des bénéfices qu'il retire de son industrie. N’en déplaise aux participationnistes, l'Etat n’a pas le droit de s'immiscer dans le domaine privé ; la sauvegarde de la justice n’auto- rise point son intervention dans le cas présent, elle serait d'ailleurs contraire au bien commun, qui est toujours la - raison de son activité. |

Mais s’il plait à l'Etat d'introduire la participation aux bé- néfices dans ses propres entreprises (allumettes, tabacs, poudres, chemins de fer,) qu'il le fasse. Il saura toujours re- tomber sur le contribuable pour parfaire les recettes fiscales que la participation aura diminuées. Souvenons-nous que l'Etat est un patron d'une espèce introuvable.

Avec les retraites ouvrières nbligatoires, on ne cherche plus à relever directement le salaire actuel, mais on veut prévenir la misère future et assurer au vieillard et à l'invalide le pain de ses vieux jours. D'après l'orgauisation, généralement proposée, deux cotisations sont destinées à alimenter les caisses de retraite : un sursalaire versé par le patron, et une

retenue sur le salaire quotidien de l’ouvrier. On ne saurait

nier que la doctrine de la retraite obligatoire ne compte des parlisans dans toutes les écoles de sociologie. On se doute un peu que les raisons invoquées sont fort différentes. Ceci importe peu. Ce qui importe davantage, c'est la difficulté d'exécution. On s'en est apercu l'an dernier, lors de la discus- sion du projet de la loi qui échoua si piteusement dans l'in- cohérence des débats parlementaires et disparut enfin devant les critiques, quelquefois violentes, des syndicats et des chambres decommerce. Sans doute, ilsurgira des projets nou- veaux, peut-être verra-t-on un jour l'organisation allemande prendre droit de cité dans notre code et dans nos mœurs sociales. Avec le socialisme d'Etat, en honneur dans les hautes sphères, ils ne faudrait pas trop s'en étonner. L'Etat pourra mème devenir le grand assureur, et il ÿ a tout à

LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ 23

craindre qu'il le devienne, si la retraite est obligatoire. La misère sera-t-elle de beaucoup diminuée par cette organisa- tion légale? On peut en douter : cette épargne forcée n'est pas moralisatrice. Si des ouvriers sobres et honnètes y trouvent un réel profit, il yen aura d’autres, et nous craignions que ce soit le grand nombre, qui feront de leurs retraites ce qu'ils font de leurs salaires : ils les placeront à fonds perdus chez le marchand d'alcool.

Ainsi des trois principaux moyens préconisés par les ré- formateurs chrétiens pour le soulagement et l'abolition de la misère, nous n’en voyons aucun qui nous permette d'es- pérér de féconds résultats.

On parle aussi de réformes fiscales. Certes elles seront les bienvenues, si elles doivent amener un dégrèvement. En fait d'impôts, le Francais a l'honneur peu enviable de tenir le record. Chaque année, il paie une taxe moyenne de 95 fr. 54) : lourde imposition qui écrase les humbles et les petits. Sou- haitons des réformes, mais qu'elles soient sages et justes. Qu'on diminue les impôts qui grèvent les consommations de première nécessité, et les petites fortunes rurales, mais qu'on ne les remplace pas par un impôt progressif sur le revenu. Le remède serait pis que le mal, il ouvrirait une porte à l'in- Justice, aux vexations inquisHoriales, à la taxation arbitraire.

Restent les réformes du régime de la propriété (Momestead, biens syndicaux, patrimoine corporatif.) Tous les hommes, amis de l’ordre social, les réclament : elles seront une source de paix. Aussi n’avons-nous rien à objecter contre cette in- tervention indirecte de l'Etat, organisant la liberté pour le bien commun: c’est la seule qui soit vraiment féconde dans les faits économiques.

Est-ce à dire qu’elle suflise et que le bien-être se répan- dra naturellement sur les classes inférieures de la société, comme J'eau envahit la plaine lorsque la digue est rompue ? Non, car il faut mettre en œuvre l'activité humaine par l'ini- Lualive privée, personnelle ou collective, aidée du secours ma- tériel de la charité. Telle est, en effet, la conclusion qui se dégage de ces longs préliminaires. Malgré les espérances optimistes de certains catholiques, l'intervention directe de l'Etat paraît frappée d’impuissance et wénéralement contraire

24 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE

‘au bien commun de la société. Nous n'avons envisagé cette impuissance que dans l'ordre économique. Mais la question sociale comprend ‘aussi des éléments moraux, el nous ne croyons pas à la résurrection subite de la moralité à la suite d'un changement d'organisation sociale. Ici l’action de l'Etat est absolument nulle. Seule l'initiative privée et charitable peut produire des fruits de paix sociale. Avec le Pape donc

, nous pensons que « c'est d’une abondante effusion de la Ÿ_ charité qu'il faut principalement attendre le salut. » (1)

VI

Mais, à louer ainsi le rôle social de la charité, n oublions- nous point celui de la justice, base première etprincipal fonde- ment des sociétés ? On nous accuse de ce crime, on prétend que la doctrine delacharitéest en contradiction avecle passage de l'Encyclique Rerum Novarum, le Pape affirme que «les « hommes des classes inférieures sont pour la plupart dans « une situation d'infortune et de misère imméritée ». Si la

‘misère est imméritée, ajoute-t-on en forme de preuve, c’est qu’elle a pour cause l'oppression et l'injustice.

La déduction est au moins imprudente. Toute question de: justice est extrêmement délicate. En théorie, la justice exige des principes rigoureux, des raisons absolues et non des sentiments de sympathie ; en pratique la détermination du juste et de l'injuste, du « medium rei » pour parler le langage de la théologie souffre plus d’une difficulté ; avant donc de crier à l'injustice, 1l est bon d'écouter les conseils de la prudence. Le fait-on toujours ?

Léon XIIT, dans la lettre mémorable qui recut le nom de « Charte des ouvriers », a rappelé naguère les principes de la justice en matière de salaire. Ses paroles claires et précises sont un écho des enseignements de la tradition chrétienne. Or le Pape et la tradition réclament pour l'ouvrier, au nom de la justice naturelle «un salaire qui ne soit pas insuflisant « aux besoins d’un ouvrier sobre et honnète ». Avec une grande sagesse, le document pontifical évitait la question

{1} Perum Novartum, circa finem.

LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ J5

épineuse du salaire familial, mais les sociologues se mirent à la discuter avec plus d'ardeur que par le passé. Rome se taisait toujours. Interrogé sur ce sujet par le Cardinal de Malines, le Saint-Siège imagina unbiais. Par l'intermédiaire du Cardinal Zigliara, il donna une réponse oflicieuse, mais non oflicielle,d'où il ressort que le salaire familial n'est point en stricte justice, mais qu’il peut être en vertu de la charité et de l’équité naturelle, si le patron fait des bénéfices. Ne serait-il pas expédient de corriger un peules écarts de notre furia francese, par les sages lenteurs de la prudence romaine? Puisque la question est douteuse, chacun à le droit d'exposer ses arguments et de les défendre avec courtoisie, mais non de définir auctorttative, d'imposer la solution favo- rable au salaire familial et d'envoyer aux enfers ceux qui sont d’un avis différent.

Dès lors le champ, prétendu si vaste, de l'injustice se res- treint sensiblement. Est seul contraire à la justice stricte ou commutative, le salaire qui ne suffit pas aux besoins indivi- duels de l'ouvrier sobre et honnète. Et encore cette règle sup- pose-t-elle le cas d'un travailleur valide etun état normal de l'industrie. Elle ne s'applique plus pendant les crises et généralement lorsque le patron ne couvre plus ses frais de production. Or si l’on en croit les statistiques les plus au- torisées « sauf de rares exceptions, le salaire individuel est suffisant pour l'entretien des ouvriers adultes » (1)il n’y a donc pas lieu de crier si fort à l'injustice, tout au plus peut-on parler d'injustice sociale.

Et de fait, on en parle beaucoup. C'est une expression neuve qui a servi plus d’une fois de pavillon à la contrebande socialiste et qui, pour cette raison, est suspecte à plusieurs esprits éminents. Pour d’autres, au contraire, elle apparait comme une heureuse découverte, elle apporte un mot nou- veau nécessaire à qui veut exprimer des choses nouvelles propres à notre état social. Beaucoup enfin ne voient dans cette expression fameuse « justice sociale » qu’un mot d'ori-

; . (1) Cette affirmatiou est.du P. Antoine, Cours d'Econ. suc. Le salaire des femmes cst ordinairement inférieur au minimum. Cela tient à une concur- reuce difficile à restreindre, ct il faut attendre la réforme plutôt des mœurs que de l'iutervention légale.

26 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ

wine récente, sous lequel se cache une chose vieille comme la théologie, ce qu’on appelait jadis : la justice légale ou wé- nérale. Ainsi entendue, et i] nous semble que toute autre signification serait inexacte, Ja justice sociale est une vertu qui incline tout citoyen à tenir compte du bien commun de la société et à le procurer dans la mesure de son pouvoir. Objectivement, la justice sociale n’est donc pas autre chose que l'ordre et l'harmonie sociale. Or qu'il y ait des injus- tices sociales, on n'en saurait douter. Un peu partout nous constatons des désordres, dont la cause la plus lféconde est l'oubli des principes chrétiens. Les classes de la société sont divisées, les organisations naturelles détruites, les classes ouvrières, vivant du salaire, ne trouvent pas la protection économique et morale qui leur est nécessaire, l'égoisme des « classes possédantes » méconnait les devoirs de la

charité et de la bienveillance :...….. la liste détaillée serait longue. Nous sommes d'accord avec nos adversaires sur ce point.

Mais voici commence la divergence de vues. Pour supprimer ces injustices sociales, l'harmonie entre les hommes, augmenter le bien-être des classes inférieures, ramener la paix et l'ordre dans la société, les partisans de la justice font surtout appel à l'intervention directe de l'Etat. L'autre école croit cette intervention inopportune, ineflicace et souvent dangereuse. Tout ce qu'elle demande à l'Etat, c'est d'organiser la liberté et de laisser faire, de soutenir et d'aider au besoin l'initiative privée.

La bonne volonté, la bienfaisance du cœur cependant ne suflisent pas ; le secours matériel et extérieur de la charité est encore nécessaire. Les hommes d'œuvres, il est vrai, auraient bien le droit de compter un peu sur les libéralités de l'Etat et des municipalités, mais, en fait, l'Etat ne subven- tionne jamais sans arrière-pensée politique et les municipa- lites trop souvent font passer les dépenses de luxe avant les réformes sociales vraiment utiles. On ne saurait fonder des espérances sérieuses sur le bon vouloir administratif: il ne reste done plus qu'à solliciter les ressources de la charité.

On objecte que ces ressources sont presque taries, que déjà fes catholiques s'épuisent en œuvres de bienfaisance,

LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITE 27

que les riches sans croyance oublient les devoirs de la cha- rité chrétienne. Ces raisons contiennent une grande part de vérité : n’en exagérons pas cependant la portée. Les œuvres sociales ne demandent pas toujours des sommes énormes ; assez souvent elles se contentent de simples avances de fonds ; les hommes de zèle trouvent les moyens d’intéresser les âmes qui paraissent les moins favorables, car la charité est ingénieuse. Il y a un autre considération qui doit encourager. Depuis deux ans un mouvement général rapproche travail- leurs et patrons. Ce mouvement a commencé à Monceau- les-Mines lors de la grève de 1900, par la création des syu- dicats jaunes. La crainte du socialisme envahissant a fait réfléchir les ouvriers sobres et actifs, les patrons secondent leurs efforts et subventionnent leurs œuvres. C’est une évo- lution qui se prépare : la charité reprendra sa place. Et ce sera un bien.

La charité a en ellet un rôle social déterminé, dans le plan providentiel de l'humanité. Elle n'est pas seulement, comimne on l’a dit parfois « le dernier remède d'une société mal faite ». Elle est encore et surtout la conséquence du droit de pro- priété individuelle et le lien qui unit avec le plus d’eflicacité les classes supérieures et les classes inférieures. À notre humble avis, les catholiques, depuis l'Encyclique /terum Novarum principalement, ont un peu trop parlé de justice sociale et faiten son nom des revendications plus moins fondées. On s'explique ce zèle. Il avait pour cause un ardent désir de suppléer, par l'autorité des lois, à l'oubli trop réel du devoir moral de la charité chez les riches. L'expression « justice sociale » semblait légitimer, devant la raison, l’inter- vention demandée à l'Etat. Mais parmi les ouvriers, beau- coup ne furent assez grands clercs pour distinguer comme il convenait la justice sociale de la justice stricte. De ces prédilections pour la fausse notion de la propriété fonction sociale, de des droits exagérés reconnus à l'Etat. L’anta- gonisme entre les deux classes de la société n'en fut pas di- minué, et la charité tomba en déshonneur.

Peut-être, d'aucuns diront que je me trompe, la re- marque cependant me parait fondée, peut-être Léon XII a-t-1l voulu réagir contre cet oubli du principe chrétien el

24 LE ROLE SOCIAL DE LA CHARITÉ

salutaire de la charité dans son encyclique Graves de communti. Le document pontifical exalte « la loi chrétienne de la chari- »,il relève l'aumône qui « n’est point déshonorante et entretient plutôt l'union de la communauté humaine en resserrant les liens que crée l'échange de services », il pré- conise avant tout les institutions permanentes qui rendent « [a charité mieux assurée et plus puissante au profit de ceux qui en auront besoin ». Quoi qu'il en soit de l'intention du Saint-Père, il reste certain que la charité doit jouer un rôle important dans la réforme de la société et la guérison du malaise social.

Mais pour être féconde en résultats, la charité doit s’exer- cer sous des formes nouvelles. Quelles sont ces formes nouvelles ? Nous le dirons dans un prochain article.

Fr. RAYMOND, O. M. C. (A suivre.) :

LA LÉGENDE DE SAINT FRANÇOIS DITE « DES. TROIS COMPAGNONS »;»

A PROPOS D'UNE NOUVELLE TRADUCTION DE CETTE LÉGENDE

Fin} (1)

La légende connue sous le nom des Trois Compagnons, avons-nous dit, n'est pas l’œuvre que les frères Léon, Ange et Ruffin annoncaient au Ministre Général par leur lettre de Greccio, en date du 3 des ides du mois d'août 1246. C’est unc légende, et ils protestent qu'ils n'écrivent point sous cette forme ; ils promettent de l'inédit, et cette légende ré- pète en.partie ce qui avait été dit avant eux, {am veridico quam luculento sermone. Arrivés à cette conclusion, les cri- tiques dont nous résumons les travaux ne se trouvent plus d'accord et nous avons deux opinions que nous devons exa- miner. Commencons par écarter celle de l'abbé Minocchi, qui veut voir dans cette légende l'œuvre du notaire aposto- lique Jean, dont Bernard de Besse fait mention parmi les écrivains de la légende de saint Francois (2).

M. Minocchi a trouvé dans la légende dite des T. C. des passages écrits ex style de notaire; on y voit, selon lui, l'œuvre d’un homme qui est habitué à manier la plume : il habitait ordinairement Rome, qu'il appelle simplement Urbs, tandis qu'il fait précéder le nom d'Assise du vocable cévitas, il emploie les termes précis pour désigner les emplois militaires et civils, les bulles et les privilèges de la Curie. Il dit, par exemple, que la Règle fut approuvée par Bulle avec

(1) Voir le fascicule de mai 1902.

(2) Voici le texte de Bernard de Besse : « cam quae incipit Quust stella matutina (scripsit) vir venerabilis dominus, ut fertur, Johaunes, apostolicue Sudis notarius »,

30 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS

le sceau pendant, « cum bulla pendente ». La Basilique d'As- sise fut déclarée « caput et mater totius ordinis… privilegio publico et bullato, in quo cardinales communiter subscrip- serunt (1). Sans doute ces passages et d'autres se trouvent dans la légende en question, mais bien avant lui Celano avait aussi employé les mèmes dénominations de Urbs et de Civi- tas en parlant de Rome et d'Assise, et si le style plutôt re- cherché du premier biographe ne lui permettait pas de s'ar- réter au détail des termes de la Curie, pour le reste il est aussi exact que la légende en question. |

Avant M. Minocchi j'avais fait ces remarques ; les jugeant insuffisantes pour baser une démonstration sérieuse, je me réservais de les produire après avoir comparé la légende dite des T. C. avec l'abrégé de celle du notaire Jean, inséré dans le Bréviaire des Frères Prècheurs, depuis l’année 1256, ét dont le P. Ehrle, S. J. avait indiqué l'existence dans un manuscrit de la bibliothèque de Toulouse (2). En transeri- vant cette légende liturgique, extraite comme Île dit le lec- tionnaire lui-même « e.r gestis ejus qua inciptunt Quasistella », mes conjectures tombèrent complètement, car je ‘n'avais sous les yeux qu’un abrégé, souvent littéral, de la légende de Thomas de Celano, abrégé cependant dans lequel se trouvent quelques passages fort caractéristiques qui ne se rencontrent ni dans Celano, ni dans la légende dite des FT. C. (3). L'abbé Minocchi cherche à se débarrasser en deux mots de cet extrait qui renverse toute sa thèse (4j, maisil

(1) La Zegenda Trium Soctorum, pay. 106.

(2) Voir Miscellanea Francescana. 1ome 1, p. 5%. Avant le P, Ehrle, le P. Denifle des Frères Précheurs avait annonce l'existence de ees Tecons dans un manuscrit de Madrid. 11 igrnorait sans doute la présence du codex origi- nal aux Archives de .son Ordre. Je ne l'art mot an<si connue qu'après ma publication de cette courte Iégende.

(3) Par exemple dans la lecou FT: « Æadrm tunica dichus ac noctibus pro indumento et lecto utebatur, quae vermibus operta frequentt exrcussione baculi tolerabilior reddebatur » : et dans Ja lecon VT an sujet de la prédi- cation aux oiseaux, dont ne parle pas la légende dite des TC, : «et ipsum per medium earum transeunten, rostris suis quasi oscula impressurae tangebant, »

(4) Op. cit. pag. 112. Pour lui ces lecons dépendent de la légende dite des

F, Cet de celle de Celano, Pour Celano Ha chose est évidente pour l'autre

DITIH « DES TROIS COMPAGNONS » a

ne saurait y arriver, car pour moi, ainsi que pour ceux qui jugent sans parti pris, ce texte porte en lui un argument dé- cistf. Comment, en effet, supposer que les Frères Précheurs aient inséré dans leur bréviaire des lecons précédées d’une citation erronée ? car, notons-le bien, le manuscrit de Tou- louse n’est pas le seul qui nous les ait comservées. Les archives générales de l'Ordre de S. Dominique possèdent encore le codex original de ce lectionnaire, imposé à son Ordre par le B. Humbert de Romans ; or le même éncipit se retrouve dans ce codex écrit en 1254. La nature de ce recueil et la date à laquelle il fut composé ne permettent pas de supposer une erreur dans l'indication de la légende dont les lecons furent extraites.

Un autre argument de D. Minocchi pour attribuer cette légende au notaire apostolique Jean, c'est l'existence dans le manuscrit du Vatican d’un court prologue commencant par ces mots: « Praefuloidus ut lucifer, et sicut stella matu- lina, mo quasi sol oriens.. » Pour lui ce prologue, admet- tons qu'il soit authentique, confirme sa conjecture. Bernard de Besse. remarquons-le, dit que la légende de Jean commence par ces mots « Quasj stella matutina » (1); celle du Vatican

légende je ne vois nullement cette dépendance, An momeut je revois ce travail, avant de l'envoyer à l'impression, je recois une nouvelle brochure de D, Minocchi, extraite du Giornale storico della letteratura italiana, (vol. NXXIX, p. 293) dans laquelle le savant abbé passe en revue les diverses opinions émises sur la légende qui nous occupe. Je ne suis pas peu surpris de voir qu'il me fait dire tout le contraire de ce que je soutiens iei, et il . écrit que pas plus que lui je ne vois en quoi ces lecons extraites de la légende Quasi stella,.sont contraires à sa thèse, J'ai cependant déclaré très explici- tement le contraire dans un article publié l'an dernier par les 4nnalt Fran- tescani de Milan (fascicules 9 et 10).

(1) « Quasi stella matutina in medio nebulae et quasi luna plena in diebus suis et quasi sol refulgens, sic ille effulsit in templo Dei. » Ces mots sont le verset 6 du chapitre cinquantième de l'Ecclésiastique ct ils servirent de thème, nous rapporte Thomas de Celano, au sermon de Grégoire TX Ie jour de la canonisation de S. Francois. Notaire du siège apostolique, Jean avait Prut-être assisté à la cérémonie de la canonisation et son œuvre, si nous retrouvions, pourrait fournir quelque lumière sur le discours pontifical. Nous rencontrons encore Le mème texte cité par le Pape dans le Bulle de eano- nisation « Méra circa Nos ». Plus loin nous analvserons ve prologue en indiquant les références.

32 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS

commence par « Praefulgidus ut lucifer et sicut stella matu- tina ». Pour le besoin de sa cause le docte abbé suppose que. les trois premiers mots sont une interpolation ;le sicut au lieu du quasi est une variante introduite par inadvertance du co- piste. Sans doute bien des variantes sont le fait du copiste, mais il est tout de mème assez difficile de croire qu'il ait commencé sa transcription par une distraction assez forte pour lui faire ajouter trois mots en tète de son travail. En somme l’arsu- mentation de D. Minocchi repose sur une supposition. Admettons, ai-je dit, l'authenticité de ce prologue, et nous aurons une preuve de plus à l'appui non de sa thèse, mais de celle du P. Van Ortroy que nous allons étudier de suite.

Pour les Analecta Bollandiana la légende traditionnelle des T. C. « est un habile pastiche, datant tout au plus de la fin du XIIIe siècle » (1). J'avoue qu'au premier moment 1 thèse me parut insoutenable ; sans admettre l'authenticité de l'attribution de cette légende aux compagnons de saint Fran- cois, il me paraissait difficile de la rejeter à une époque aussi tardive :2). Toutefois, en étudiant plus à fond la savante étude du P. Van Ortroy, je me suis rangé à son avis, convaincu principalement par les rapprochements de textes qu'il place sous les yeux du lecteur. On y trouve enparticulier des passages empruntés aux deux légendes de Celano, puis des fragments à peine démarqués de Julien de Spire ou de Bernard de Besse. La lecture, sans idée préconcue, de ces tableaux de comparaison ne peut laisser aucun doute (3%. Comme le P. Van Ortroy a négligé le court prologue on trouvera les

(1) La légende de S. F, dite Legenda Trium Soctorum, loe., cit. p. 120.

(2) Je l'écrivais l'an dernier dans Particle cité plus haut et publié par les. -{nnali Francescani de Milan.

(3) Je ne puis reproduire les arguments donnés par le docte Bollandiste pour prouver la priorité de Celano 2 sur la légende en question, il me faut seulement + renvoyer Le lecteur ( e., p. 134, 5.) Toutefois Je ferai une réserve pour li deuxième légende de Celano, dans le sens qui sera indiqué plus loin, au sujet de x conjecture que J'y soumets aux critiques, de lexis- tence possible d'une source commune à Celano 2 et à la Légende dite des

Ls6:

DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 33

rapprochements en note, (1) et voici à son sujet quelques réflexions que je crois utiles. É

Le but de l'auteur de cette légende semble avoir été de résumer en un seul texte tous les détails historiques fournis

par les biographes précédents sur le Séraphique Patriarche etde les coordonner chronologiquement. Il avait sous les yeux les légendes existantes, probablement celle du notaire apos- tolique Jean, commencant par Quasi stella matutina, celle de Bernard de Besse Quasi sol oriens mundo, et pour donner à la sienne un racipit différent 1l la commenca par ces mots Praefulgidus ut lucifer en Y ajoutant les premiers mots des deux autres légendes. Puis continuant la comparaison du soleil, déja employée par Celano (leg. {, cap. 15), il ne fait que reproduire, avec une tournure un peu différente, les ilées exprimées d'une manière assez diffuse par le premier biographe. Tout semble donc concourir à établir l'authenti-

M) Prologue des T. C. Thomas de Celano.

Pracfuluidus ut lucifer et sicut Videbatur certe tempore illo...

stella matutina, imo quasi sol.oriens quedam nova lux vu coclo missa in mnndum inflarmmans, imundanus et terris, fugans uuiversam tenchrarum fovcundans, nt euacdam nova lux caliginem... Radiabat velut stella vriri visus ‘est Franciscus, Qui ad fulgens in caligine noctis et quasi modum solis ipsum mundum, quasi maue expansum super tenebras ; sub frigiditatis, obseuritatis et ste. sicque factum est ut in brevi totius rilitatis hveme torpescentem, verbo provinciae facics sit immutata et lac- el opere, quasi radiosis seintillis tiori vultu apparcret, ubique depo- perlustrans, veritate radians, chari- sita pristina focditate, Fugata est late acceudens, et meritorum fructu prior ariditas et seges in squalenti multiplici reunovans, et decorans, va cainpo eito surrexit; cocpil etiam riaque ligna pomifera in tribus ab eo inculta vinea germinare germen odo- ordinibus institutis virtute miranda ris Domini et productis ex se floribus producens, quasi ad tempus vernale suavitatis, fructus honoris et hones- perduxit universinn, tatis pariter parturivit..…. agrum cor- dis ipsorum virtutum floribus exor- uabat, egregius nempe artifex, ad cujus formaim régulam et doctrinaiv, cfferendo pracconio in utroque sexu Christi reuovatur cecclesia et trina triumphat militia salvandorum.. Ordinem fratrum minorum primitus ipse plantavit.,

E. F. VIN.

*

34 LA LEGENDE DE SAINT FRANCOIS

cité de ce prologue, dont la présence ici est demandée par l’adverbe isitur que nous trouvons. au commencement de la légende : « Beatus igitur..…. »

Revenons aux Analerta Bollandiana. Un autre argument pour établir que la légende ne peut avoir été écrite par les Compagnons de saint Francois et la date tardive de cette compilation, ce sont les anachronismes que l'on devrait y constater, si l’on admettait sa composition en 1246. C'est, en particulier, la mention de la confirmation par le Siège Apostolique de la règle des Clarisses ; etcette confirmation ne vint qu'en 1253. C'est pareillement la mention implicite de la confirmation apostolique de la Règle du Tiers-Ordre, qui n’eut lieu qu'en 1289. Pour la première confirmation je serais moins affirmatif que le P. Van Ortroy, car nous avons en 1245 une confirmation apostolique de la règle donnée par le Cardinal Hugolin aux religieuses de Saint-Damien. Quant au Tiers-Ordre.on ne trouve aucune confirmation apostolique avant Nicolas IV, bien que M. Sabatier pense la trouver dans les nomhreux privilèges accordés aux Tertiaires avant cette date. Aussi tout en donnant raison à M. Sabatier pour le premier point, je ne puis le suivre pour le second (1), car la remarque des Analecta Bollandiana demeure : sous la plume de l'écrivain de la légende qui nous occupe confir- mation à un sens différent d'approbation. De plus la con- cession de faveurs aux tertiaires ne prouve pas que leur religion, approuvée par la cour Romaine, ait recu une con- firmation définitive. Dans le style de la curie, en effet, les deux expressions avaient chacune un sens bien tranché. Il suffit pour s'en convainere de lire le commencement de la

(1) De l'authentirité de la Légende de NF. dite des T. C. Op. cil., p. 21. et 30. Pour établir que l'auteur de la Légende n'eutend parler que d'un seul Pape, quand il dit à propos des trois ordres « quorum quilhel tempore suo fuit « summo Pontifice confirmatus », M. Sabatier écrit que l'auteur au- rait dit a Summis Pontificibus, sil avait voulu désigner plusieurs Papes. Je ne vois nullement cette nécessité du plarielet je puis parfaitement dire, par exemple, en parlaut des différentes branches de FOrdre Franciseain, Conven- tuels, Observants, Capucins, Réformés, Alcautarins, que chacune fut en son temps approuvée par le Pape, quorum Ordinum quilibet tempore suo fuit a Summo Pontifire confirmatus. Personne ne conelura que j'entende varler

d'un seul Pape.

DITÉE « DES TROIS COMPAGNONS » 35

, bulle Solet annuere, par laquelle Honorius ITT confirme la règle des Mineurs, approuvée par Innocent III, « Ordines vestri Regulam,a bonae memoriæe Innocentio papa prædeces- sore RoStro APPROBATAM, &uctoritate vobis apostolica CONFIR- MAMUS. »

L'auteur de la légende distinguait fort bien ces deux actes différents de l'autorité pontificale ; en voici la preuve : au commencement du chapitre XVI il raconte les persécutions que les frères avaient à subir en certaines régions, parce que licet dominus Innocentius tertius ordinem et regulam APPROBASSET {pSOrum, non lamen hoc suis litteris CONFIRMAVIT. Alors le cardinal Hugolin conduisit François au Pape Hono- rius IT etaliam regulam, a beato Francisco Christo docente composilam, fecit per eumdem dominum Ionorium cum bulla pendente solemniter coxFinMan: (1223).

Si l’auteur de la légende est très précis sur ce double acte Pontifical, il n’est pas aussiexact pour la chronologie, et c'est encore un argument pour établir que cet écrit ne peut ètre des Compagnons. Les persécutions des frères, dont il est ici question, avaient pris fin depuis plusieurs années, à la suite de lettres apostoliques de 1219 ; et cet autre détail qu'il ajoute est pareillement inexact : /n qua regula prolongatus est terminus capituli propter vitandum laborem fratrum qui in remotis parlibus commorantur (1), car la mesure était déjà adoptée depuis 1221. Pour répondre à cette objection, M.Sabatier cherche bien à établir que la bulle de confirmation dont il est question ici est celle de 1219, par laquelle le Pape recommandait aux évèques du monde entier les frères mi-

(1) Que l'on me permette ici une réflexion, étrangère à la question, que me suggère ce passage. Dans leur introduction à la légende dans son intégrité, les éditeurs s élèvent contre Elie parce que de 122% à 1227, imperante Flia, in y eut pas de chapitre général. Le parti pris, que malgré tout l'on doit conlesser chez les deux savants Frères Mineurs, se montre ici complète- ment : la règle de 1223 fixe en effet les chapitres de trois ans en trois ans, Si on ne réunit pas de chapitre général de 122% à 1227 Ja faute en est à la Règle et non au fr. Elie, Déjà la règle de 1221 avait adopté cette périodicité : Omnes Ministri qui sunt in ultramarinis et ultramontanis partibus, semel in tribus annis, et alit Ministri semel in anno veniant ad capitulum in festo Pentecostes apud sanctam Mariam de Portioncula, (Cap. XVHD, Doue, dés 1221, le chapitre général aunuel était aboli,

<I LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS

neurs, qui avaient choisi vitæ viam a lRiomana ecclesita mert- Lo approbatam (1). Les explications qu'il donne pour soute- nir cette opinion ne manquent point d'ingéniosité et sont même de nature à surprendre l'assentiment de ceux qui n'ont pas approfondi la question ; maisle texte de la légende est trop clair pour supporter cette interprétation, que nous ne nous attendions pas à trouver sous la plume de l'éditeur du Spe- culum. Non il ne peut s'agir ici, pour lui, d’une autre règle que de celle de 1223. Rapprochons en eflet ce texte de celui que nous lisons au commencement du Speculum : « Beatus Franciscus fecit tres regulas, scilicet illam quam confirmavit sibt papa Innocentiuns sine bulla ; postea fecit aliam breviorem et haec perdita fuit ; postea illam quam papa Honorius con- firmavit cum bulla... Postquam vero secunda regula perdita fuit, ascendit in quemdam montem... ut faceret ALIAN REGULAN quam CunisTOo bBOCENTE scribi fecit (2). Pour M. Sabatier, le Speculum et la Iégende étant sortis de la plume du frère Léon, ces expressions identiques «liam regulam...….. Christo docente, auraient désigner une seule et même règle, en- core plus clairement que pour tout autre critique.

Au risque d abuser de la patience du lecteur, je dois entrer ici dans l'examen approfondi du chapitre XVI de la légende, se trouve le passage en question. Les éditeurs de cette légende dans son intégrité, arrivés à ee chapitre, font la réflexion suivante : « Le récit est ici un peu confus et embrouillé, « un po’ confuso ed intricato », parce qu'il se rapporte à une période dont les Trois Compagnons ne furent pas lémoins » (3. J'ai voulu rapprocher cette note des éditeurs de la /egenda integra de Fappréciation de M. Sabatier sur ce même chapitre ; il écrit que dans leur légende les T. C. « débutent en cherchant à faire œuvre de compilateurs ; mais à mesure qu'ils avancent, leurs sou- venirs deviennent plus précis, plus saisissants, plus dra- matiques, les compilateurs disparaissent, les témoins ar- rivent. Ces caractères éclatent dans les chapitres XV et XVI de la légende. On s'apercoit du premier coup que les faits

(1) Bullarium Franciscanum, tom. 4, p. 2: «Cum dilecti ».

(2) Speculum perfectionis, p. 1 et 2. (3) La leggenda . nella sua vera integritu, p. 17%, en note,

DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 37

sont groupés el s ÿ suivent dans un ordre organique, et déjà cette remarque tout extérieure nousindique que nousn’avons pas affaire à des compilateurs. Sauf dans des cas spéciaux, le compilateur ignore la chronologie, il la fuit mème comme un piège ; il isole les récits et bouleverse leur succession; l’his- toire la plus suivie devient, lorsqu'elle a passé par sa plume, une collection d'anecdotes. Ici, c’est le contraire qui aura été fait. Si l’on peut prouver d’abord quecette succession des faits est exacte, et en second lieu qu'elle n’est fournie par aucune des prétendues sources de notre légende, il faudra bien en conclure que non seulement la légende des 3 Soc. n’est point un pastiche, mais qu'elle est la source par excellence ». Mal- heureusement M. Sabatier ne fait point la preuve dont il parle, il continue : « en faisant une analyse minutieuse du chapitre XVI, on n’y aurait pas seulement trouvé une marche des évé- nements originale, mais un grand nombre d'indications d'autant plus significatives qu'elles sont très importantes et qu'on les chercherait en vain dans les autres sources. » Fai- sons cette analyse, « minutieuse », à laquelle nous invite le savant critique,et eXaminons si nous trouvons cette « marche des événements originale ».

Le chapitre commence par mentionner l'institution des Ministres Provinciaux (1217), puis les persécutions subies par les frères en Allemagne et en Hongrie, et leur retour (1219). Vient ensuite, quoique puisse dire M. Sabatier, l’ap- probation de la Règle, non de l’ancienne,mais de la nouvelle, aliam regulam Christo docente compositam (1223). Nous revenons après cela en arrière à l'institution du Cardinal Protecteur dans la personne du Cardinal Hugolin, le futur Grégoire IX ; car, d'après M. Sabatier (2), ce fut à la fin de 1220 qu'il devint officiellement protecteur de l'Ordre. La lé- gende des T. C. nous raconte à ce sujet la vision de la poule, qui détermina François à faire cette demande au Pape, et elle ajoute que quelques années après, /apsis autem paucis

annis, il vint à Rome, visita le Cardinal, qui, le lendemain

le conduisit à la cour pontificale, en lui ordonnant de prècher

(1) De l'authenticité... p.36. (2)Vie de S. Francois, p, 325%, eu note,

M D

38 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS

devant le Pape et les Cardinaux. À la suite de ce sermon, le Saint demanda au Pape le cardinal Hugolin comme protec- teur. Or d'après M. Sabatier « la fixation de cette scène du sermon devant le Pape à l'hiver de 1217-1218 ne parait guère pouvoir être contestée » (1). Suivant la légende, ce fut à Rome que François demanda au Pape le Cardinal Hugo- lin comme protecteur et eut avec lui cet entretien, rapporté tant par la légende que par Jourdain de Giano (2), tandis que M. Sabatier écrit que ce fut en 1220, à Orvieto, se trou- vait alors le Pape (3). Reprenons la suite du chapitre de la légende. Après sa nomination comme protecteur, Hugolin et d’autres cardinaux écrivirent à de nombreux prélats des lettres de recommandation pour ies frères ; (cela ressemble fort aux bulles de 1219 et 1220), et au chapitre suivant, après avoir donné aux ministres la permission de recevoir des no- vices, data licentia ministris recipiendi fratres ad ordinem, François les renvoya dans les provinces d'où ils avaient été obligés de revenir, porteurs des lettres des cardinaux et de la règle confirmée par la bulle pontificale, portantes litteras cardinalium cum regula, bulla apostolica confirmata. À la vue de ces documents, les évêques cesserent leurs oppo- sitions et recurent les frères avec bienveillance.

Tout cela est-il bien chronologiquement ordonné? Hugolin, avons-nous dit avec M. Sabatier, fut nommé protecteur en 1220 ; or, avant cette date, les Provinciaux avaient le pouvoir de recevoir des novices, témoin Hélie, ministre de Syrie, qui recevait en 1219 fr. Césaire de Spire, un des compagnoas de Francois à son retour d'Orient, avant la nomination du car- dinal Hugolin. Ce fut seulement en 1223 que la règle fut con- firmée par bulle apostolique ; par conséquent ce ne put être la présentation de cette bulle qui fit revenir les prélats hos- tiles sur leur détermination première, mais bien la bulle de 1219 leur recommandant les frères. Nous sommes bien loin, on le voit de la « marche des événemeats originale » dont parlait M. Sabatier. C'est pourquoi, en attendant la preuve à laquelle il faisait allusion, nous persistons à dire, avec

(1) Vie de saint Francois, ibid, (2) Chrontiea X 1%, ap. Analecta Franciscana, tome 1, p. 5. (3) Vie de saint Francois, p. 178.

DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 5ÿ

4

les PP. Marcellin et Théophile, que ce récit est « un peu confus et embrouillé » et, nous appuyant sur l'au- terité de M. Sabatier, nous conclurons que de l'absence de chromologie dans ce chapitre XVI il résulte à l'évidence qu'il est l'œuvre d'un compilateur et non d'un témoin. La conclusion sera la même peur toute la légende. |

Son auteur voulait être complet et, dans ce but, quand il ne savait comment fondre ensemble les récits quelquefois un peu discordants qu'il avait sous les yeux, il se contentait te les mettre bout à bout. Nous en avons un exemple frap- pant dans le chapitre XIT, nous trouvons successivement les deux narrations .de Celano sur l'audience accordée par Innocent [IT à Francois et à ses premiers frères, quand ils se présentèrent à lui pour faire approuver leur genre ce vie.

Je ne prétends pas reproduire ici toute la démonstration des Arelecta Bollandiana ; ceux que la question intéresse doivent avoir ce travail entre les mains. Je ne reprendrai pas non plus tous les arguments de M. Sabatier pour- tâcher de la réfuter, je me contenterai de dire que sile P. Van Ortroy a pu établir les sources évidentes de nombreux passages de la légende en cause, on ne saurait lui faire un grief de n'avoir point poussé son travail jusqu'aux dernières Hmites. M. Sa- batier est le premier à se plaindre dela perte de nombreux documents : le compilateur de la légende dite des T. C. pou- vait fort bien les avoir sous les yeux et y puiser des récits dont la provenance nous échappe. Arrivons donc à l'examen de la dernière question que nous devons examiner ; les Trois Compagnons ont-ils réellement écrit quelque chose sur leur Père, et dans le cas affirmatif qu'est devenu leur travail ?

Noa, répondent les Analecta Bollandiana, les compa- gnons du Saint n'ont composé aucan travail historique sur lui ; cependant leur œuvre existe « mais il faut qu'on la cherche et qu'on la reconnaisse elle se trouve, à savoir dans in seconde Vie composée par l'homas de Celano. Il

2 14

. = Æn si!

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"+

. 40 LA LEGENDE DE SAINT FRANCOIS

n'est point malaisé de s'en convaincre, si l'on prend la peine de lire et de rapprocher avec attention et liberté d’esprit le dernierchapitre et le prologue de cetouvrage. Ce chapitre est intitulé : Oratio sociorum Sancti ad eumdem. C'est une prière que les Socit adressent à leur père, après s'ètre acquittés de leur devoir de biographes... mais ils n’ont pas été seuls à accomplir ce travail. Une collaboration précieuse leur est venue de celui qui avait déjà écrit une première fois la vie du Saint... C’est donc le résultat de leurs communs efforts qu'ils offrent au séraphique patriarche. Celano a tenu la plume et a pour ainsi dire écrit sous la dictée des intimes du saint... Grâce au langage de la prière finale il n'est pas permis d'in- terpréter le sous, par lequel l'auteur se met en scène dans le prologue, comme un simple pluriel de rhétorique. Ce sont bien les intimes du saint qui parlent et qui écrivent sur les injonctions du dernier chapitre général et du ministre gé- néral Crescentius... C’est le fruit d'un lourdet conscien- cieux travail en commun qu'ils se permettent d'envoyer à leur chef. Assurément le prolouue et la fin de la deuxième vie portent l'empreinte du style de Celano : il s'ensuit tout simplement que celui-ci n'a pas été étranger à Ja rédaction de l’ouvrage, mais ce sont autant les idées d'autrui que les siennes propres qu'il exprime ».

Je ne sais pourquoi le P. Van Ortrov, qui a si soigneuse- ment rapproché tous les passages de la légende dite des T. C. des sources auxquelles ce récit est emprunté, n'a pas fait le même travail pour la lettre d'envoi. En constatant que beaucoup d'expressions de cette lettre se retrouvent dans le prologue de la seconde lérende de Thomas de Ce- lano, il aurait peut-être conclu d'une facon plus formelle que « cette lettre est l'œuvre d'un faussaire », comme ilse contente se l'insinuer. Pour moi ces rapprochements ont un effet absolument contraire, et 1ls me confirment dans l'idée que la lettre est authentique et qu'elle accompagnait un travail écrit par Îles signataires de cette missive. Thomas de Celano avait cette lettre et ve travail sous les yeux en écrivant la /egenda secunda et son prologue, et mème il pouvait avoir auprès de lui les compagnons pendant la rédaction de son Wemoriale, bien que l'emploi de leur re-

DITE « DES TROIS COMPAGNONS » : ni

cueil suffise pour expliquer le pluriel de son prologue (1).

Il ne sera pas inutile, avant d'aller plus loin, d'étudier briè- vement la question de l'authenticité de la lettre des T. C., car de cet examen résultera la certitude sur le document qu'elle accompagnait. Nous répondrons ainsi au doute exprimé par les Anatecta Bollandiana qui écrivent que cette missive, si elle est authentique, pourrait se rattacher à quelque document franciscain aujourd’hui perdu. Il y a une

(1) Sans reproduire ici toute la lettre et le prolague de Celano, voiei eu regard les principaux passages qui démontrent la dépendance d'au texte par

rapport à l'autre,

LETTRE DES COMPAGNONS.

Cum de mandato proximi præteriti capituli generalis et vestro teneantur fratres signa et prodigia beatissimi patris nostri Francisci, quæ scire vel reperire possunt, vestrae paternitati dirigere ; visum est nobis, qui secum licet indigni fuimus diutius conver- sati, pauca de multis gestis ipsius.. sanctitati vestrae, veritate pracevia, intimare ; non contenti solum narrare miracula, .. sed etiam sanctae con— versationis cjus insignia, et pii bene- placiti voluntatem ostendere cupien- tes... Quae tamen per modum le- gendac non scribimus, cum dudum de vita sua ct miraculis... sint con- fectae legendae ; sed velut de amoeno prato flores quosdam... excerpimus.. continuatam historiam non sequentes sed multa seriose relinquentes quae in praedictis legendis sunt posita… quibus hacc pauca... poterilis fa- <cre inseri,.. Credimus enim, quod si venerabilibus viris, qui praefatas legendas confecerunt hace nota fuis- sent, minime praetcrissent..,

PROLOGLUE DE CELANO

Placuit sanctac universitati olim capituli gencralis et vobis, reveren- dissime pater,... parvitati nostrac injungere ut gesta vel ctiam dicta ylo- riosi patris nostri Francisci, nos, quibus ex assidua conversationeillius et mutua familiaritate plus cacteris diutinis experimentis innotuit, ad consolationem praesentium et poste- rorum memoriam scriberemus.

Continet in primis hoc opusculum quaedam conversionis facta mirifica, quac in legendis dudum de ipso con- fectis non fucrunt apposita, quoniam ad auctoris notitian minime perve- uerunt. Dehine vero exprimere in- tendimus et vigilanti studio decla- rare quae sanctissimi patris tai in se quam in suis fuerit voluntas boua, beneplacens et perfecta.. Miracula quaedam interseruntur, prout se po- nendi opportunitas offert...

Celano parle ensuite de la peine qu'ils ont eue pour recueillir tous ces faits, quæ non pauco labore quæsivimus, Il faut rapprocher ce passage de l'indication que donnent les compagnons dans leur lettre de tous les fréres qu'ils ont interrogés avant d'écrire leur recueil,

hE LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS

dépendance évidente entre la lettre et le prologue de la seconde légende de Celano ; mais de quel côté est la dépen- dance ? Si la lettre dépend du prologue elle ne peut être que l’œuvre d'un faussaire ; si le prologue dépend de la lettre elle est authentique et le document sera facilement retrouvé.

Disons d’abord qu'on ne voit pas trop pourquoi un faus-

_Saire aurait composé cette lettre, en se servant du prologue

de Celano, ni quel document il aurait voulu authentiquer grâce à ce faux ; après la legenda secunda il restait bien peu de chose à dire tant sur la conversion de François, que sur sa vie et ses vertus. Îl est vrai que, par la date mise'au bas de cette lettre, il aurait voulu la faire considérer comme anté- rieure à la composition de cette légende, mais pour un faus- saire il aurait été bien peu avisé: l'emploi des expressions du biographe aurait découvert la supercherie en démontrant qu’il écrivait après lui. J'ai beau chercher, je ne puis arriver à découvrir le motif qui l'aurait dirigé dans la composition de cette lettre apocryphe, et par conséquert je conclus que la lettre est authentique.

Cette authenticité admise, la dépendance du prolowue par rapport à la lettre s'explique d'elle-mème : Celano avaitentre les mains le recueil que cette Îettre annoncaïit, et il usait de la lettre comme il allait le faire du matériel historique mis à sa disposition par les compagnons (i). En somme, il n'était que l'exécuteur désigné par le général, pour remplir le vœu exprimé par les auteurs de Îa lettre, demandant que les faits qu'ils apportaient à sa connaissance fussent insérés dans la légende de leur Père, s'il le jugeait bon « quibus (legendis} haec pauca quae scribimus poteritis facere inseri, si vestra discretio viderit esse justum ». Chargé de cette mission, Celano, en historien consciencieux, ne se voulut pas attri- buer le mérite de ce nouveau recueil dont le fonds ne lui appartenait pas. C'est pourquoi, tant dans le prologue que dans la prière finale, ce sont les compagnons qui parlent.

(1) La Chronique des XXIV Généraur est favorable à cette manière de voir, Après avoir parlé de la légende des T. C, elle ajoute : « et post, frater Thomas de Celano... primum tractatum legendae beati Francisci, de vita scilicet et verbis et intentione ejus circa ea quar pertinent ad regulam com- ptlavit. (p. 262).

DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 43

Cette explication me semble fort naturelle, mais comme elle est très simple, elle a bien des chances de n'être pas admise sans conteste.

Une question se pose immédiatement : quest devenu le travail des compagnons de saint François ? Il y a bicntôt quinze ans, en étudiant le Speculum vitae B. Franciscz, je pensais trouver dans cette compilation indigeste les docu- ments qui avaient servi à Thomas de Celano pour composer sa seconde vie. Je n’ai pas à raconter ici comment mes études franciscaines furent interrompues par d'autres travaux ; passons à 1898 ; en étudiant alors le Speculum perfectionis que venait de publier M. Sabatier, cette pensée me revint immé- diatement.et même je la communiquai à quelques amis, qui ne partagèrent pas ma manière de voir (1). Comme leur opinion avait pour moi un certain poids, je résolus de réflé- chir en silence sur ce point. Au cours de mes réflexions, parut dans les Analecta Bollandiana le travail du P. Van Ortrow, qui ne me satisfaisait pas entièrement ; la collaboration des Compagnons au travail de Celano ne me semblait pas suffi- sante pour expliquer le prologue, et comme le savant Bollan- diste n'avait pas examiné la question de l’authenticité de la lettre d'envoi, il me semblait que son étude laissait ouverte une voie pouvant conduire au but entrevu. Don Minocchi avait déjà publié la première partie de son examen critique, mais il n'y traitait point la question principale ; bientôt après parut la seconde partie, dont j'avais prévu le sens, et je fus agréa- blement surpris en y trouvant exposées, avec d'assez bons raisonnements, des idées qui étaient celles que je roulais depuis longtemps dans ma tête. Pour lui, comme pour moi, le travail original des T. C. devait se retrouver dans le Specut-

(1) On me demandera peut-être pourquoi je n’en dis rien alors, On en trouve ici mème l'explication. Dans mon étude critique sur le livre publié par M. Sabatier, je m'élevai contre son opinion de vouloir attribuer tout l’ou- vragc au Fr. Léon et d’eu faire remonter la composition à 1227 ; et j'écrivais que le Speculum était une compilation, dont le noyau pouvait bien être un écrit de Fr. Léon, ou mieux des compagnons du Saint. Je n'ai point changé de manière de voir, je corrige seulement ce que je disais de la date possible de cet écrit, (Annales Franciscaines, tome XXII, p. 559). Dans la mème étude critique, j'émettais un doute sur l'authenticité de la légende traditionnelle des T. C, (ibid. p. 562, en note.)

LM. M IT 7,

fn

LL:

LA LÉGENDE DE SAINT FRANÇOIS

lum, au milieu de beaucoup d'autres documents de prove- nance diverse.

On me demandera sur quoi je m'appuie pour soutenir cette opinion, quime parait la seule admissible Voici mes raiSONS : | |

Du prologue de Celano, rapproché de la lettre d'envoi des T. C., il résulte clairement qu’il travaillait sur les documents transmis par ceux-ci au Général. Or, dans la littérature fran- ciscaine, nous ne trouvons d'autre recueil dont la seconde

légende puisse dépendre en dehors du Speculum.

Tous les manuscrits du Speculum commencent par cette note : /stud opus compilatum est per modum legend», ex qui- busdam antiquis quæ in diversis locis scripserunt et scribi fecerunt socti beati Francisci. Faut-il voir encore une super- cherie dans cette indication ? À force de voir des superche- ries partout, on finirait par nier l’authenticité des textes les plus sûrs, et je ne puis croire que les couvents franciscains aient été transformés en autant d'oflicines de faussaires, à une époque il était encore facile de découvrir la fraude.

Plus d'une fois dans les récits du Speculum nous retrou- vons les mots typiques de la lettre 720$ qui cum ipso fuimus ; ou des témoignages équivalents. Preuve que la lettre et le Speculum ne se peuvent séparer.

Le Speculum répond assez bien aux promesses de la lettre d'envoi. Ce n'est pas une légende, ce sont des faits détachés qui ne se trouvent pas dans les légendes antérieures, et ces laits sont de nature à nous faire connaître les merveilles de la vie sainte de François, ses intentions et ses aspirations, par exemple en matière de pauvreté et d'obéissance.

Toutefois, comme l'ont déclaré tous les critiques qui l'ont étudié, le Speculum entier ne peut ètre l'œuvre des T. C. Quelle part leur appartient dans ce recueil? C’est une question délicate, car, si pour certains chapitres l'interpola- ton est évidente, pour d'autres on est réduit à des appré- clations personnelles. Sans se laisser effrayer par ces difli- cultés, Don Minocchi a essayé de faire ce triage, éliminant, en donnant ses raisons, les chapitres qui lui paraissaient ne point appartenir à l'œuvre originale. Ainsi débarrassé le Speculum pouvait être accepté comme écrit par les T. C.

DIFE « DES TROIS COMPAGNONS 45

Toutefois, quelque raisonnables que parusseut les élimina- tions faites par le savant abbé, il manquait à sa thèse le témoignage d'un manuscrit présentant une rédaction du Speculum conforme à celle qu'il proposait.

N ne devait pas attendre longtemps cette confirmation ; l'année dernière le P. Léonard Lemmens, Annaliste des Mineurs, publiait, d'après un manuscrit du couvent de Saint-Isidore à Rome, un texte du Speculum, correspondant presque entierement avec celui que proposait Don Minoc- chi ({:. Les chapitres éliminés par lui ne s’y trouvent pas, il en est de mème de certains passages qu'il regardait comme des interpolations, dues au compilateur de 1318, dont le texte était le seul connu avant la publication du Manuscrit de Saint-Isidore.

A ce propos, il ne sera pas inutile de dire que le Speculum, que M. Sabatier publiait en le donnant, sur un erplicit er- roné, comme datant de 1228, ne remonte pas avant 1318, date fournie par un manuscrit du couvent de Ognissanti à Florence (2). Autant la date de 1228 était inadmissible pour cette compilation, autant celle de 1318 est acceptable et même acceptée de tous les critiques.

En tète du Speculum, édité par le P. Lemmens, se trouve cet éncipit : « In nomine Domini, incipit Speculum perfec- lionis… beatt Francisci, compositum ex quibusdam repertis in scriplis sancti fratris Leonis, socit beati Francisci, et alio- rum sociorum ejus, quae non sunt in legenda communt ». Nous n'avons donc pas encore le travail original des T. C.: néanmoins la publication du P. Lemmens est fort précieuse car elle nous fournit un texte qui se rapproche plus de l'ori- ginal que celui que donnait M. Sabatier. J’ajouterai encore que nous ne troufons probablement pas dans le Speculum loute l'œuvre des frères Léon, Ange et Ruffin. Ce qui me confirme dans cette opinion c'est le prolngue de Celano et les premiers chapitres de la Legenda secunda.Dans son pro-

(1) Documenta antiqua franciscana edidit fr. Lroxanpus Levurxs O. F. M. Pars Il. Speculum perfectionts (redactio 1.) Quaracchi, 1901.

(2) Minutieusement décrit par Don Minocchi dans son travail souvent cité, La date de ce manuserit est environ 1370. (CF, Sabatier, Tractatus de Indul- Senlia Portiunculae, p. CXXXV.\ :

46 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS

logue Celano écrit : « Continet in primis hoc opusculum quae- dam conversionis facta mirifica, quae, in legendis dudum de ipso confectis non fuerunt apposita, quoniam ad auctoris nott- tiam minime pervenerunt». Le recueil des T. C. devait donc, ou tout au moins pouvait, renfermer une partie de ces détails nouveaux sur la jeunesse et la conversion de François. Je fe croirais d'autant plus facilement que, dans la légende tradi- lionnelle, que nous avons ditèêtre une compilation de la fin du XIII‘ siècle, nous trouvons ces détails reproduits d'une facon un peu différente de celle de Celano, et que l’on y trouve quelques autres petits détails omis par Celano, comme nous le voyons faire pour les autres récits du Speeulum (1). Le compilateur pouvait fort bien avoir sous les yeux le texte des T. C. et ainsi s’expliqueraient ces différences. |

Nous aurions aussi l'explication de l'éncipit que nous trouvons en tête de tous les manuscrits de [a légende tradi- tionnelle : /aec sunt quædam scripta per tres socios Beati Francisci de vita et conversatione ejus in habitu sæculari, de mirabili et perferta conversione ejus, et de perfectione origunis et fundamenti ordinis in tpso et in primis fratribus. L'auteur inconnu avait sous les yeux l'écrit des compa- wnons, il y puisait abondamment et il attribuait aux au- teurs de la partie principale ce qu'il prenait ailleurs, pour donner une forme de légende à leur récit, composé de faits détachés. Toutefois ce n’est qu'une conjecture que je livre aux méditations des autres critiques (2). Si on l'admettait, on aurait encore une explication plausible de la présence, dans tous les manuserits, de la lettre d'envoi en tête de la lé- gende traditionnelle.

(4) Voir la réponse de M. Sabatier à l'étude des _faalecta Bollandiana : De l'authenticité de la légende dite des TC. p. 6 et ss. Je ne veux pas ap- prouver, en citant M. Sabatier, ce qu'il dit dans ces pages du dosage du mer- vettleur, Avec mon explication, il n'est pas besoin de recourir à ses principes de critique.

(2) On ne manquera pas de m'objecter lfnonyme de Pérouse des Bollan- distes, S'il n'étaitpas un faussaire iltravaillait sur des documents Originatix « ego qui acta corum \idi ». Alors serait-il contraire à ma conjecture 9 H prouverait l'existence de récits que nous n'avons plus. Les fragments publiés par les .{cta Sanctorum permettent difficilement les rapprochements qui se-

cuicnt utiles pour porter un jugement sur son œuvre.

DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 17

Nous voici arrivés à la fin de cette longue dissertation sur la Légende dite des Trois Compagnons. Il me semble bon d'en réunir les diverses conclusions qui ont été semées au cours de ces pages.

J. La légende traditionnelle, dite des T. C. n'est pas leur œuvre ; {” c'est une légende ; elle ne peut être attribuée au notaire apostolique, Jean, qui écrivait avant 1250, car 3 cette légende n'est pas antérieure à la fin du XHH° siècle ; &elle devait commencer par le court prologue Præfulgidus ut Lucifer, qui se trouve dans le manuscrit du Vatican.

II. Cette légende écartée, il nous faut chercher ailleurs l'œuvre des T. C., car cette œuvre a existé distincte de : la legenda secunda de Celano ; ce biographe, en com- posant sa legenda secunda, avait ce recueil sous les yeux ; 3 c’est dans le Speculum que nous devons aller rechercher cette œuvre des T. C., et nous ne l'y trouvons pas tout entière ; la légende traditionnelle pourrait avoir été composée, pour les parties nouvelles qu'elle apporte, sur le recueil original des T. C.

Un corollaire de ces conclusions sera l'injustice des accu- sations lancées par M. Sabatier contre les Supérieurs de l'Ordre, coupables, selon lui, d'avoir mutilé l'œuvre des Com- pagnons. Si Crescence eut un tort,ce fut celui de se conformer au désir des auteurs du recueil qu'on lui présentait, en lui demandant de voir ce qu'il croirait bon de conserver à la postérité. Il chargea Thomas de Celano de ce soin, celui-ci utilisa les documents mis à sa disposition, les revètant des pompes de son style, laissant de côté ce qu'il croyait devoir négliger et ajoutant les informations qu'il pouvait avoir re- cueillies lui-mème ou qui lui avaient été transmises d’ail- leurs. Une fois employé par Celano,le recueil des T. C tomba dans l'oubli, ils n'avaient point eu la prétention de faire un travail devant rester dans la forme qu'ils lui avaient donnée, ni de prendre rang parmi les auteurs de ces légendes

48 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS

écrites {am veridico quam luculento sermone (1\. Par consé- quent on a tort de vouloir dresser un double catalogue des historiens de saint Francois, celui des Spirituels et celui des frères de la Communauté. Cette distinction n'existait pas au XIII° siécle et Bernard de Besse ne faisait pas œuvre de parti en ne mentionnant point fr. Léon parmi les biographes du Saint. Les autres écrits attribués au fr. Léon ne pouvaient non plus lui donner cette place. Il ne mentionna pas non plus l’auteur de la légende traditionnelle, parce qu'elle n'existait pas encore de son temps.

Nous ne trouvons pas en effet de trace de cette Légende “dite des T. C: avant la Chronique des XXIV Générau.r, vaste compilation de la fin du XIV” s'ècle, et cette mention n'est pas complètement exacte, car nous y lisons que les Compa- w#nons écrivirent sous forme de légende, per mo:lum legendue, ce qui est contraire à leur lettre mais s'explique par la légende traditionnelle que le compilateur de la chronique devaitcon- naître seulement. Cependant, comme il ne fait aucun emprunt à ce document, on ne peut rien conclure de plus précis. Le premier qui ait cité la légende sous le nom traditionnel est

Barthélémy de Pise dans son livre des Conformités, écrit en 1390, et le plus ancien manuscrit connu nous la trouvons ie remonte pas beaucoup plus haut (2).

Au siècle suivant, les manuscrits de cette légende se mul- iplièrent et presque toujours on la retrouve unie au Specu- «um, ce qui paraît établir la dépendance de ces deux docu- ments du travail original des T. C., et ce qui a fait conjec- turer au P. Van Ortroy que le compilateur de la légende aurait voulu fournir un complément à la compilation du Spe- culum, tellementil évite d'empiéter sur ce terrain.

(1, M. Sabatier tient à voir dans la lettre des T. C. «un chef-d'œuvre de malicieuse bonhomie à l'adresse des biographes officiels du saint, et ecla sous Les formes les plus achevées de l’urbanité monastique, » (Opusc. cité, p. 12) J'avouc ne pas être assez versé dans la critique interne pour découvrir ees sentiments chez les auteurs de la lettre en question. J'ai lu aussi, je me puis retrouver où, que Îles Compagnons devaient sourire malicieusement en envoyant leur travail au Général. Cette assertion me parait bien peu concorder avec le caractère de protestation indignée que l'on veut attribuer à leur légende.

(2) Le manuserit d'Ognissanti de Florence déjà cité.

DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 49

+ »

Souvent reproduite dans les manuscrits franciscains des XIV° et XV° siècles, la Légende dite des Trois Compagnons était cependant encore inédite quand les Bollandistes, pour- suivant leur gigantesque travail, arrivèrent aux saints du mois d'octobre. Après en avoir largement usé dans son Commentarius praevius, le P. Suyskens lui donnait place au nombre des légendes qu'il publiait (1).

En 1831, un anonyme, qui n'a pas encore été dévoilé, en donnait une édition d’après le manuscrit 73939 du Vatican, le seul qui contienne le court prologue: Praefulgibus ut lu- cifer (2).

Le P. Stanislas Melchiorri, Annaliste des Frères Mineurs, imprimait en 1856 une traduction italienne de cette légende à laquelle manquaient les deux derniers chapitres, mais en revanche largement interpolée (3). Cette traduction était pu- bliée d'après une copie de la fin du XVI* siècle, mais la langue dans laquelle elle est écrite doit lui faire assigner une origine antérieure. C'est la ICgende que les PP. Marcellin de Civezza et Théophile Domenichelli ont rééditées comme donnant le texte intégrd de l’œuvre des compawnous.

Cette légende italienne fut traduite en français par l'abbé Symon de Latreiche et parut à Paris en 1862. Le traducteur se donna beaucoup de peine pour donner une tournure an- tique à sa version, sans arriver à y faire passer le charme et la simplicité du texte italien (4).

À) Acta Sans:torum, tome Il du mois d'octobre.

(2) Vita S. Francisci de Assisio, a Leone, Rufino, Angelo, ejus sociis scripta, dictaque Legenda trium sociorum, ex cod. Bibliothecae Vaticanae N. 7339. Pisauri 1831.

(3) Leggenda di san Francesco d'Ascesi scritta dalli suoi compagni che tult'hora conversavano con lui. Recanati, 1856. Le manuscrit, aujourd'hui perdu, portait la date de 1577, ct appartenait au couvent des Capucins de Sau Severino dans les Marches.

(1) Légende de saint François d'Assise par ses trois compagnons, manus- crit du XIIIe siècle, publié pour la première fois par l'abbé Sxmox De La- TREICHE, chez Rousseau-Leroy, à Arras, et chez (iaume frères et Puprey, rue Cassette 4, ct Lesort, rue de Grenelle 3, à Paris, 1862.— Trois ans après, les exemplaires restés en magasin furent pourvus d'un nouveau titre portant

FE. F. VIN. 4

LD

50 LA LEGENDE DE SAINT FRANCOIS

En 1880, avec plus de bonne volonté que de critique, le chanoine Amoni rééditait le manuscrit du Vatican, si nous en croyons son titre, mais en réalité il ne suivait d’une facon absolue ni ce texte, ni celui donné par les Bollandistes. Il y ajoutait en regard la traduction italienne, éditée par le P. Melchiorri, elle correspondait au latin, rejetant le reste à la fin du volume, mais il modifia souvent le vieux texte (1).

Monseigneur Faloci Pulignani la publiait à son tour en 1898, d'après un manuscrit des archives des capucins de la pro- vince d'Ombrie (2).

À la fin de la même année les PP. Marcellin de Civezza et Théophile Domenichelli donnaient au publicleur légende dans sa prétendue intégrité, dont nous avons longuement parlé (3).

Malgré toutes ces éditions successives il n’y a pas encore une seule édition critique de la Légende des Trois Compa- gnons, chacun des éditeurs précédents ayant reproduit un texte différent, sans entrer dans l'examen des variantes que peuvent présenter Îcs nombreux manuscrits de ce document. Quand on sera arrivé à une solution de la controverse résu- mée dans ces pages, quelque critique entreprendra peut- être cette édition.

Outre la traduction de l'abbé Symon de Latreiche, que la langue employée suffisait à rendre impopulaire, nous avions depuis quelques années celle de M. l'abbé Huvelin (4). Bien

Deuxième édition, Paris, P. Lethielleux, 23 rue Cassette, 1865. La superche- ric est évidente car le papier du nouveau frontispice est différent de celui du volume.

(1) Legenda Sancti Francisci Assisiensis & Beatis Leone, Rufino, Angelo, ejus socits scripla, quæ dicitur legenda trium soctorum, ex cod. membran. Biblioth. vatic. num. 7559. Roma 1880.

(2) Sancti Francisci legendam Trium Sociorum ex cod. Fulg. edidit Micuaer Faroci PuLiGNaxr sacerdos Fulginas. Fulginiæ 1898.

(3) La Legenda di San Francesco, scritla da tre suoi Compagni, (legenda trium sociurum), pubblicata per la prima volta nella sua vera integrita daï Padri Marcellino da Civezza e Teofilo Domenichelli dei Minori, Roma 1889. Pour être complet je dois mentionner une traduction française de cette légende, en cours de publication dans la Voir de Saint-Antoine.

(:) Légende des Trois Compagnons. La vie de S. Francois d'Assise racontée par les frères Léon, Ange et Ruffin, ses disciples traduite pour la premièrr fois du latin, précédée d'une introduction, par AL. l'abbé Huvelin. Paris, 1891. M. Huvclin sans doute ne devait pas connaitre la traduction de l'abbé de Latreiche.

DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 51

qu'il dise traduire le texte du manuscrit du Vatican, il a sim- plement traduit l'édition Amoni, qui, comme nous l'avons dit, s'en écarte souvent. Il a aussi omis le prologue. Gette traduction est d'une lecture agréable, mais elle manque souvent de précision.

Enfin l'an dernier, Madame Arvède Barine a donné de la légende traditionnelle une traduction que je dirai presque un chef-d'œuvre et un modèle du genre (1). Il y a bien ci et quelques inexactitudes, qu'il sera facile de faire dispa- raître dans une seconde édition que je souhaite vivement, à condition toutefois qu'on n'y retrouve pas la Vie de saint François qui forme la première partie du volume.

On a accusé très à tort Madame Barine d’être disciple de M. Sabatier. Ce serait plutôt le contraire, car l'étude sur saint François a paru dans la /evue des Deuxr-Mondes au mois de juin 1891. Dans cette seconde édition de son travail, l’au- teur n'a apporté que des modifications insignifiantes. Cette étude avait été écrite pour la Æevue des Deur-Mondes à la suite de la publication de l’Histoire de saint François par M. l'abbé Le Monnier, qui était qualifiée « d'ouvrage remar- quable par l’érudition, la largeur d'esprit et la sincérité ». Ces éloges ont disparu de la réédition et aux auteurs cités en 1891, on a ajouté simplement « les remarquables travaux récemment publiés par M. Paul Sabatier ».

Dans son aperçu sur la vie de saint Francois, écrit avecun incontestable talent d'analyse, Madame Barine qui-est pro- testante, se laisser aller à des appréciations erronées, pour ne pas dire injustes, sur l'Église romaine et la puapauté au moyen ôge. Ecrivant pour la Revue des Deux-Mondes, dont l'esprit s'est modifié depuis dix ans, elle sacrifia aussi au milieu et, si mes souvenirs sont exacts, en particulier au sujet des Stigmates. Si tout dans le fond de ce récit ne peut être accepté par le lecteur catholique et même si l'on ne peut recommander cette lecture,c’est d'autant plus fhchiéux que ces pages sont d’une facture exquise et peuvent être données comme inodèle aux hagiographes.

Quant à la traduction de la légende je ne résisterai pas

(4) Anvève BaminE, Saint Francuis d'Assise et la Légende des Trois Com- pagnons, Paris, +901. ds

32 LA LÉGENDE DE SAINT FRANCOIS

au désir d'en mettre quelques lignes sous les yeux du lecteur. Je placerai en regard le texte latin et la version de l’abhé Huvelin. Ce sera la meilleure preuve de Ia supériorité de la nouvelle traduction. Je prends au hasard au milieu du cha-

pitre dixième.

TRADUCTION DE NM. Huveuix.

Partout 1ls parais- saient, leur costume, leur genre de vie exci- tait étonnement et on les prenait pour des hommes des bois. Quant à eux, c'était toujours avec des paroles de paix qu'ils entraient dans les villes ou dans les vil- lages, dans les châteaux ou dans Îles maisons. Toujours ils prèchaient l'amour du créateur, la crainte de sa Justice et Fobéissance à ses commandements, Quel- ques-uns les écoutaient

volontiers, d'autres pre-

uaicnt un air railleur ; presque lousles acra- blaient de questions «D'où-ètes-vous ? » leur demandait-on. « À quel ordre appartencez- vous ? » Si fatigant quil füt de satisfaire à toutes ceseuriosités, les frères s y prêtaient de bonne wrâce; ils se disaient des péniteuts originaires d'Assise, mais ils ajou- aient modestement que luur fraternité n'était pas encore un ordre. Cette réponse ne désar- mait pas les soupcons et | hospitalité leur était souvent refusée comme a des gens suspects qui, une fois dans la maison, pourraient bien y com- mettre quelque larcin ; ils se réfugiaient alors sous un portique d'és “lise ou de palais.

. quam

TEXTE LATIN.

Quicunque autem eus videbant, plurimum mi- rabantur, eo quod ha- bitu et vita dissimiles crant omnibus, et quasi silvestres homines vide- bantur. Quocumque ve- ro intrabant, civitatoim seilicet vel castellum, aut villam vel domuin, annuntiabant pacem, confortantes omnes ut ti- merent et amarent crea- torem cocli el terrae, ejusque mandata serva- rent. Quidam libenter, eos audichaut ; alii ce contrario deridebant, plerique quaestionibus fatigabant, quibusdam dicentibus : Undecstis? aliis quaerentibus quis esset ordo ipsorum,. Quibus licet esset labo- riosum tot quacstioni- bus respondere, semper tamen confitchantur, quod erant viri poeni- tentiales de civitate As- sissii oriundi ; nondum enim ordo eorum dice-

batur religio. Multi VCrFO €OS deceptores,

vel fatuos judicabant, et uolebant cos recipere in domos suas, ne tan- fures res suas furtive auferrent. Prop- terea in multis locis, post illatas eis multas ijurias, hospitabantur in ecclesiarum portici- bus vel domorun.,

TRADUCTION DE Mie A.

BaRINE. Tous ceux qui les. voyaient s'étonnaient,

car ils ne ressemblaient à personne par le vète- ment et par le genre de vie, et paraissaient presque des hommes sauvages. Partout ils entraient, ville ou chà- teau, maison ou ferme, ils annoncaient Ja paix, avertissant chacun d'ai- mer et de craindre Île créateur du ciel et de la terre et de garder ses commandements. Quel- ques-uns les écoutaient avec plaisir (1), la plu- part les tourmentaient de questions et leur di- salent : « D'où vous ? » D'autres leur demandaient à quel ordre ils appartenaient. Quoiqu'il fût fatigant de répoudre à tant de questions, ils avouaient cependant avec simpli- eité qu'ils étaient des pénitents originaires de la ville d'Assise ; car leur société ne s'appe- lait pas eucore un ordre religicux. Souvent on les prenait pour des fri- pons ou pour des fous, et on ne voulait pas les recevoir de peur qu'ils n'emportassent des choses furtivement, comme des voleurs. Aussi en plusieurs en- droits il leur fallnt, après avoir subi beau- coup d'injures, passer la nuit sous le porche des églises ou des maisons.

ctes-

(1) Trois mots ont été ou- bliés dans la traductien.

DITE « DES TROIS COMPAGNONS » 53

« J'ai tàché, dit madame Barine, de conserver, dans ma traduction le plus que j'ai pu de la candeur et de l'adorable gaucherie de ces hommes simples, si étrangers à toute préoc- cupation littéraire ». Selon moi le traducteur est trop sévère pour l'auteur de la légende, car je ne saurais y trouver aucune gaucherie. Elle est écrite avec candeur et simplicité : c'est son charme, et le mérite de la traduction est d’avoir res- pecté ces qualités. Car bien que j'efface du frontispice de cette légende le nom des Compagnons de saint François, elle demeure néanmoins pour moi, suivant le jugement de M. Sabatier, « une des productions les plus délicieuses du moyen-âge ».

P. EbouaRD D'ALENCÇON, Archiviste gén. des Min. Capucins.

LE SAINT-SUAIRE DE TURIN

DEVANT L'ACADÈMIE DES SCIENCES DE PARIS

DEUX FAITS NOUVEAUX

Suite) (1).

En mai 1898 eut lieu à Turin l’ostension du saint-suaire Le chevalier Sccundo Pia recut l'autorisation d'en prendre la photographie. Un instantané ne donna aucun résultat : une autre pose prolongée donna une épreuve satisfaisante. Bien plus, à son grand étonnement, celte épreuve portait une image plus nette, plus vivante, plus vraie que celle qui pa- raissait sur le linge. Or dans les photographies ordinaires l'épreuve, on le sait, est un neécatif, sur lequel les blanes de l'original sont rendus par des noirs et réciproquement : si nous photographions par exemple un homme blanc, sur l'épreuve il sera noir comime un nègre ; un nègre,au con- traire, apparaitra blanc.Pour obtenir les vrais tons du modèle il faut tirer une nouvelle épreuve du négatif, et l’on obtient un positif, qui, renversant à son tour les tons du négatif, donne les vraies couleurs du modèle.

Le chevalier Secundo Pia s'attendait done à voir venir en noir sur son négatif les traits de la figure et du corps de Notre- Seigneur, imprimés sur le suaire, le contraire eut lieu, ils furent rendus par des blancs, et l'on eut du premier coup un positif.C'étaitcontraire auxlois ordinaires de la photographie.

+

(1) Voir le fascicule de juin.

LE SAINT-SUAIRE DE TURIN 05

Il fallait chercher une explication à ce fait. Beaucoup se mirent bien vite à crier au miracle. M. À. Loth se fit l'écho de ceux- e1 et publia une brochure, il essayait d'établir la vérité du miracle, et par le miracle l'authenticité de la relique. Nous avons dans nos études mis nos lecteurs en garde contre ces conclusions trop précipitées et un remarquable article de M. Lajoie (1) donnait une explication naturelle du phénomène d'après les lois de la photographie. C'était une explication, on aurait pu en apporter bien d'autres égale- ment plausibles (2).

La discussion, longtemps ardente, s'était assoupie, lorsque le 21 avril 1902, M. Vignon, par l'intermédiaire de M. Delage, présenta à Académie des sciences de Paris une nouvelle explication du fameux négatif. Son explication, tout en écar- tant le miracle, n'en concluait pas moins à l'authenticité in- discutable du saint suaire. Cette nouvelle, car la cominuni- cation a revêtu ce caractère, a été aussitôt reproduite, discu- tée, commentée par tous les journaux et revues, et généra- lement dans un sens favorable. Et comme la communication à l'Académie annonçait un volume de 15 francs publié chez Hachette, sur cette question, on peut dire que l'ouvrage de M. P. Vignon a obtenu le plus beau succès bibliographique quon ait enregistré depuis de nombreuses années. Nous allons résumer ici, pour le profit de nos lecteurs, l’argumen- lation de M. P. Vignon. Nous emploierons, autant que possi- ble, le texte même de l’auteur.

Le raisonnement de M. Vignon tend à expliquer cominent _le corps de Notre-Seigneur a naturellement, à cause des curconstances nn de l'ensevelissement, imprimer sur le linceul sa propre empreinte en négatif.

[Il commence par établir comment certains objets, certains corps couverts de poudres spéciales peuvent marquer sur une plaque sensible leur empreinte en négatif. « On sait, dit-il, par lestravaux de M. Colson, publiés en 1896 dans les Compte-ren-

(1) Voir £tudes Franciscaines, juin 1901.

(2) M. Vignon cite dans son livre M. Lajoie et donne ses raisons ; il y ré- pond en disant que dans le cliché du chevalier Pia 1 ne pouvait y avoir sur- exposition, attendu qu'il avait employé des plaques exigeant une très longue pose. (Le Linceul du Christ. p. 16.) |

LE SAINT-SUAIRE DE TURIN

dus de l'Académie des Sciences, que le zinc fraîchement de- capé émet, à la température ordinaire, des vapeurs capables de voiler les plaques photographiques dans l'obscurité. On savait par les recherches de Russell que les stries d'une lame de zinc se reproduisent sur la plaque photographique. Mais de à réaliser l’image d’un objet en relief, il y avait loin. Nous avons réussi à obtenir des images soit avec des médailles saupoudrées de zinc, soit avec des bas-reliefs ou des objets en ronde-bosse en plâtre et frottés de poudre de zinc. Ces images sont des négatifs non pas par l’interversion des clairs et des ombres, puisqu'on opère dans l'obscurité, mais par le fait que les reliefs donnent des impressions plus énergiques que les creux. Pour les interpréter il faut donc les intervertir photographiquement : on obtient alors des images positives dans lesquelles l'échelle des reliets est scrupuleusement respectée... __ « Le caractère vraiment spécifique des images négatives

qui proviennent des actions à distance réside dans le fondu des contours. La limite de la partie visible résulte pour l'œil du reploiement de la surface. Si ce reploiement a lieu à une faible distance du plan récepteur le contour est encore mar- qué quoique vaguement ; mais, si ce reploiement ne se pro- duit qu'à une distance supérieure à celle à laquelle les vapeurs agissent, il n'en est tenu aucun compte dans l'image. qui s atténue progressivement sur ces bords, jusqu'à arriver : à la disparition complète. » |

Les corps enduits de certaines substances activesimpriment

donc sur une surface, sensible, au sein même de l’obscurité, leurs reliefs tenus en contact avec cette surface ou assez peu distants, pour que les vapeurs de la substance active puissent atteindre cette surface. La plaque sensible recoit l'empreinte énergique des reliefs, tandis que les creux ne S y impriment qu'en 1aison inverse de leur profondeur.

Dans la seconde partie de sa thèse, M. Vignon établit comment le linceul sur lequel fut déposé notre divin Sau- veur, à cause des aromates quil'imprégnaient, constituait une excellente surface sensible, capable de recevoir l’action des reliefs, et comment le corps de Notre-Seigneur, à cause

DEVANT L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS

ot =!

des sueurs de l'agonie qui durent l’inonder, se trouvait recou- vert d'un élément actif, la sueur, riche en urine, capable d’agir sur le linceul imprégné d'aromates et d’y imprimer les reliefs du corps du Sauveur.

« Nous avons aussi réalisé des images négatives, continue- t-il, en faisant agir des vapeurs ammoniacales sur des linges imprégnés d'une mixture obtenue en incorporant de la poudre d’aloës à l'huile d'olive. On sait que l’aloès contient un principe qui brunit en s'oxydant sous l'influence des alca- lis en atmosphère humide.Les vapeurs ammoniacales peuvent provenir d'une solution de carbonate d'ammoniaque, mouil- lant, par exemple, une main de plâtre gantée d’une peau de Suède. On obtient encore une sorte d'empreinte de la main, empreinte modelée négativement, dégradée sur ses bords, déformée par défaut dans les points la main aura été trop écartée du linge, par ercès dans les régions le linge aura enveloppé la main. La fermentation de l’urée, fermen- tation qu’on provoque facilement en l’additionnant d'un peu d'urine, provoque la fermentation d'un carbonate d'ammo- niaque, et détermine un brunissement de l’aloès. La fermen- tation d'une sueur fébrile, riche enurée, conduirait au même résultat, ainsi qu'il est classique (1). »

Après cet exposé général, M. Vignon faisait l'application de ces principes scientifiques au suaire de Turin : l’Académie n'a pas jugé à propos d'insérer cette partie de la communica- tion dans ses comptes-rendus. Nous ne pouvons donc la reproduire. Mais un interview du Gaulois permettra de nous faire une idée exacte des conclusions de l’auteur :

« Pour vous, demande-t-on à M. Vignon, les images révé- lées par la photographie du saint-suaire se sont-elles eflec- tuées spontanément, en dehors de toute fraude, mème pieuse ? Comment en douterais-je ! Regardez la photo- graphie de près. Vous y retrouverez les stigmates, autre- ment dit les traces des blessures du Christ, tels qu'ils res- sortent des récits évangéliques. Les livres sacrés disent, vous le savez, que le Christ a été flagellé, crucifié, couronné d'épines et que son flanc a été percé d’un coup de lance.

(1) Comptes rendus de l'Académie des sriences, 21 avril 1902.

58 LE SAINT-SUAIRE DE PUÜRIN

« Or les traces de ce quadruple supplice sur le corps dont le saint-suaire de Turin a conservé l'empreinte sont beau- coup trop précises, concordantes, d’un réalisme trop con- forme aux lois Je l'anatomie, aux conditions spéciales dans lesquelles l'empreinte s'est produite pour que la main d’un fraudeur s’y puisse reconnaître. Mais si cet imposteur avait été homme à trouver pareil accent de vérité, il n'aurait pas osé, ne fut:ce que pour ne pas compromettre le succès de sa supercherie, s’écarter des traditions populaires. I n'aurait pas placé le clou il est dans le suaire, c’est-à-dire au poignet ce qui est conforme aux exigences anatomiques, mais bien au milieu de la main, selon la traditiou acceptée à la légère et suivie par les artistes de tous les temps.

« Mais l'authenticité du suaire éclate plus nettement encore pour quiconque a fait, en se regardant dans une glace, cette simple observation qu'il y voit à gauche ce qui est sur lui à droite. Les peintres ont mis à droite la plaie du côté du Christ ; ils ont eu raison au point de vue de l'art puisqu'ils font un portrait et se trouvent en face du modèle. Mais le suaire n'avait qu'à tenir compte du renversement du sens des images résultant de l'empreinte, c'est pourquoi la plaie du côté s’y trouve à gauche.

« Autreraison d'écarter l'hypothèse d'une fraude artistique. Le Christ du suaire est nu. Orun artiste soucieux de frap- per l'imagination: des fidèles n'aurait pas osé appeler le re- gard sur cette. nudité, en représentant les stigmates notam- ment ceux de la flagellation. La main d'un fraudeur ne se trouve pas plus dans Le rendu des stigmates caractéristiques du Christ que dans Fexécution du modelé général des linages.

« En somme il ne peut y avoir de fraude ni pour l'exécution des blessures, ni pour le rendu sincère de l'image ; done, puisque les stigmates désignent le Christ, logiquement et sans autres hypothèses, nous devons conclure à l'authenticité du suaire de Turin.

« Mais ce qui domine toutle problème, c’est son côté esthé- tique. La physionomie du Christ se révèle plus expressive, plus adéquate à sa personnalité morale d'après l'empreinte, que dans tous les portraits faits de lui, mème par d'immor-

DEVANT L’ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS 59

tels artistes. Aucun pinceau n'a rendu comme ce linge l’ad- mirable sérénité du supplicié supérieur à ses tortures, la douceur de la victime pardonnant à ses bourreäux. (1) »

\vant de porter un jugement sur les conclusions de M. Vignon, nous avons tenu à les mettre sous les veux de nos lecteurs exposées par l'auteur [ui-mème. On ne pourra nous accuser d'avoir diminué la force de ses preuves et de son argumentation. Abordons mairtenant la critique :

Il est un point qui, dans toute cette affaire, nous laisse in- finiment perplexe. C’est l'interprétation mème de la photogra- pluie. Chacun y à vu exactement ce qu'il voulait y trouver, au. mieux des intérêts de sa thèse; et 1] va sans dire que, les thèses étant opposées le plus souvent, les auteurs y ont vu les choses les plus contradictoires. Suivons par ordre de date : |

D'après M Colomiati, provieaire général de Turin (2), li- mage du suaire n'est pas l'œuvre d'un artiste parce que les traits y sont trop grossiers : « Les deux figures sont faites avec des taches et n’ont pas de contour bien défini. Un peintre ne fait pas de figures aussi imparfaites au point de vue artistique... « Les deux figures sont plus grosses que nature. Cela montre que le cadavre fut enveloppé par le liu- ceul, qui touchait aussi les membres par côté, et qui en à pris l'empreinte. Le linceul étant étendu, les fiwures appa- raissent comme élargies ; de plus on voit que la fisure pos- térieure présente des membres plus amples que la figure antérieure, notamment les jambes, parce que le cadavre posé à plat sur une moitié du suaire fut couvert de l'autre moitié par dessus... »

_ En un mot M# Colomiati trouve dans l'inspection de la photographie la preuve indiscutable que l'image du saint-

(4) On s’est extasié bien à tort, semble-t-il. sur + caractère esthétique de l'image. On devrait se rappeler que le siècle elle est apparue était le siècle de Giotto. De plus toutes les raisons apportées ici sont très exagérées ; ainsi On trouve des Crucilix portant la plaie du côté à gauche, Le suaire de Besancon présentait le Christ entièrement nu ; les historiens de la relique de Turin prétendent au contraire avoir vu un liuge autour des reins du Christ imprimé sur ce suaire.

(23 Voir Hevue des Sciences ecclésiastiques, décembre 1899, p. 515-516.

60 LE SAINT-SUATRE DE TURIN

suaire esl une empreinte, produite naturellement par le con- taet des membres du Sauveur sur le linge, Les traits y ap-. paraissent par développement et non par projectiôn ; aussi les parties arrondies ou anguleuses du corps sont-elles dé- _mesurément élargies. « Quel est le peintre, dit-il, qui aurait dessiné une tête dans des conditions si irrégulières ?... L'œuvre d'un peintre serait-elle aussi capricieuse ?.…

Si nous demandons maintenant à M. A. Loth ce qu'ila vu dans la mème photographie, il nous tiendra un langage dia- métralement opposé. M. Loth est un partisan du miracle. L'image s'est imprimée en négatif sur le linge ; or nulle cause humaine n'aurait pu produire, il y a dix-huit siècles, un né- gatif; donc elle a été imprimée par une intervention directe de Dieu. L'artiste, c'est Dieu, et l'œuvre est d’une perfection divine. Alors il s'ingénie à montrer l’admirable proportion et l'harmonie des parties et des contours. Ce n'est pas une ébauche grossière, telle qu'aurait pu en produire 1: contact naturel du corps reposant sur la toile, car les traits y appa- raissent par projection et non par développement.

Un troisième auteur, un savant celui-là, vient à son tour examiner le précieux portrait. Il a trouvé dans l'arsenal de la science le moyen de concilier les thèses de Mf° Colomiati et M. À. Loth. L'image est à la fois une empreinte et une pro- Jection. Elle est une empreinte du corps sur le linge, elle s'est donc produite naturellement sans miracle, comme Île veut le prélat italien et comme la science l'exige ; elle estune projection ammoniacale partant du corps vers le linge ; on conçoit donc qu’elle puisse reproduire la pureté, la régula- rité, la proportion et l'harmonie des traits. En outre on se trouve en face d’un négatif parce que l'impression des corps au moyen des vapeurs émises par ces corps est un négatif. C'est la thèse de M. Loth, moins le miracle. |

Cette dernière interprétation, conciliant les contraires, devait, ce semble, rallier tous les suffrages. De fait, nous l'avons déjà remarqué, revues et journaux, toute la presse lui a fait un excellent accueil. Le Cosmos, la Nature, la Revue scientifique, trois revues qui représentent comme la droite, le centre et la gauche dans le monde scientifique sont pour une fois tombés d'accord sur une question la

\

DEVANT L'ACADEMIE DES SCIENCES DE PARIS 61

religion était en cause. Les auteurs du compromis, il est vrai, n'ont pas signé leur prose, mais ce n'est pas respect humain; pour être impersonnelle cette prose n’en est pas moins éloquente. Dans le monde catholique les Etudes, par la plume du R. P. Brucker, ont fait à la thèse un accueil sympathique, même avant le livre. Le R. P. Brucker cepen- dant a fait ses réserves ou du moins exprimé ses desiderata : « Quoi qu'il en soit, les découvertes de M. Vignon, complé- tant et expliquant celles de M. Pia, feront époque dans l'histoire du célèbre trésor de Turin. lPeut-ètre détermine- ront-elles ceux à qui il appartient à leur donner un complé- ment ultérieur, qui pourrait être décisif, à savoir l'examen chimique de la sainte étoffe elle-même. » (1)

Le Correspondant reste très hésitant ou mieux très défiant. Il compte une liste de 28 suaires qui tous prétendent à l'au- thenticité. Tous ont été plus ou moins étudiés, sauf un, qui est vénéré à Johanavank en Arménie. Beaucoup sont per- dus ; celui de Turin est le mieux connu, il a été le plus dis- cuté. Est-ce que les expériences de M. Vignon auront résolu le problème ? M. Louis de Meurville, l'auteur de Farticle en question, ne Île pense pas ; et il attaque les unes après les autres les affirmations de ce savant : « Mais pour que cette théorie (de M. Vignon) soit applicable au linceul du Christ, il faut que le corps n'ait pas été lavé, parce qu'alors il ne serait pas resté de sang caillé, que les aromates aient été versés sur le linceul et non pas sur le corps, ce qui est con- traire aux usages des Juifs {2) et qu'enfin le linceul ait été tendu sans un pli sur la face antérieure du corps et n'ait pas touché les côtés, ni les côtés du bras, ni les côtés du corps,

(1) Etudes, 5 mai 1902, p. 395.

2) Voici quelques détails sur le mode d'ensevelissement usité chez les Juits d'après le Correspondant : le cadavre étendu, les bras le long du corps, tandis -que sur le suaire les bras sont croisés, comme chez les chrétiens au Moyen-Age. De plus «les Juifs ensévelissent leurs morts avec Je taleth sur la tête et sous le linceul.Le taleth est ce long châle blanc à longues franges symboliques, qu'ils portent à la synagogue » Ce taleth est sans doute le su- darium de saint Jean (XX, 7). L'explication de M. Vignou suppose qu'il n'y avait pas de sudarium. Nous devons dire, pour sauvegarder la vérité, que les momies anciennes présentent parfois les bras croisés comme on le voit pour le Christ sur le suaire de Turiu. On ne peut done lui reprocher ce détail,

62 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN

ni les côtés des jambes, ni les côtés de la tête, ni le haut du crâne ! Le voilà, le miracle ! » s’écrie-t-1l.

Et nous le répétons avec lui. L'impression de l'image sur le suaire par le procédé scientifique de M. Vignon suppose des miracles, des impossibilités, des contradictions plus dif- ficiles à justifier que toutes les autres explications imagi- nées jusqu'à ce jour. Nous le démontrerons plus loin.

L'Université catholique consacre à cette même question, dans le numéro de mai, une note franchement hostile : « M. Chevalier reste donc vainqueur sur toute la ligne », conclut en terminant M. J. B. Martin.

Le mois suivant M. Donnadieu consacre un long article à discuter le problème au point de vue scientifique. Il met en doute d’abord l’authenticité de la photographie considé- rée dans ses détails, puis la réalité du négatif. Les raisons qu'il apporte contre la réalité du négatif ne nous paraissent pas susceptibles de s'appliquer au sujet en question. Un tableau, dit-il, peint en couleurs très actiniques, bleu ou violet par exemple, sur un fond moins actinique, soit le rouge ou le vert, donne en photographie, un négatif qui ressemble à un positif. Mais, devons-nous faire remarquer, sur le suaire l’image a été tracée en couleur rouge sur un fond blanc ; la condition exigée par M. Donnadicu n'est donc pas réalisée. Sa remarque est plus justifiée, comme nous le dirons plus loin, quand il conteste l'authenticité des détails dans l'épreuve de M. Pia. Un photographe dis- tingué, qui a vu le cliché de l'artiste italien presque aussi- tôt après le développement, nous a déclaré qu’on a « re- toucher fortement le cliché, car sur les épreuves de Turin on ne voyait pas tout ce qu'ils font voir aujourd’hui (1). »

Enfin envisageant le point de vue chimique, M. Donnadieu fait une objection qui parait encore justifiée. I] suppose, mal-

(1) On accorde généralement une confiance aveugle à la photographie ; on la regarde comme un témoin incorruptible. Rien n’est plus inexact. Tous les manuels en effet indiquent mille procédés divers pour retoucher les clichés, noircir les blancs, blanchir les noirs. la photogravure est venue à son tour, ajouter ses expédients plus nombreux encore de falsification ; il peut se faire que l'image définitive ne garde plus qu'un rapport lointain pour les détails avec le cliché primitif. |

F

DEVANT L'ACADEMIE DES SCIENCES DE PARIS : 6: gré les impossibilités relevées par le Correspondant, que la fermentation de l'ammoniaque ait pu se produire. Qu'en est- il résulté ? Ces vapeurs sont, on le sait, très volatiles et très actives. Chacun a éprouvé ce que sont les vapeurs de l'urine et de la sueur. Elles se répandent facilement au loin et y agissent activement. Elles ont en conséquence, si le suaire était sensible, l'impressionner complètement partout, sans respecter la loi des distances, et au heu d’un portrait produire une teinte uniformément noire. M. Donnadieu a mème réalisé une expérience ce résultat d’une teinte uniforme a été obtenue malgré la loi des distances. Cette preuve paraissait péremptoire. Mais à peine était-elle parue qu'on annonçait sa réfutation par une expérience contradic- toire d’un savant Belge.

« M. Donnadieu aurait peut-être été amené à supprimer lui-même sa-thèse, dit M. A. Loth dans la Vérité, si son article avait attendu un mois de plus. Car toutes ses objec- tions et observations, tendant à mettre en doute la valeur des expériences et explications des deux savents collaborateurs, tombent devant ce fait que, à la dernière séance de l’Acadé- mie des Sciences (16 juin), M. le professeur Delage a présenté un mémoire d’un savant belge M. Vanwelt, professeur à l'Université de Gand, qui a renouveléd'une manière étonnante l'expérience du Saint-Suaire lui-méme, en reproduisant par l'action des vapeurs ammoniacales sur des linges enduits des substances d'aloès, l'image parfaitement nette d'un corps en- seveli de la même manière que celui du Christ (1). »

Nous avons voulu voir le texte même du rapport puis nous nous sommes informé auprès d'un membre de l’Acadé- mie, si en dehors de la note insérée aux Comptes-rendus of- ficiels, M. Delage n'aurait pas ajouté un autre communiqué. Or voici simplement les expériences de M. Vanwelt et son rapport tout entier. Il n'y est nullement question d’une re- production quelconque de l'expérience du Saint-Suaire. On en jugera.

(4) 22 juin 1902. C'est nous qui soulignous la fin de la citation. Ce passage montre encore avec quelle précautions il faut lire les affirmations de certains journalistes passionnés. Pour eux le désir crée son objet.

?

5 | LE SAINT-SUAIRE DE TURIN |

[ n'y a ni cadavre, ni suaire, ni linge imbibé d'aloës: il \ a simplement un vase en forme de V, contenant des liquides émettant des vapeurs, et au-dessus de ce vase un papier sensible recevant de ces vapeurs l'impression d’une sil- houette en forme de V.

MM. Colson et Vignon ont démontré que certaines vapeurs donnent naissance à des images négatives à contours dégradés, en agissant sur des surfaces convenables, Mes expériences ont eu pour résultat de généraliser ces expériences.

J'ai expérimenté successivement avec l'hydrogène sulfuré, l’ammo- niaque, l'acide chlorhydrique et l'iode. Les matières sensibles et re- ceptrices étaient respectivement l'acétate de plomb, le tournesol ba- sique et l'empois d'amidon. Les matières étaient déposées, à l'état de dissolution, sur la surface d'un papier blanc lisse, et exposées à l’ac- tion des gaz, apres dessication, à l'air libre, de la surface humectée.

fFssais avec l'hydrogène sulfuré. On prut utiliser une solution d'hydrogène sulluré, une solution de sulfure d'ammonium, mieux encore un mélange de deux parties en poids de sulfure de baryum pulvérisé et d'une partie de sulfate acide de potassium pulvérisé. Le mélange qui dégage lentement l'hydrogène sulfuré est introduit dans deux nacelles placées de façon à former un V. Les porte-objets sur lesquels se trouvent posées les nacelles permettent d'élever ou d'abaïsser la sur- face dégageant le gaz de 1" à la fois; Jusqu'à environ 13%" de distance de la face sensible du papier imbihé d'acétate de plomb, les formes | du V se dessinent distinctement sur un fond plus pâle à la face infé- rieure de la feuille de papier.

Essais avec l'ammoniaque. Le carbonate d’ammonium sec et pul- vérisé ne donne pas, au point de vue expérimental des résultats satis- faisants. La solution aqueuse d'ammoniaque , au contraire, permet d'étudier les variations de distance et de concentration. Les limites, pour lesquelles la lettre V se dessine distinetement en bleu sur le tour- nesol rouge, sont 12,75 GV pour 100 : 20"%4 10,20 GV pour 100 : 20%: 7,65 GV pour 100 : 15%: 5,10 GV pour L00 : 10% 2,5 GV pour 100 : 10%® (1).

Quand la limite à laquelle les traits cessent d'être distincts est dé-

(1) Ces formules indiquent : 19 Les proportions du corps dissous pour 100 partics d'eau, et 2e les distances auxquelles ces diverses solutions

donnent un résultat satisfaisant.

DEVANT L ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS 65

passée, le papier rédctif.se colore uniformément en bleu: dans le cas de concentration élevée, les traits se dessinent très rapidement.

Essais uvec l'acide chlorhydrique. La solution d'acide chlorhydrique a donné les limites suivantes : 40 GV pour 100: 25" ; 30 GV pour 100 : 255%; 20 GV pour 100 : 20%; 10 GV pour 100 : 10". Les traits apparaissent, sur le papier bleu de tournesol, en rouge vif sur fond rouge. | |

Essais avec l'iode. La solution d'iode dans l'iodure de potassium conduit à des résulats analogues à ceux de l’'ammoniaque et de l'acide chlorhydrique. Mais, si les empreintes de sulfure de plomb sont inal- térables, chacun sait d'autre part que les empreintes basiques sur le tournesol rouge, les empreintes acides sur le tournesol bleu, les taches bleues d'iodure d'amidon sont très altérables et non susceptibles d'être conservées. La solution d'iode agit aussi plus lentement que les solu- tions d'ammoniaque et d'acide chlorydrique, en raison de l'élévation du poids atomique de l’iode, et par conséquent de son moindre pouvoir dif- fusif. Les limites avec la solution d'iode sont les suivantes: solution décinormale : 10%; centinormale : 3",

Comme on peut en juger, ces expériences au lieu de con- firmer les conclusions de M. Vignon les détruisent complè- tement. Elles réduisent en effet l’action des vapeurs actives et spécialement des vapeurs d'ammoniaque à leur juste va- leur. Ces vapeurs sont capables d'imprimer sur des surfaces sensibles (qui dans ces expériences ne sont point des linges imbibés d’aloès mais des papiers sensibles), des silhouettes, des sortes d'ombres chinoises, des profils, représentant va- guement l’objet dont elles émanent, mais leur pouvoir ne va pas au-delà.

Ces expériences contredisent, à un autre point de vue, Îles conclusions de M. Vignon. D'après ce dernier en effet, la substance active dans l’impression du suaire est le carbo- nate d'ammonium; or le rapport affirme précisément que « le carbonate d'ammonium sec et pulvérisé, ne donne pas au point de vue expérimental des résultats satisfaisants. » Or sur le corps du Christ déjà froid au moment de l’ensevelisse- ment le carbonate d’ammonium devait ètre déjà à l’état des- séché et granuleux.

Ilest d'autres empreintes de cadavres obtenues sur des

FF. VIIL 6.

!

66 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN suaires, qu'on a voulu encore apporter en faveur des conclu- sions de M. Vignon. Mais ces nouveaux arguments tournent encore contre la thèse du savant préparateur, et pour les mèmes motifs. Ils montrent clairement en effet que toutes les empreintes de cadavres obtenues sur des suaires sont des silhouettes, des ombres, des profils, et ne sont pas des portraits même si indécis qu'on les suppose.

Voici ces faits tels que nous avons pu les constater nous même pour l'empreinte de momie exposée au musée Guimet, et tels que les donne le Journal des Débats (1).

_ On a ouvert jeudi dernier au musée Guimet l'exposition des momies trouvées dans les sarcophages d'Antinoë par M. Gayet. Ici même, on à signalé un linceul recueilli dans un tombeau assyrien et reproduisant l'image du visage sur lequel il avait été placé. Est-ce une confirmation de ce qui a été dit à propos du « Suaire de Turin ». Le Journal des Débats, le premier, a publié une interview d'un de ses rédacteurs avec M. Paul Vignon. L'étofle visible dans la vitrine 21 du musée porte, en effet, la quadruplè empreinte d'une face humaine : la toile ayant été pliée en quatre avant d'être appliquée sur la figure. Mais ces em- preintes diffèrent complètement des images du linceul du Christ. Elles paraissent dues à l'oxydation des liquides bitumineux et aromatisés. Ces liquides ont simplement taché l'étoffe, et ces taches sont à contours arrêtés et d'égale intensité. C'est tout différent de ce que l'on voit sur le suaire de Turin.

existe un autre exemple et plus curieux peut-être d'empreinte sur drap du visage d'un cadavre.

Le 5 mai dernier, M. J. Joubairle, contrôleur principal des contri- butions directes à la Rochelle, avait bien voulu nous signaler le fait : « Dans votre article, nous écrivait notre correspondant, vous dites qu'on ne connait dans la science aucun phénomène de cet ordre : une étoffe s’imprimant sous les émanations d'un cadavre. » Or, je crois vous intéresser en vous faisant savoir ce que j'ai vu se produire dans les circonstances suivantes :

« Au mois de septembre 1871 ou 1872, j'avais alors treize ou quatorze ans, Je passais les vacances chez ma grand'mére, dans un petit coin perdu du Berrv. Mourut à Poulaines (Indre), à la suite d’une

(1) Journal des Débats du jeudi 12 juin 1902,

La

DEVANT L'ACADEÈMIE DES SCIENCES DE PARIS. 57

longue maladie, la jeune femme d'un serrurier. Lorsqu'on eut déposé son corps dans la bière, les personnes présentes constatèrent avec stu- peur que le profil de la morte s'était imprimé en couleur rose päle. Je vois encore cette image sur le drap qui recouvrait le traversin sur lequel reposait la tête du cadavre.

M. l'abbé Brona, curé doyen à cette époque: M. Dupuy. médecin qui avait soigné la malade et préparé comme le font les médecins de campagne les médicaments administrés, constatèrent le phéno- mène. Ces deux personnes sont mortes, mais d'autres pourraient vous certifier le fait. La famille de la jeune femme a conservé des années cette image mystérieuse. Et peut-être l'a-t-elle encore en sa posses- SION. n

L'observation est donc bien authentique. Il est probable que l'on en lrouvera maintenant quelques autres exemples encore. Un cadavre peut donc imprimer des traces sur un drap. ü

Mais ici, le processus chimique donnant lieu à l'image est différent de celui que nous a révélé M. Paul Vignon. Dans le cas du suaire de Turin, «est une émanation gazeuse du cadavre qui va peindre en quelque sorte l’image sur un drap imbibé d'une matière sensible (aloës). L'aloës brunit sous l'action des vapeurs ammoniacales. Dans le cas cité,la vapeur impressionnante a pu exister. Mais le drap ? il n'était en- duit d'aurune matière sensible ? Par quelle réaction chimique,l'impres- sion a-t-elle pu se faire ? La toile ou le coton seraient-ils donc directe- ment impressionnables aux vapeurs du corps dans certaines conditions physiques ou pathologiques? Ou bien, comme au musée Guimet, ne s'agtrait-il que de taches, d'onguent, on de substance colorante quel- conque ? On ne saurait évidemment répondre sans voir le drap.

Comme on le voit toutes ces impressions chimiques sur linges produisent des silhouettes, et non pas des portraits, comme nous l'avons fait remarquer plus haut.

Après cet exposé des faits, il ne reste plus qu'à développer brièvement notre sentiment ou plutôt notre conclusion. D’a- bord en ce qui concerne la thèse de M. Vignon nous nous rallions pleinement au jugement de M. Léopold Delisle, dans

68 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN

le Journal des Savants : elle n’a rien apporté qui puisse infir- mer en quoi que ce soit les conclusions auxquelles est arrivé M. U. Chevalier, par l'examen des titres historiques de la re- lique. Mais alors que reste-t-il de l’œuvre de M. Vignon? Comment expliquer l'accueil enthousiaste de toute la presse ? Nous allons répondre à cette double question. La thèse de M. Vignon exposée avec un talent incontestable, avec une sincérité, une persuasion communicative, repose sur une constatation scientifique du plais haut intérêt, sur un fait d'expérience nouveau, c’estce qui fait sa valeur,ce quiexplique sa fortune. Mais le fait nouveau, la loi nouvelle découverte par M. Vignon ne saurait en aucune facon s'appliquer au Suaire de Turin, c’est pour cela qu’on n acceptera pas ses conclu- sions. L'Académie des Sciences a donné ses faveurs à la première partie de sa thèse, avec raison elle a rejeté la seconde. En langage scolastique on dirait : la majeure de M. Vignon est juste et intéressante, sa mineure est fausse et dès lors sa conclusion n’a plus de valeur.

Mais pourquoiles expériences de M. Vignon ne sauraient- elles s'appliquer au suaire de Turin ? Nous allons nous expli- quer. On peut d'abord concéder à M. Vignon que le suaire fut déposé Jésus garda véritablement l'empreinte de son corps; on lui permettra de croire encore, malgré les diffi- cultés exposées plus haut{1), que ces empreintes se sont for- mées en partie par son procédé à l’ammoniaque. Les linges alors ont gardé du corps de Jésus une ébauche informe, constituée par l’action de la sueur sur les aromates, et, sans doute aussi, par les traces du sang tombé des blessures. L'existence de cette ébauche informe expliquera la tradition croyant à un suaire marqué à l'empreinte du Sauveur. Mais le suaire de Turin est-il celui-là ? Rien ne permet de l'affirmer jusqu'à présent.

Toutes les raisonsapportées par M. Vignon et ses partisans se réduisent aux deux suivantes : l'image imprimée sur le

(1) Spécialement celle-ci : comment la sueur a-t-elle pu conserver pendant des heures sur un cadavre froid son pouvoir actif? M. Vignon n'a pas dé- montré que la sueur püût ainsi conserver son pouvoir actif: il n'a mème pas établi qu'ellele possédät aucunement, il la supposé par le fait qu'elle con-

tient de Purée. Cenest pas suffisant,

DEVANT L’'ACADÈEMIE DES SCIENCES DE PARIS 69

suaire est un négatif ; cette image a le caractère essentiel des empreintes obtenues par l'action des vapeurs émanant d'un objet en relief'et agissant sur une surface sensible; et ce caractère réside dans « le fondu des contours » le vague, le flou, l'imprécision des traits et des détails : « absence de contours précis, aspect d'apparition (1) » selon la forme sous laquelle se présente aujourd'hui la photographie du saint- suaire.

Ur ces deux fondements de la thèse de M. Vignon nous semblent désormais insoutenablesen présence des deux faits suivants, que nous appelons des faits nouveaux, quoiqu'ils soient anciens, parce que personne n'a songé à les remarquer.

Le premier fait nouveau établit clairement que l'image donnée comme le négatif du saint-suaire en est le positif. C'est une description minutieuse «le la relique faite en 1534 par les Clarisses de Chambéry (2) chargées de réparer le suaire après l'incendie qui avait faillile consumer. Dans cette description, les Pauvres-Dames de Sainte-Clâire notent avec soin la place des plaies et des mains : la main gauche repose sur la droite, la joue droite est toute gonflée ; une grosse goutte de sang tache le front gauche. Or sur la photographie, qu’on nous donne comme un négatif, l’enflure, les plaies et les mains ont la disposition indiquée ici ; cette photographie est donc bien un positif, etun positif authentiqué, plus de quatre siècles à l'avance, par celles qui, pendant quinze jours, ont vu touché, admiré et vénéré la précieuse relique. Voici les parties les plus importantes «le leur description :

Interrogées sur ce qu’il fallait penser cette relique, les bonnes religieuses commencent par répondre qu’elles s'en rapportent au jugement de Son Altesse le duc de Savoie. Cette attitude justifie bien ce que nous avons dit dans l’article pré- cédent pour expliquer comment la croyance à l'authenticité reposait uniquement sur le fondement de la parole ducale. « Son Altesse... nous demanda notre sentiment'touchant cette relique, mais nous suivimes toutes le sien parce qu'il sem- blait le plus raisonnable. » |

4) Le Linceul du Christ par P. Vignon, p. 81. (2) Bouchage, Le Saint-Suaire de Chambéry à Sainte-Claire en Ville, 1391.

70 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN

L’incendie n'avait atteint le drap qu'aux plis de droite et de gauche. II l'avait noirci en douze endroits, un de ces endroits était même déchiré. Les sœurs mirent « les pièces des corporaux aux endroits le feu l'avait gàté ». Venons- en à la description de l’image.

« Nous voyions sur ce riche tableau des souffrances qui ne se sau- raient_jamais imaginer. Nous y vimes encore les traces d'une face plombée et toute meurtrie de coups, sa tête divine percée de grosses épines d'où sortaient des ruisseaux de sang qui coulaient sur son front et se divisaient en divers rameaux, le revêtant de la plus précieuse pourpre du monde.

Nous remarquions sur le côté gauche du front une goutte plus grosse que les autres et plus longue, elle serpente en onde ; les sourcils pa- raissäient bien formés, les yeux un peu moins ; le nez comme la partie la plus éminente du visage est bien imprimé, la bouche est bien com- posée, elle est assez petite, les joues enflées et défigurées montrent qu'elles ont été frappées cruellement cet particulièrement /a droite. La barbe n'est ni trop longue, ni trop petite à la facon des Nazartens,

On la voit rare en quelques endroits parce qu'on l'avait arrachée en partie par mépris et le sang avait collé fe reste.

« Puis nous vimes ane longue trace qui descendait sur le col, ce qui nous fil croire qu'il fut lié d'une chaine de fer en la prise du Jardin des Oliviers, car il se voit enflé en divers endroits come ayant été tiré et secoué, Les plombées et coups de fouets sont si fréquents sur son estomac qu à peine y peut-on trouver une place de la grosseur d'une pointe d'épingle exempte de coups; elles se croisaient toutes et s'éten- daient tout le long du corps jusqu'à la plante des pieds : le gros amas de sang marque les ouvertures des pieds.

Du côté de la main gauche, laquelle est trés bien marquée et croiser sur la droite dont elle couvre la blessure, les ouvertures des clous sont au milieu des mains longues et belles d'où serpente un ruisseau de sang depuis les côtes jusqu'aux épaules ; les bras sont assez longs et beaux et ils sont en telle disposition qu'ils laissent la vue entière du ventre cruellement déchiré de coups de fouets ; la plaie du divin côté parait d'une largeur suflisante à recevoir trois doigts, entourée d'une trace de sang large de quatre doigts s'étrécissant d'en bas et longue d'environ un demi-pied.

Sur la seconde face de ee saint Suaire qui représente le derriere du

DEVANT L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS 71

t

corps de notre Sauveur, on voit la nuque de la tête percée de longue: et grosses épines, qui sont si fréquentes qu'on peut voir par que ba couronne était faite en chapeau et non pas en cercle comme celle des princes et telle que les peintres la représente; lorsqu'on la considère attentivement, on voit la nuque plus tourmentée que le reste et les épines plus avant enfoncées, avec de grosses gouttes de sang conglu- tinées aux cheveux qui sont tout sanglants ; les traces de sang sous la auque sont plus grosses et plus visibles que les antres à cause que Îles bâtons dont ils frappaient la couronne faisaient entrer les épines jas- qu au cerveau, en sorte qu'ayant recu des blessures mortelles c'était un miracle qu'il ne mourût pas sous les coups. .. les épaules sont entiére- ment déchirées et moulues de coups de fouets qui s'étendent

partout, 2

Pour authentiquer ce positif nous avons encore les mé- dailles frappées en l'honneur du saint-suaire en 1453, au moment de son acquisition, par le duc Louis, et fa médaille frappée, en 1578, par le duc Emmanuel-Philibert, ainsi que les principaux portraits exécutés dans le cours des siècles. Eux aussi, en effet, placent la main gauche sur la droite comme le prétendu négatif. Nous sommes étonné que M. Vi- non, ayant étudié tous ces monuments, n'ait pas été frappé de toutes ces preuves. Elles lui criaient unanimement que son prétendu négatif était un véritable positif. Quelques gra- vures, nous ne l'ignorons pas, el la médaille du duc Charles, frappée en 1487, montrent la main droite sur la gauche ; mais elles semblent bien avoir été faites par des artistes qui ne virent pas de leurs yeux le saint-suaire ou le virent impar- faitement. Rien du reste ne peut prévaloir contre la descrip- tion des Clarisses, « qui s’authentique elle-même » comme le reconnaît M. Vignon.

Le second fait, qui n’a point été remarqué, c'est que li- mage du saint-suaire, telle qu’elle se voyait au moment de son apparition n'avait point le caractère essentiel des néga- tifs obtenus par dégagement de vapeurs. Les descriptions de l'époque en effet nous la présentent comme une image vi- goureuse, et parfaitement marquée dans tous ses détails. Pour l’établir nous n'avons qu'à renvoyer nos lecteurs à la

72 LF SAINT-SUAIRE DE TURIN

description donnée vers 1449 par C. Zantfliet et insérée dans notre précédent article (1).

Il est certain, d’après son témoignage, corroboré par tous les autres, par l'enquête de l’évèque de Troyes, par Sixte IV lui-même et surtout par la description laissée par les Cla- risses, que l’image imprimée sur le suaire n'était pas le néga- tif vaporeux dont a besoin M. Vignon pour étayer sa thèse. « Marguerite portait avec elle, dit Zantfliet un linge sur lequel avec un art remarquable on avait peint la forme du corps de N.-S.J.-C,. avec tous les linéaments de ses membres. Comme si elles venaient d’être imprimées, comme si elles étaient toutes récentes, les blessures et les citatrices des pieds, des. mains et du côté y apparaissaient rouges et sanglantes (2) ». On se trouve donc bien en face d’une image faite selon les règles ordinaires, elle ne se distinguait des autres que par un art plus remarquable.

Cette vigueur de l'nage était si bien constatée que les. contemporains en faisaient un argument en faveur de son ca- ractère miraculeux. « Que dire de cette image ? écrit Chifflet, depuis tant de siècle qu’on la vénère elle n’a rien perdu de sa fraicheur ! Que dire encore de la majesté fulgurante de ce visage qu'aucun peintre n'a jamais pu rendre ? » Aujourd’hui nous pouvons renverser l'argument et dire : « qu'est-ce que cette image que l'ont prétend avoir traversé 15 siècles sans rien perdre de son éclat, et qui quatre siècles plus tard ne conserve plus rien de ses traits, ni de ses couleurs? Pour- quoi la protection divine qui l’accompagna au temps on l'ignora l’a-t-elle abandonnée dès qu'on a songé à lui rendre les honneurs düs à sa dignité ? ». |

Nous pourrions arrêter les motifs, qui vont commander. notre conclusion. Les deux faits, que nous venons d'exposer prouvent que la légende du négatif est une fable, que l’image du suaire n’a aucun des caractères essentiels qui dis- tinguent les images produites au moyen des vapeurs. Une seule de ces raisons suffirait, en l’absence de toute autre, à détruire tout l’échafaudage d'arguments amassés par M. Vi-

(1) Etudes Franciscaines, juin 1902, p. 617. (2) CF. plus haut,

DEVANT L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE PARIS 73.

gnon. Donc alors même qu'il serait prouvé que la légende du négatif, contre toute vraisemblance, se trouverait vérifiée la thèse de l'authenticité n’y gagnerait rien, car l'image du suaire manque du caractère essentiel de tout négatif imprimé par des vapeurs. Du reste les questions d'authen- ticité sont du ressort de la critique historique et nullement de la compétence des sciences physiques ou chimiques. On a beaucoup reproché au moyen-âge d’avoir basé l'étude des sciences d'observation sur la méthode d'autorité et d'avoir étudié les phénomènes naturels dans les livres du maître au lieu de consulter le livre de la nature. Est-ce que le vingtième siècle voudra donner fondement à un reproche en sens opposé? est-ce qu'il voudra se laisser jeter la pierre peur avoir prétendu faire d'une question d'authenticité une thèse de physique et de chimie ?

S'il y avait à ce sujet un problème à étudier, il devrait se poser ainsi : comment une image, en s’altérant avec le temps, a-t-elle pu se déformer de facon à ressembler plutôt à un négatif qu'à un positif? [ln Y a pas ici d’ autre problème que celui-là.

Mais, avant de chercher: à le résoudre, il sera prudent de méditer les raisons que nous avons apportées contre sa réa- lité. Hier une petite revue ne disait-elle pas qu'une société sa- vante avait proposé une récompense à qui résoudrait le pro- blème suivant : mettez dans un bocal plein d’eau un poisson, l'eau ne débordera pas, mettez-y une pierre de même gros- seur, elle débordera. Donnez la raison de cette différence. Beaucoup avaient cherché, mais sans pouvoir trouver, lors- qu'un plus avisé eut l’idée de vérifier la vérité du fait, et il trouva que l'eau débordait avec le poisson comme avec la pierre.

Il faudrait donc commencer par s'assurer du fait pho- tographique. Il serait si facile de voir sur le suaire même si le bras droit est sur le bras gauche et cette constata- tion suffirait. Le fait une fois constaté, les savants trou- veront dix explications pour une. M. Vignon n'a-t-il pas prouvé lui-même que les dessins faits par empreinte étaient des négatifs. On conclura, si l’on veut, que l'image sur le suaire a été faite par manière d'empreinte retouchée habile-

74 LE SAINT-SUAÏRE DE TURIN

ment. Le suaire de Besancon d'après une peinture sur toile exécutée à l'aquarelle en couleur sépia par Pierre Dargent au XVI: siècle, et représenté dans le livre de M. V'iynon, p. 144, est fait d'après ce procédé, les reliefs sont en noir sur fond plus clair. L'épreuve de cette gravure donne exac- tement un positif. Nous avons eu la curiosité en effet de vérifier ce fait. Nous avons fait tirer un négatif de cette pein- ture et de l'avis du photographe et de nombreuses personnes compétentes, l'épreuve obtenue est un ercellent positif. La peinture exécutée au seizième siècle par Dargent est donc faite par manière de négatif; et 1l résulte de cette constata- tion que l'impossibilité de peindre en négatif, mise en avant par tant de partisans du suaire de Turin, et spécialement par M. A. Loth, est encore une fable. Le portrait du suaire, que M. Vignon a mis dans son livre fournit Îui-même la preuve de la possibilité de peindre en négatif.

Du reste la solution de ce problème importe peu, car il n'atteint aucunement la question d'authenticité ; nous l'avons assez établi. Le fait de l'authenticité reste du domaine de la critique historique. Le verdict de cette science ne lui est as- surément pas favorable ; mais pour nous catholiques, nous devons avec respect et confiance attendre le jugement défi- nitif de l'autorité de l'Eglise. Celle-ci, quoi qu'en dise le Cor- respondant romain (1) cité au commencement de ce travail, ne s'est point prononcée ; elle n'a pas même examiné la ques- tion ; ceux-là seuls qui pouvaient la lui soumettre, les ducs de Savôie, ne la lui ont point soumise. L'Eglise s'est fiée à

(1) Giuseppe, le correspondant de la Croir, a tenu à protester contre nos réflexions et pour se mettre à couvert, 11 invoque l'autorité de l'Eglise au risque de Fa compromettre, Nous tenons donc à bien faire ressortir le rôle de l'Eglise dans toutes ces questions. Ce rôle se réduit à deux points : Elle a encouragé et elle encourage encore le culte du saint Suaire, qui est un des instruments de la passion; Elle permet de eroire à la parole ou témoi- gnage de ceux qui affirment être en possession du suaire authentique, tant que ce témoignage conserve des probabilités suffisantes de véracité, Mais entre les 28 30 suaires qui se disputent l'honneur de l'authenticité, elle n'a jamais eutendu se prononcer, celle n'a même jamais fait d'enquête à ce sujet. Cette question de fait est, nous l'avons dit, une question secondaire qui u'intéresse ni la foi ni la morale, On ne peut donc aucnnement se récla-

mer de Fautorité de l'Eglise dans la présente question,

DEVANT L'ACADEMIE DES SCIENCES DE PARIS

+ .*

leur parole, et ne s'est pas engagée autrement. La maison de Savoie soumettra-t-elle cette question: à l'Eglise, produira- t-elle ses preuves ? Elle a fait répondre négativement, allé- guant de pieux motifs. C'était à prévoir.

Pour nous, à toutes les raisons apportées dans les pages précédentes, nous voulons en ajouter une dernière, plus solide que toutes les autres car elle est fondée de près sur la piété de la foi. Nous avons un motif de plus pour nous défier de toutes ces thèses prétendues scientifiques, aux- quelles tant de braves catholiques donnent une confiance sans limites. Pour étayer l'authenticité d’une relique sans valeur spéciale, il nous semble qu'on fait bon marché de l'authenticité bien plus sacrée des paroles les plus claires de nos Saints Livres. La Quinzaine (1) consacre tout un article à montrer comment les circonstances de l’ensevelissement rapportées par les évangélistes sont en contradiction avec la thèse de M. Vignon. C’est une preuve facile. Pour nous, “nous contenterons d'appeler l'attention sur un seul point.

La photographie, dit-on, a fait découvrir un fait méconnu de tous jusqu'à présent : la marque des clous est au poignet, vers l’avant-bras, et non à la main. On ajoute : il devait en ètre ainsi parce que les chairs de la main n'auraient pu porter le poids du corps. Répondons d'abord que, selon une tradition des premiers siècles, la croix portait un tasseau sur lequel la victime était assise, et qui soutenait le poids du corps; d'un autre côté l'impuissance des muscles de [a main à porter le poids d’un homme est loin d'ètre démontrée. Les osselets nombreux qui composent le carpe et le métacarpe, donnent aux muscles un point d'appui et dès lors une puissance consi- dérable. L'histoire de l’ordre des capucins nous montre saint Joseph de Léonisse suspendu à un poteau par deux crochets qui lui traversaient wne seule main et un seul pied. Devant les faits que deviennent les théories des savants ? Bien plus, les savants viennent à leur tour de se prononcer sur cette question et nullement en faveur de M. Vignon ; voici le fait: des médecins belges ont suspendu un cadavre 4 un clou perçant la paume de la main; la main ainsi elouce

-

({) ter juillet 1902.

36 LE SAINT-SUAIRE DE TURIN

a pu porter un poids de 100 kilogrammes (1). D'ailleurs mettre la place des clous aux bras n'est-ce pas aller contre les textes très clairs de l'Evangile, Jésus en signe de sa résurrection montre les traces des clous aux pieds et aux mains ? Si je ne vois, disait saint Thomas dans ses mains la trace des clous, je ne croirai pas (2). On peut jusqu’à nou- velles preuves garder les prétentions de l'apôtre incrédule, et exiger dans les portraits authentiques du Sauveur la trace des clous Jésus lui-même les montrait à ses disciples. Cependant cette considération ne suflirait pas à nous faire rejeter l'authenticité du Suaire de Turin ; car, comme nous l'avons dit, cette particularité contraire à la tradition est encore une fantaisie de la photographie. Dans le suaire de Turin la place des clous fut toujours dans les pieds et les mains. Les descriptions historiques cités plus haut le disent clairement. | Fr. HILAIRE de Barenton.

(1) CE Le Linceul de Turin par Vau Stecnkiste, Cette expérience, qui uous avait échappé, nous à été communiquée par M. le chanoine U. Cheva- lier, auquel nous envoyons toute uotre reconnaissance,

(2) Saint Jean NX-25.

LA

RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE CALVIN ET SAINT FRANÇOIS DE SALES (Suite) (1).

Ce n'est pas la Réforme qui nous a rendus plus savants. Budé qui, pour venir à Paris, voyage nuitet jour, sans aban- donner ses livres et l'étude, ce véritable créateur du col- lège « des trois langues (2) », Duperron qui sait par cœur presque toute la Somme de saint Thomas d'Aquin, le cardi- nal Sadolet (3j, cet amoureux, jusqu'à l'excès, de l’antiquité, secrétaire de Léon X, puis évèque de Carpentras, et qui écri- vait également bien en grec, en latin, en italien, Ronsard lui-même, assis sur les bancs de l'école, à vingt-cinq ans, Daurat, son maitre, étaient des savants et des catholiques : Amyot aussi; jen cite quelques-uns seulement. Et si des protestants, comme les Estienne et Ramus, étaient farcis de grec et de latin, ils avaient étudié, moins Henri Estienne, dans des collèges catholiques. Montaigne et Rabelais de mème ; l’un renégat dans l'âme, bien qu'il n’ait pas abjuré de vive voix la vérité, avait roulé de monastère en monas- tère, y prenant la science et les armes qu’il devait tourner contre l'Eglise ; l’autre, « un pédant à la cavalière » malgré sa prétention à la bonhomie, avait pris le goût de l'étude, au collège de Guyenne, sous des maîtres qui avaient la foi. Et si Théodore de Bèze (4) et Calvin, catholiques à leurs débuts, ont été les théologiens de la secte, (quels théolo- giens!) sont les saints du Protestantisme ?

(1) Voyez le fascicule de mai 1902.

(2) Collège de France.

(3) Il découvrit, à Rome, le Laocoon, dans les jardins de Titus, Le soir, toutes les cloches des églises de Rome sonnaient pour aunoncer l'heureuse découverte.

(4) 1519-1605.

78 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE

Les catholiques en ont plus d'un, saint Francois de Sales, en particulier. C’est le plus glorieux des réformateurs de la prétendue Renaissance. Nous allons l'esquisser. Il est Île contemporain de Malherbe, de Balzac, mais nous ne sau- rions en essayer le portrait sans le mettre en parallèle avec Calvin, cette espèce d'évèque protestant de Genève. Ils tranchent tellement l’un sur l’autre, qu'il n'est rien de plus utile pour s'en faire une image fidèle que de les rapprocher; c'est ce que nous allons faire

Calvin (Jean) était francais, en juillet 1509, et fils de Gérard Caulvin, tonnelier et puis notaire, secrétaire de l'Evèque de Noyon, en Picardie. Ses premières études, il les fait par la grâce de l'abbé d’Hangest, procureur de l’'E- vèché, qui nous prépare, au lieu d'un tabellion, une peste de li religion.

« Je vois naître, dira bientôt Érasme, dans l'Eglise un fléau pour l'Eglise. »

De Noyon, Calvin va à Paris, il sera l'élève de Mathurin Cordier, une sorte de demi-réformé, professeur de sixième au collège Montaigu ; 1} y a pour condisciple Farel, « âme men- teuse, virulente, séditieuse » {L). Son oncle Richard, serrurier de son état, et bon catholique, lui donne l'hospitalité. Il se moque de lui et de sa fidélité à pratiquer les commandements de l'Eglise, à dire son chapelet, faire maigre le vendredi et le samedi, jeüner aux Quatre-temps, 1l a déjà lu et goûté Luther. C’est un adolescent au front développé, aux lèvres railleuses, auteint plombé et bilieux, toujours inquiet. Il n'a ni cœur, ni reconnaissance. La famille des Monmor, qui le protège à Noyon, en saura quelque chose.

Clerc tonsuré et déjà savant, latiniste de premier ordre, il est chargé de l'administration des cures de Morteville d’a- bord, à dix-neuf ans, et de Pont-L'Evèque, un peu plus tard.

Ila perdu son père sans pleurer. Il écrit à un ami une lettre sèche, au chevet de l'agonisant. Muni de quelque argent, il court à Orléans v étudier la jurisprudence sous P. de l'Etoile. Il a son surnom « accusativus » (2), l’accusa- leur ou le calomniateur.

(t) Histoire de la vie, des ouvrages et des doctrines de J. Calvin, par Audin. (2) « Jean sait décliner jusqu à Faceusatif », disatent ses condisciples,

LA RENAISSANCE LIFTERAIRE EN FRANCE 19

À Bourges, 1l ajoute à ses amis Th. de Bèze, le digne pendant de Farel. André Alciat, admirateur jusqu'aux larmes de Mélanchton, lui enseigne le droit; Wolmar, le grec. C'est Wolmar qui le surnomme orpe6horne, retord.….

Retord et calomniateur ! Quel début!

Calvin méritait de s'exercer sur un grand théâtre. En 1532, âgé de vingt-trois ans, il retournait à Paris pour y apprendre à fond la théologie, sur le conseil d’Alciat.

Il a vendu, pour vivre, sa cure et sa part de l'héritage pa- ternel, après avoir vécu trop longtemps de l'Eglise qu'il trahit et des bienfaits de ses protecteurs catholiques. Il commente le livre de Sénèque sur la Clémence ; il y laisse échapper déjà le venin de l'hérésie. Devenu suspect, il s'échappe de Paris, vêtu en vigneron, et se réfugie à Nérac, auprès de la reine de Navarre, la protectrice de Marot et de Dolet,l'amie soi-disant catholique des prétendues réformés.

La sévérité de Calvin n’effraie point la sœur du roi Fran- cois [°". Pour la légère princesse, il représente ce qu'il y a de plus neuf, une mode, fut-elle la plus austère de toutes. Et cependant le réformateur ne reste pas longtemps à Nérac, on le voyait journellement se promener et rèver à ses projets de restauration religieuse, dans une vigne, à quelques pas de la ville. |

Il ne sait pas s'arrêter ; et son humeur inquiète l’a bientôt lransporté à Angoulème ; il y enseigne le grec qu'il a appris de Wolmar, surtout dans Aristote, et prèche sa nouvelle doctrine d'une voix «sonore et comme métallique ». Il est enfin apôtre, à découvert ou à peu près. Longtemps agité par les remords, il a retrouvé la paix, quelle paix! (1) dans l'anéantissement de la foi. Il à quelques disciples : et c'est au fond d'une cave qu'il abolit la messe.

Dès lors, et même plus tôt, dès l’âge de douze ans, « sous un corps sec et atténué, il faisait montre d’un esprit vert el vigoureux, prompt aux reparties, hardi aux attaques : grand jeüneur, soit qu'il le fit pour sa santé et pour arrèter la fumée de la migraine qui l’assiéweait continuellement, soit pour avoir l'esprit plus à la délivre, afin d'écrire, étu-

11) « Le soulas et le comfort », écrit-il à l'un de ses amis.

s0 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE

dier et améliorer sa mémoire. Il parlait peu. Ce n'étaient que propos sérieux et qui portaient coup. Jamais parmi ses compagnons, et toujours retiré. » | |

Chassé d’Angoulème, chassé de Poitiers, il est entraîné de plus en plus vers la Réforme par le dépit et l'orgueil. Il s’est vu refuser un prieuré ; il se vengera. À quoi tient Îa foi d’une âme vile ?

Il est à Strasbourg l'étude calme seule sa noire bile. Encore la tournera-t-il à la perte de son âme. C'est à Bâle qu'il connait Erasine de Rotterdam, l'auteur spirituel de l'Eloge de la folie, qui dut la vie, un jour, à la sainte Vierge, et qui reconnut ce bienfait, en ménageant les hérétiques, ennemis de son fils. Erasme, suspect à l'Eglise, estla moitié d'un apostat. Est-ce avec lui que Calvin étudie l'hébreu ? Ce n’est point son seul travail. Depuis des années, il a com- mencé à écrire son livre de l’/nstitution de la religion chré- tienne, « poison enveloppé d'un beau sucre », suivant le conseiller Charreton (1:. Il l’'achève et le publie en mars 1535, après l'avoir traduit du latin en français. Il ose le faire pré- céder d’une Epitre adressée au roi Francois par J. Calvin, «homme théologique ». Il y met son {nstitution en regard de la Confession d'Augsbourg, toutes deux ont été inspirées par le Saint-Esprit et, chaque fois qu'il remanie son livre, le Saint-Esprit remanie son œuvre.

L'Institution de Calvin a quatre parties :

Dieu.

De l4 connaissance de Dieu, en qualité de créateur et sou- verain gouverneur du monde. |

Le Médiateur.

De la connaissance de Dieu en tant qu'il s'est montré Ré- dempteur, c'est-à-dire de Jésus-Christ.

(4) On a encore de Calvin un Zraité de la Cène, des Commentaires sur l'Écriture sainte.

LA RENAISSANCE LITTERAIRE EN FRANCE 81

Les Effets de la médiation.

De la manière de participer à la grâce de Jésus-Christ, des fruits qui nous en reviennent ; des effets qui s’ensuivent.

La Forme extérieure de l'Eglise.

Au fond, la doctrine de Calvin est celle d’un tyran de l'âme humaine et d’un calomniateur de Dieu.

A le croire, le libre arbitre a été entièrement éteint par le péché (1); Dieu a créé les hommes pour être le partage des démons, non qu'ils l’aient mérité, mais parce qu'il lui plait ainsi. Le novateur supprime la confession auriculaire. De culte extérieur, pas l'ombre. Calvin « n’estime pas qu'il soit licite de représenter Dieu sous forme visible » (2). S'il y a des saints, par le caprice du Néron céleste, on ne les in- voquera plus. De hiérarchie, aucune trace dans son église. Elle n’a ni chef visible dans le Pape, ni évêque; ajoutons : ni fêtes, ni croix, ni bénédictions. Plus d'indulgences, de messe, de purgatoire. Il n’y a que deux sacrements, le bap- tème, et la cène (3) sans la présence réelle. Après cette vie, le ciel ou l'enfer.

Rien pour la beauté de l’ordre divin dans la paix et l'obéis- sance, rien pour le cœur, rien pour l'imagination. À quoi donc Calvin veut-il réduire l'âme humaine ? À Calvin, en ré- sumé, pour Dieu et pour pontife.

Du reste, il affecte de rester dans l'Eglise et dans Ja com- munion. Hyacinthe en fera autant, mais il fera rire parfois ; c'est un grotesque ; Calvin fera pleurer à l'Église, sa mère, des larmes de sang. C’est un bourreau.

Il a porté ses pas errants à Ferrare, chez Renée, la fille de

(4) L. 2, ch. 2. Que l’homme est maintenant dépouillé de france arbitre, cet misérablement assujetti à tout mal.

(2) L.1, ch. XI,

(3) Les catholiques « ont été ensorcelés de cette erreur : que le corps du Christ étant enclos sous le pain se prenait en la bouche pour être envoyé au ventre ». Calvin ajouta que c’est « une fantaisie brutale... »

« Qui est-ce donc qui nicra que ce soit une superstition méchante que les hommes s'agenouillent devaut le pain pour adorer Jésus-Christ. » L. #.

ch. 17. EF VIII 6

82, LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE

Louis XIf, demi-luthérienne, et qui mourra dans une incer- titude funeste, avec un reste d’attachement au culte des saints... Quels types que ces femmes du sang de saint Lous, détournées de leur nature et de la foi, pour raisonner en matière théologique ! Renée accueille avec faveur Calvin sous son enveloppe auslère et taciturne, comme elle a ac- cueilli Marot sous sa forme légère. Ce sont deux extrèmes du protestantisme, dans l’orgueil du cœur et la licence des mœurs, dans la l'hypocrisie et la volupté.

En attendant, à Genève, on travaille pour Calvin ; on en sape les murs, c'est-à-dire la foi, pour son entrée prochaine. Il y a ses précurseurs, l’odieux Guil. Farel (1), le moine défro- qué, et le meilleux Viret. Th. de Bèze ne viendra que plus tard, dans les temps heureux. La ville se débarrasse de son évèque, Pierre de Baume, prètre inoffensif et sans énergie ; les couvents se vident, malgré quelques résistances particu- lières, et ce sont des femmes qui résistent. C'est une femme, la sœur Jeanne de Jussie, qui sera sous la bure l'historien de la Réforme (2), la vengeresse de l'Eglise contre l’hype- crisie cruelle des Réformateurs.

Enfin le faux messie fait sa première entrée à Genève, en 1536, de la facon la plus modeste, comme prédicateur de La vérité épurée et professeur de théologie.

Il réussit à émouvoir la ville contre les anabaptistes ; on les chasse. C'est un homme de Dieu. Cet ennemi de Rome n'en a pas moins sa petite Inquisition, faite de moines apos- tats, de prètres mariés et libertins, protecteurs de la morale :

Uxe épouse est sortie, un dimanche, avec les cheveux plus abattus qu'il ne se doit faire, ce qui est d'un mauvais exemple, et contraire à ce qu'on évangélise ; on fait mettre en prison la maîtresse, les dames qui l’ont mariée, et celle qui l’a coif- fée. » On refuse la communion aux fidèles mal notés. La délation règne à Genève.

C'est trop tot, et le fruit n'est pas encore muür. {ne réac-

(1) Dans la ville de l'Aïigle, il se rua un jour de Fète-Dieu, sur le Saint-Sacrement, le jeta par terre, et s'enfuit.

(2) Le Levain du Calvinisme, commencement de lhérésie de Genève, fait par Révéroende sœur Jeanne de Sussie, alors religieuse à Sainte-Claire

de Genève, et. apréssa sortie. abbesse du Couvent d'Anvssi.

LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 83

lion religieuse et politique à la fois a bientôt fait prendre aux deux complices, Guïl. Farel et Calvin, k même ronte qu'aux anabaptistes.

Berne, Bûle ont l'honneur mémorable de voir quelques ins- tants les persécutés de la loi nouvelle. Strasbourg les ac- vueille, dit-on, avec enthonsiasme. C'est que le Réforma- teur, faisant passer la réforme de la théorie à la pratique, épouse Idelette, la veuve d’un anabaptiste ; et bientôt Farel épouse sa servante.

Cafvin continue sa vie errante. Tous les apostats ont voulu ressembler aux apôtres. |

Ïl est à Haguenau, à Francfort, à \orms, à Ratisbonne ; il estmisérable. À Strasbourg, ïl vendaitses livres ; en Alle-' magne, il vit comme il peut, il prèche ; il se déchaîne contre Luther ; mais il s’adoucit bientôt ; il a peur des colères du puissant théologien ; il est encore petit. Bucer, un réformé, essaie de réunir les deux forcenés ennemis de Rome, mais en vain. Que serait devenu Calvin s’il ett rassemblé à Luther ? une ombre. Il avait trop d’orgueïl ; cet orgueil allait être élevé au poavoir le plus absolu qui fût jamais ; et la tyran- nie d’un hérétique allait se caractériser dans son type le plus achevé. |

À Genève, kes libertins oules patriotes, réformés douteux, gens de mœurs relâchées, n'avaient pas su gouverner; Calvin les a peints (1):

« Les uns s'adjoignent aux gaudisseurs pour les endurcir en keur malice. Les autres sont gourmands et ivrognes, les autres mutins et noiseux. Il ya des ménages les maris et femmes sont comme chiens et chats. Il y en a de médisants et détracteurs qui trouveront à redire aux anges du Paradis, et d'awtant qu'ils crèveht de vices, ils mettent toute leur sainteté à contrerôler leur prochain. »

Le tableau n'est pas chargé.

L'énergique parti de Calvin eut facilement raison de tous

(A) « Le Tiers des « Quatre Sermons de matières utiles pour notre temps » remontre combien les fidèles doivent priser d’être en l'Église de Dieu, ils avaient LIBERTÉ de l'adorer purement. » Pris sur le thème du psaume 2°.

85 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE

ces gaudisseurs et moqueurs, gens voluptueux, amis des cartes et de la débauche ; et les portes de la ville s’ouvrirent toutes grandes, en 1541, devant le Dictateur.

Sans plus tarder, il établit, sous le nom de Juridiction con- sistoriale, un gouvernement religieux l'Etat s’absorbe dans l'Eglise et l'Eglise dans le fanatisme de Calvin.

Cette juridiction a son code, le code de Calvin, le Formu- laire de discipline.

Jugez ce qu'est cette discipline, la moins laïque du monde : On assistera au sermon, et à celui de Calvin, en particulier, ou l’on paiera üne amende.

C'est cruel. Aussi y a-t-il aux Prèches quelques troubles provoqués par l'indignation. Vite, on met à la porte de Genève les factieux.

La liberté s'est réfugiée à la taverne les patriotes rient en secret, chansonnent et raillent le sombre tyran. Mais qu'ils y prennent garde! Jouer, chanter, danser, surtout au jour de ses sermons, sont des crimes punis de la prison. Des enfants sont « fouettés en public et pendus pour avoir traité leur mère de diablesse ». Le dernier châtiment dépasse toute mesure. Calvin semble haïr l'enfance.

J.-C. pardonne ! Calvin médite sept ans la mort de Michel Servet, l'auteur de plusieurs Traités contre la Sainte-Trinité. Le sujet de la haine du Réformateur, c'était une dispute théo- logique : « Qu'il vienne à Genève, il n’en sortira pas vivant, écrivait-1l, en février 1546, à Viret, si j'ai quelque autorité (1). »

La fortune lui livra son ennemi. Dénoncé par Calvin à l’archevèque de Vienne, Servet s'échappa de sa prison et passa imprudemment par Genève, pour gagner l'Italie; il fut dénoncé, arrêté, jugé, condamné au feu, en 1553. Ce n'était pas pour venger Dieu, mais Calvin. Pendant toute la durée du procès, les deux adversaires n'avaient fait que s’injurier !

« Au Champel était un poteau fixé profondément dans le sol. On y lia Servet à l’aide d’une chaine de fer. Son cou était

(1) « Nam si venerit, modd valeat mea auctoritas, virum exire nunquam patiar. » La lettre de Calvin est à la Bibliothèque Nationale, salle des manuscrits, p. 101-102, de la collection Dupuy ; elle est tout entière de sa main et fort difficile à lire, comme tout ce que le Réformateur a écrit.

LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 85

retenu par quatre ou cinq tours d'un épais cordage, sa tète couverte d’une couronne de paille enduite de soufre ; le livre de la Trinité pendait au pilori ;... les pieds du patient étaient cachés dans le foyer, sa tête nageait dans un nuage de soufre et de fumée, à travers lequel on voyait ses lèvres qui s’ouvraient. pour prier. Au moment la flamme se dressa pour lui dévorer la face, il poussa un ràle si affreux que la multitude frissonna d’épouvante... On n’entendit plus qu’un murmure : « Jésus, fils éternel, ayez pitié de moi! » Servet paraissait devant Dieu, et Calvin fermait la fenètre il était venu s'asseoir pour assister à la suprême agonie de son ennemi. En retournant à son logis, le réformateur ras- semblait dans sa pensée les éléments du livre destiné à le justifier aux yeux du monde réformé (1). 5

Il avait des colères blanches, sans qu’il en parût rien sur son visage.

Calvin ne mourut qu'en 1564, à cinquante-cinq ans, et con- tinua presque jusqu’au bout à prècher tous les jours, à en- seigner et à présider le Consistoire... et la Compagnie des Pasteurs. Il avait aussi fondé une Académie dont son ami, Th. de Bèze, habile versificateur, beau cavalier, élégant, égoïste, orgueilleux et voluptueux était le président. Malgré ses grâces fardées, que cette Académie devait peu ressem- bler à la riante Académie de saint François de Sales ! Elle sentait sur elle, de près ou de loin, l'œil effrayant de Calvin. Ce fut le dernier organe qui s’éteignit en lui. Sa figure ex- primait « une froide impassibilité », avec « un indicible mé- lange de cruauté et de moquerie ». Par sa volonté, la déla- tion à Genève était devenue une vertu.

Jamais tyran plus exécrable n'a paru en pays chrétien. Un jour, la ville, à son réveil, est tout étonnée de voir plusieurs potences élevées sur les places publiques et surmontées d'un écriteau on lisait : « Pour qui dira du mal de M. Calvin. »

Il a deux acolytes, le juge Colladon, et le bourreau. Il fait Dieu à son image, poussant les âmes au mal, pour avoir la joie de les châtier. « La charité, la tendresse est presque

(1) Fidelis expositio crrorum Michaclis Servetr.

86 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE

absente de toute son œuvre, l’abnégation n’y paraît jamais» (1).

Théodore de Bèze en fait un saint. Il mourut, dit-il, ayant « vécu (2) quant à cette vie mortelle, l'espace de cinquante- six ans, moins un mois et treize jours, des quels il en a passé justement la moitié au saint ministère, parlant et écrivant, sans avoir rien diminué ni ajouté à la doctrine qu'il avait annoncée dès le premier jour de son ministère, avec telle force de l'esprit de Dieu que jamais méchant ne le put auir sans trembler, ni homme de bien sans l'aimer et honorer ».

« Pour obvier à toutes calomnies, il fut enseveli le 27 mai, environ les huit heures au matin, (il était mort à 7 heures), et, sur les deux heures après midy, porté à la manière accou- tumée comme aussi il l'avait ordonné, au cimetière commun appelé Plain Palais. »

De quelle calomnie s'agit-il ? et pourquoi cette précipita- ton?

Un des disciples de Calvin, témoin de sa fin, l'explique, comme il suit, en substance : « Calvin (3) est mort, frappé de la main d'un Dieu vengeur, en proie à une maladie hor- rible dont le désespoir a été le terme. » Et cependant, jusque dans son agonie, il levait les yeux au ciel, en murmurant : « Gemebam sicut ecolumba ! » C'était une colombe !.. Hypocrite rafliné jusqu'au dernier soupir, tel nous semble Calvin, jadis flétri de la fleur de 1vs, et l'épaule meurtrie du _fer rouge, pour un crime contre les mœurs, si nous en croyons Bolsec, un théologien protestant (2) mis en prison, à Genève, pour n'avoir pas pensé comme le dictateur. C’est un ennemi; 1l a pu mentir, ce qui est certain c’est que le dé- sespoir habite au fond du cœur de tous les apostats.

Du calvinisme, Gérard Kaufmann a dit, après une dispute

(1) Emile Faguet, AV Siècle, Calvin.

(2) Discours de Th. de Bè:e, contenant en bref l'histoire de la vie et mort de maitre Jean Calvin.

(3) Joan. Harennius, apud Pet. Cutzenum : Calvinus in desperatione fi- niens vitam etc. obiit tnrpissimo... morbo. Quod ego verissime attestari audeo qui funestum et traJicum illius exitum et exitium his meis oeulis præsens aspexi. »

(4) De nombreux témoins déposent avec Bolsec contre Calvin, sur cette question.

LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 87

avec Calvin, dans le temps que celui-ci habitait Strasbourg : « C’est un automate moulé sur un cadavre desséché. »

Ce cadavre, c’est Calvin. Bagsuet l'a bien jugé :

« Encore que Luther (1} eût quelque chose de plus origi- mal et de plus vif, Calvin, inférieur par le génie, semblait l'a- voir emporté par l'étude. Luther triomphait de vive voix, mais la plume de Calvin était encore plus correcte, surtout en la- tin, et son style qui était plus triste, était aussi plus sxivi et plus chatié. Is excellaient l'un et l’autre à parler la langue de leur pays ; l'un et l'autre étaient d’une véhéimence extraor- dinaire ; l'un et l’autre. par leur talent, se sont fait beaucoup de disciples et d’admirateurs ; l’un et l'autre n’ont pu souffrr qu'on les contredit ; et leur éloquence n’a été en rien plus féeonde qu'en injures. » Bossuet est libéral, et Calvm qui a parlé sans que son cœur parlàt jamais, n'a pas erceilé dans la langue du peuple le plus généreux de la terre. Par ailleurs, la critique dit vrai. Oui, le stvle du réformateur est triste, eomme l'était son âme habitée par l'orgueil.

Hl est sec et décharné par l'égoisme.

La vérité, c'est Calvin; et qui n'entend pas la vérité comme lui, meurt, si Calvin peut le faire mourir. Mais les hommes les plus dépourvus de gràce et d'amour gardent certaines qualités natives de l'esprit; ils peuvent briller par l’exacti- tude et la précision des détails.

Telle intelligence lumineuse d'abord, mais corrompue et ebscurcie par le cœur, peut dessiner et caractériser, dans leur clarté naturelle, des vérités particulières, si la passion n'en souffre pas.

€e ne sont pas les moyens qui font défaut à quelques-uns ; c’est la volonté de mettre en plein jour ee qui est bien, ce qui est vrai. | _ Calvm est un fin et mème subtil dialecticien; Pasquier, par ue affection intéressée, exagère son mérite; il l'appelle le Père de notre idiome, et l'on a répété longtemps, sans y prendre garde, cette phrase ampoulée. De Deseartes, Calvin a le froid, mais plus aigu, et parfois le clarté, avee une physionomie encore plus latine, ce qui est

(1) Histoire des variations de l'Eglise protestante, \. 9.

88 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE

un embarras à la lecture. Il doit ses qualités aux bonnes études qu'il a faites sous des professeurs catholiques et versés dans les langues anciennes.

Pour plus d’impartialité, nous choisissons un des passages fameux de l’/nstitution, au chapitre seizième (1). C’est moins le sectaire qui parle que le philosophe :

« Et de fait, le Seigneur s'attribue toute puissance, et veut que nous la reconnaissions en lui, non pas telle que les sophistes l’imaginent, vaine, oisive et quasi assoupie,

mais toujours veillante, pleine d’efficace et d'action, et aussi

qu'il ne soit pas seulement en général, et comme en confus le principe du mouvement des créatures (comme si quel- qu'un ayant une fois fait un canal, la voie d’une eau à pas- ser dedans, la laissait puis après écouler d’elle-mème): mais qu'il gouverne mène et conduise sans cesse tous les mou- vements particuliers. Car ce que Dieu est reconnu tout puissant n'est pas pour ce qu'il puisse faire toutes choses, et néanmoins se repose, ou que par une inspiration générale il continue l’ordre de nature tel qu’il l’a disposé du com- mencument; mais d'autant que gouvernant le ciel et la terre par sa providence, il compasse tellement toutes choses, que rien n’advient sinon ainsi qu'il l’a déterminé dans son conseil. » |

Il faut avoir l'haleine puissante, pour ne pas la perdre avant d'arriver au bout de cette longue période. Encore est- elle consacrée à louer Dieu. Ailleurs la phrase ne s’élargit que pour verser d’une plume haineuse, des torrents d’in- jures. Empoisonné de son superbe néant, Calvin traite ses ennemis de fripons, de fous, de méchants; ce sont des ivrognes, des enragés, des taureaux, des chiens, des pour- ceau.r. I] descend jusqu’à l’obscénité, en plus d’un en- droit, particulièrement dans la réponse à Gabriel de Saco- nay, l’auteur du Vrai corps de J.-C., qui avaitdévoilé sans pi- tié les vols nombreux faits par le théocrate de Genève à tous les hérétiques du temps passé. Ilm’a de véhémence que pour la haine !

La voix de Calvin était lente, entrecoupée, et, à la fin de sa

(1; L. LL

LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 89

vie, s'exhalait péniblement d’une poitrine oppressée par un asthme héréditaire.

Rien d’attirant dans cet homme, ni de l’âme, domine l'orgueil du moi, ni du corps, une ruine que maintient une volonté cruelle. Il faut, pour comprendre son succès, des- cendre dans les plus bas fonds de l’humaine nature. S'impo- ser le joug d'un pareil monstre, par haine de la vérité. quelle folie! Calvin a engendré Rousseau, de plus d’ima- gination et de sensibilité, qu'un mélange d'orgueil et d’im- pureté empoisonna jusqu'à la folie.

suivre.) A. CHARAUX, Doyen de la Faculté Catholique des Lettres de Lille. 7. O.

LES TERTIAIRES

RT L ES

NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE

Au 7 septembre dernier, parut le Bref Qui multa, suive d’un sommaire émané de la Sainte Congrégation des In- dulgences, dans [lesquels le Souverain Pontife Léon XIII, glorieusement régnant, prouvait une fois de plus le grand amour qu'il porte au Tiers-ordre séculier de Saint-François, la foi profonde qu'il a dans son efficacité pour remédier aux maux dont nous souffrons. À vrai dire, le Saint-Père a prodi- gué à ses chers Tertiaires les Indulgences, les Privilèges et les faveurs : il n’a rien négligé de ce qui était en lui pour: attirer les foules dans l'Ordre admirable que concut le génie de saint Francois d'Assise. |

Qu'il me soit permis de fournir ici quelques éclaircisse- ments, de présenter quelques remarques au sujet de ce som- maire des Indulgences.. Jusqu'ici, à ma connaissance, nul périodique n’a traité ces questions, et pourtant le lecteur n'en contestera pas l'utilité ni l'intérêt.

Lorsqu une indulgence plénière est concédée à telle ou telle fête déterminée, si cette fète est assignée à une autre date dans l’un ou l’autre calendrier, les Tertiaires peuvent- ils gagner cette Indulgence au jour fixé dans ce calendrier ? Ainsi, par exemple : le Bref de Sa Sainteté porte : Les Tertiaires.. peuvent gagner une Indulgence plénière aux jours ou fétes indiqués ci-dessous : 1. au 1 janvier. féte du bien-

LES TERTIAIRES 91

heureux Odoric etc. (1). Or, dans notre Ordre des Capueins, la fête du bienheureux Odoric est assignée au 3 février, et ae se célèbre donc pas au 14 janvier. L'indulgence plénière peut-elle ètre gagnée par les Tertiaires au 3 février, pourvu qu'ils remplissent les conditions prescrites, à savoir : qu'ils se confessent et communient, visitent une église, siège de la Congrégation, et y prient aux intentions de Sa Sainteté ?

Il serait imprudent de répondre à cette question, sans examiner au préalable quelles sont les règles générales pres- crites par le Saint-Siège concernant les indulgences plé- nières à gagner à certains jours de fètes, quand ceux-ci se célèbrent d’après les calendriers à des époques différentes.

A. Sa Sainteté le Pape Pie IX, par un décret général émané de la S. Congrégation des Indulgences, au 9 août 1852 (v. Décr. authent., n. 360), a décidé ce qui suit :

Toutes les indulgences concédées ou à concéder, soit à certaines fètes, soit à certaines églises, ou chapelles pu- bliques à l'occasion de fêtes, sont transférées au jour mème ces fêtes sont transposées légitimement quant à leur so- lennité et leur célébration extérieure, « guoad solemnitatem et ecternam celebrationem », que cette translation soit per- pétuelle, occasionnelle ou simplement temporaire. Sont transférées de mème les indulgences accordées à l’occasion d'une procession, neuvaine, triduum, etc. quise célèbrent avant ou après la fête ou pendant son octave, pourvu toute- fois qu'on ait le consentement de l’évèque diocésain. Le cas serait tout autre, si l’office et la messe de ces fètes seu- lement étaient transférés, et non pas /a solennité extérieure ou publique : car alors les indulgences ne sont pas transfi-

rées, et ne peuvent être gagnées qu'au jour ou tombe la fète (2).

(1) Dans le sommaire précité, cap. E, n. [V, ou lit simplement: « aux fêtes suivantes », diebus festis sequentibus.

(2) Ce décret ne se rapporte pas seulement aux fêtes dont la solennité cest transférée par indult apostolique au dimanche suivant, mais encore à toutes les fêtes de l'année légitimement transférées avec leur solenuité. (S. C. des fndulg. du 11 août 1862, dans les Acta S. Sedis, vol. 1, page 189). En outre, ce décret vise non seulement les Indulgences qui peuvent être gagnées par tous les fidèles, mais aussi les Indulgences accordées aux Contréries,

u2 LES TERTIAIRES ee

En conséquence,les indulgences accordées à certaines fêtes ou concédées à une église ou chapelle publique à l’occasion d'une fête quelconque, peuvent être gagnées au jour cette fête se célèbre avec sa solennité publique, peu importe que ce soit au jour même l'Indulgence est accordée, ou au Jour la fête est transférée, et que la translation soit per- pétuelle, accidentelle ou temporaire.

B. Toutefois,comme il arrive que la solennité extérieure d'une seule et mème fête se célébre différemment d'après les différents Calendriers d’églises ou chapelles publiques, la S. Congrégation des Indulgences, au 29 août 1864 (Décr. authent., n. 407), a décidé : « Qu'une Indulgence, attachée à une fète, peut ètre gagnée par les fidèles au jour désigné lé- gitimement dans un diocèse, pour les religieux au jour indi- qué par leur calendrier; pour les membres d’une congréga- tion (ou confrérie) affiliée à un ordre religieux, au jour légiti- mement indiqué par le calendrier diocésain ou par le calen- drier Régulier, si ces membres ont un tel privilège (1), de facon toutefois que chacun ne puisse gagner qu'une seule fois l'indulæence ». |

C. Enfin, quant à ce qui regarde les fêtes qui se célèbrent sans solennité ou service public (2), la mème Congrégation a décrété, en date du 12 janvier 1878 (Décr. authent. n. 435) : Si ces fêtes sont transférées à perpétuité, soit par un Décret spécial de la Sacrée Congrégation des Rites, soit par les ru- briques , alors l'indulgence aussi est transférée, quoique la translation ne se fasse que dans un diocèse particulier, ou dans l'une ou l'autre province d’un Ordre régulier (3). Mais si la translation n’est qu'accidentelle, (c'est-à-dire pour l’une ou l’autre année), alors l'indulgence continue d’affecter le

sociétés, associations pieuses, ete. (S. C. des Ind. du [6 juillet 1887 ad V, dans les .fcta S. Sedis, vol, XX, p.61, et peu importe que la translation ne se fasse que dans un diocèse en particulier, ou dans une église quelconque de : ce diocèse. /hidem, Voir Pierre de Monsano, Collect. Indulg. etc., n. 211.)

A) C'est-à-dire, sils participent aux privilèges et indulgences de cet Ordre, ou sils ont la faculté de suivre le calendrier de cet Ordre, Voyez Acta N, Sedis, tom. F1, p. 495 ct 492.

(2) C'est-à-dire qui n'ont que l'Office et la Messe,

(3) CE Vouvelle Revue Théologique, tome X, page 165.

ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIEGE 93

jour mème. Toutelois, quand une indulgence à sagner par tous les fidèles est attachée à unefête propre, à un Ordre re- ligieux, à condition de visiter des églises déterminées des Réguliers, et que cette fète se célèbre dans un diocèse à un autre jour fire, alors on peut gagner cette indulgence, soit au jour l’Ordre célèbre cette fête, soit à celui elle est célébrée dans le diocèse, de telle sorte cependant que cha- cun ne puisse gagner qu’une seule fois cette indulgence (1).

Avant d'appliquer ces règles, examinons ce qu'il faut en- tendre par solennité et célébration ertérieure d'une frte,et sices règles données visent en même temps les indulgences accor- dées pour la fête d'un saint, et pour celle d’un bienheureux:.

Il me parait hors de doute que par solennité et célébration extérieure d'une fête, 1l faut entendre la solennité publique qui accompagne la fête, ou par laquelle on avait coutume de cé- lébrer celle-ci. Or , comme le dit excellemment l'Académie liturgique de Rome (2),cette solennité consiste dansles signes extérieurs qui indiquent, qui représentent le culte intérieur et la joie spirituelle, signes par lesquels les fètes qu'ils ac- compagnentsedistinguentnon seulementdesjours ouvrables, mais encore des autres dimanches et fêtes ordinaires de l’an- née. Ces signes extérieurs ne sont pas les mêmes partout, mais ils diffèrent d'après les usages des endroits et la dévo- tion du peuple. Les principaux sont par exemple : l'obliga- tion pour tous d'assister à la messe et de s'abstenir de toute œuvre servile , une ornementation toute spéciale de l’é- glise, l'exposition et l'illumination des saintes Images ou des Reliques de saints, le chant de la sainte Messe et des Vèpres, la pieuse affluence de la foule à l'Eglise, le ser- mon ou un panégyrique ayant trait à la solennité, la réci- tation de certaines prières, etc. Tous ces indices, ou quelques- uns d’entre eux, composent ce que nous appelons commu- nément la solennité d'une fête (3).

. -Youvelle Kevue éologique, tom. X, p.163 et Bérinwer, Les /ndul- (1) CF. V lle R Théologiq X,p.163et Béringer, Les Indul gences, etc.,tom. Ï, p 101. ans sa solution du AI cas, le uin 4, les Ephemerides Litur- 2) D lution du XII le 3 juin 1894, les Epl ides Li gicæ, vol. IX, pag 596 et suiv. (3) Voir aussi la solution du cas de l'Académie Liturgique 4: Rome, du 2 décembre 1896, dans les Ephemer. Liturg., vol, NI, p. 71.

y LES TERTIAIRES

Faut-il la permission de l'évêque diocésain pour transfé- rer cette solennité extérieure ?

Voici la réponse que fournit à ce sujet/la même Académie Liturgique (1): Il est certain que cette translation doit être en tout point légitime, ainsi que l'exige expressément le décret général du 9 août 1852. Donc elle ne peut être arbi- traire. On ne voit pas suffisamment quelles sont les lois qui doivent régir cette translation dans les différents cas. Quand par exemple, l'office et la messe d’une fête sont transférés pour toujours, alors 1l est certain d'après le décret de la S. Congrégation des Indulgences du 12 janvier 1878, que l’in- dulgence est transférée aussi, car alors cette translation se fait sous l'autorité de la S. Cl et emporte avec elle la translation de la solennitéextérieure (s’il y en aune)(2). Cependant quand l'office et la messe ne sont qu'acciden- tellement transférés, ou bien qu'il arrive que les rubriques ne permettent aucune translation, ni perpétuelle ni tempo- raire,et que cependant, d'après le décret cité du 9 août 1852, la solennité extérieure peut être transférée, faut-il alors l’as- sentiment de l'Ordinaire pour transférer la solennite exté- rieure d'une fête ?

L'Académie liturgique de Rome (loc. cit.) répond : la per- mission interprétative est certainement suffisante. La raison principale en est que la solennité d'une fête cest transférée afin que les fidèles puissent gagner plus facilement l'indul- wence qui suit plutôt la translation de la solennité que celle de l'office. L’intention de l'Eglise, en effet, est bien que les fidèles puissent gagner les indulgences attachées aux fêtes, ainsi que le dit expressément le décret du 9 août 1852. Or,

(4) Dans la solution du mème cas, île 3 juin 1894.

A mon humble avis, ces paroles de l'Académie Liturgique, s'appliquent difficilement aux fêtes solennelles, obligatoires ou non, et à celles, ceux qui ont charge d'âämes sont obligés de dire la messe pro populo, au moins dans les églises paroissiales. Nous nous expliquerons là-dessus, plus loin. Remarquons encore que la permission de l'Ordinaire est requise pour la translation des Indulgences accordées aux processions, neuvaines, triduums se célébrant avant ou après la fête, ou durant son Octave. Voir le décret gé- néral cité plus haut.

(2) Voir aussi les Antmadversiones ex officio sur le Décret du 12 janvier 1878, dans la Vouvelle Revue Théologique, toue X, page 165.

'

ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 95 les recteurs des églises connaissent mieux que l'Ordinaire les raisons spéciales qu'a le peuple de venir à l’église ou non. Dès lors, pour que ia fin que l'Eglise a en vue en ac- cordant les induigences soit atteinte, 1l faut conclure que la sainte Eglise remet le soin de transférer les solennités des fêtes plutôt à la prudence des recteurs des églises qu’à celle de l'évêque. De plus, cette solennité extérieure consiste sou- vent dans une ornementation extraordinaire de Péglise, dans l’affluence du peuple, une communion générale, etc. Or, la sainte Eglise ne s'occupe pas de ces choses et les re- met plutôt au prudent arbitre du recteur qu’à celui de 1'é- vèque. Et même supposé que l’assentiment de l'Ordinaire fut requis, la permission tacite présumée suffirait. Que peut- il yavoir en effet de plus cher au cœur d'un évêque, sinon le bien spirituel du peuple chrétien, bien que procurent les Indulgences ? Par conséquent, toutes les fois que les rec- teurs trouveront que la translation de la solennité extérieure d'une fête poura faciliter aux fidèles le gain des indulgences, ils pourront la faire, certains de se conformer par au désir et à la volonté de leur Evéque.

Mais. dira-t-on, le décret « urbis et orbis », du 9 août 1852, exige que les translations ne se fassent que pour des motifs lévitimes, et de par l’autorité compétente : «er justis causis, et debitis cum facultatibus. »

La mème Académie liturgique répond ainsi à l’objec- lion : Par translation de Ia solennité d’une fête, on peut entendre la célébration d'une fête soit avec l'oflice et la messe, soit avec la messe seule, soit encore sans la messe et sans l'office. Il est clair que la translation prise dans le pre- mier sens ne peut se faire que pour des motifs légitimes et liturgiques et par l'autorité compétente. {1 en est de même pour la seconde qui, elle non plus, ne peut se faire sans l'as- sentiment du Saint-Siège ; et, dans ces deux cas, l’évêque ne peut donner aucune permission. Mais, quand il s'agit de la célébration purement extérieure d’une fête, célébration in- dépendante des rubriques et n'exigeant aucune perinission spéciale du Saint-Siège, alors, quoiqu'il faille des motifs sé- rieux, il n'existe aucune loi exigeant l’assentiment de l'é- vèque. et sa permission présumée est au moins suflisante.

96 LES TERTIAIRES

Quant aux motifs qui peuvent légitimer pareille translation, l'Académie liturgique énumère les suivants : Le bien des fidèles, visé surtout par le décret du 9 août 1852 : « c'est-a- dire, afin que les fidèles puissent gagner d'autant plus faci- lement les indulgences concédées ou à concéder «à l'occasion des fêtes. » La dévotion des fidèles dont parle le dé- cret précité, car « afin qu'elle soit satisfaite et qu'elle aug- mente davantage, il importe beaucoup que les indulgences attachées a une fête soient transférées aussi. » 3% Enfin, l'augmentation de la gloire de Dieu à cause du culte qu'on offre soit à Lui-mème soit à ses Saints. |

Les règles qui précèdent sont certainement applicables aux indulgences concédées ou à concéder aux fêtes des mys- tères de N.-S. J.-C., ou à celles de la sainte Vierge, ou encore à celles des Saints inscrits au martyrologe romain.

Mais peut-on appliquer ces règles aux indulgences accor- dées à des églises ou chapelles publiques, et que l’on y peut gagner aux fêtes d’un bienheureu.x ou d'un saint qui n’est pas inscrit au martyrologe romain ?

Non, et ces indulgences ne sont jamais transférées, mais restent attachées aux jours du mois. Prouvons notre assertion :

Benoit XIV (dans son ouvrage De Servor. Dei Beatific. etc. etc., lib. [V, p. II, cap. XIX, n. 12) enseigne : « D'après la discipline actuelle de l'Eglise, 1l n'est pas concédé d’indul- gences sinon en l'honneur des saints inscrits au martyro- loge romain, comme le dit le décret de la S. Congrégation des Rites du 16 juin 1674 (voir la nouvelle Collection, n. 1520). On avait proposé à la S. Congrégation des Indulgences et des Saintes-Reliques le doute, s’il était utile de permettre la circulation de médailles saintes portant l’efligie d'un bien- heureux ou d’un saint non inscrit au martyrologe romain et auxquelles on aurait pu attacher des indulgences. Or, la -S. Congrégation a jugé expédient de consulter à ce sujet la S. Congrégation des Rites. Celle-ci a répondu en ces termes : « Dorénavant, on ne doit plus accorder des Indul- gences, sthon pour des Saints canonisés et inscrits au Marty- rologe Romain. » Toutefois, remarque Benoît XIV, dans ce Décret ne sont pas comprises les solennités de la béatifica-

=

4:

ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE | 97

tion, car le Saint-Père le Pape accorde une indulgence plé- nière non seulement à ceux qui visitent la Basilique Vaticane au jour de la béatification solennelle, mais la même faveur est donnée à ceux qui visitent une église où, après les fètes de la Basilique Vaticane, on célèbre les premières solennités de la béatification. »

Les auteurs exceptent encore de cette loi les indulgences accordées par le Saint-Siège pour les fêtes des Saints qui n'ont pas été canonisés solennellement (1).

Outre ces exceptions, remarque Pierre de Monsano (n. 918), quand on demande à la S. Congrégation la concession de certaines indulgences aux fètes des bienheureux ou des saints non mentionnés au martyrologe romain, ou bien ces demandes sont rejetées (ainsi qu'il ressort des rescrits de la mème Congrégation, au 19 juin 1668) n. 3 etau 30 août 1738,

114), ou bien, s1 des circonstances particulières favorisent

la concession, alors il est répondu : « Pro gratia » (par grâce) sans que les Lettres Apostoliques fassent mention du bienheureux ou du saint. : Voyez, par exemple le rescrit du. 30 août 1738, n. 114 et autres encore (2;. C’est aussi la doc- trine de Théodore du Saint-Esprit (Part. II, page 12.). - Si donc, continue Pierre de Monsano (n. 226), une indul- gence est concédée à certains jours, l'on célèbre la fête d'un bienheureux, comme il arrive pour les Frères Mi- neurs au 31 janvier, fête de la bienheureuse Louise d’Alber- toni, au 19 juin, fète de la bienheureuse Micheline de Pi- sauro, ou encore à cause de l'anniversaire du Bienheureux, alors l'indulgence n'est pas accordée précisément &# cause du bienheureux ou de la Bienheureuse, mais reste attachée au jour lui-mème à cause de l'affluence du peuple.

Appliquant ces règles au Catalogue des Indulgences accor- dées aux Tertiaires séculiers de Sin biancoi. d'Assise, il

1) Voyez Theod. a Spiritu S°, Part. If, pag. 13, Miuderer; Part. fn. 173, el Pierre de Monsano, n. 919. |

(2) Entr'autres le rescrit du 21 juin 1768, n. 269 ; le rescrit du Pie VIH, le. 18 janvier 1820 (dans le Bull. des Capucins, tome [N, p. 352) ; celui de Pie VI, le 9 août 1781 (dans Le mème Bull., tome IX, p. 150), et le rescrit de Léon XIE, le 15 juin 189% {dans les Analect. Capue., vol. X, p. 201), renouvelé Le 2 décembre 1901 (dans les mémes Analecta, an. 1902, p. 5).

EF. VIII 7

98 LES TERTTAIRES

me semble que les conclusions suivantes s'imposent Vu que, de par le concordat de 1801, en France et en Belgique, la solennité des fêtes de l'Epiphanie, du Saint- Sacrement, des saints Apôtres Pierre et Paul, et du Patron principal de l'endroit, est transférée au dimanche suivant, les Tertiaires peuvent seulement gagner des indulgences accordées pour eux aux fêtes de l'Epiphanie et des saints Apôtres Pierre et Paul, au jour la solennité de ces fêtes

est transférée (1).

2 La mème remarque s'applique à l'indulgence attachée à la fête de l’Annonciation de la Très Sainte Vierge, quand celle-ci tombe le Vendredi ou le Samedi-Saint, car alors, dans l'Eglise universelle, cette fète est transférée avec sa solennité, « integra cum «solemnitate ac feriatione, » au Lundi après Pàäques-closes (2).

Quand, dans les diocèses de Malines, de Bruges et de Gand, cette fête tombe dans la Semaine Sainte ou dans la semaine de Pâques, elle est transférée avec sa solennité au Mardi qui suit Pâques-closes (3).

Dans le Diocèse de Tournai, si la fête tombe entre le Di- manche des Rameaux et celui de Pàques-closes, elle est transférée au Lundi qui suit ce dernier (4).

Mais, comme en France et en Belgique cette fète n'est plus obligatoire pour le peuple, c'est-à-dire qu'il n'est pas tenu à assister à la messe, ni à s'abstenir d'œuvres serviles, les religieux habitant les diocèses sus-mentionnés ne sont donc pas obligés à suivre les induits particuliers, pour ce qui regarde la célébration de la solennité de cette fête de la

(1) Voyez aussi Pierre de Monsano (0. 211), Beringer (tome 1, p. 99) ct Mer Lauwercys (Tract. de Indulg. n.8, 9,7, R. 1, edit. 2.)

Si en d'autres pays, il ÿ a des fètes dont la solennité a été transférée au dimanche suivant par indult du Saint-Siège, et qu'à ces fêtes les Tertiaires peuvent gagner des Indulgences, ils ne Le pourront non plus qu'au jour la salennité a été transférée.

(2) Voir la rubrique particulière du bréviaire, au 23 mars, et ke Décret général S. R. C. du 24 avril 1895, n. 3850 de la nouvelle Collection.

(3) Voir le Décret du He Concile Provincial de Malines, tenu, en 1602 et approuvé par Paul V.

{:) Voir le Décret de la S. €. des Ritex du 4 avril 1867, approuvé par Pie IX.

ET LES NOUVELLES FAVEURS DU SAINT-SIÈGE 99

sainte Vierge (1),maisils peuvent se conformer à l’ordre suivi par l'Eglise entière. Conséquemment, il est loisible aux Tertiaires de gagner l'Indulgence de l'Annonciation de la sainte Vierge, quand cette fête est transférée avec sa solen-

(1) À mon humble avis, les religieux exempts ne doivent plus se conformer aux induits particuliers des diocèses précités, quoique toutefois ils puissent le faire.

a) ls n'y sont plus tenus. En ellet, nous avons prouvé, ici même (Voir Etudes Franciscaines, de février, 1902) que les Religieux doivent célé- brer les fêtes propres à leur diocèse respectif. quand à ces fêtes il ya pour le peuple au moins l'obligation d'entendre la Sainte Messe. Or, cette obligation n'existe plus pour la fête de l'Annonciation de la sainte Vierge. Il s'ensuit donc, qu'ils ne sont pas obligés non plus à célébrer la fête au jour elle æst transférée de par un indult spécial. De plus, puisque les religieux exempts ne sont soumis aux lois d'un Synode ou d'un Concile Provincial que dans les points pour lesquels le droit commun les place sous la juridiction de l'Evèque ou de l’Archevèque (voir Benoît XIV, de Synod. Diæces., lib. IX, cap. 15 et suiv. ; lib. XIIJ, cap. IV, n, 5-7), et que le droit commun Îles exempte de la célébration d'une fête supprimée d'un diocèse ou d’une province, il en découle nécessairement que ces fêtes ne les obligent pas plus que les religieux étrangers à ces diocèses ; et par- tant ils peuvent célébrer la fête transférée de l’Annonciation, au NL l'Eglise entière la célèbre.

b) Toutefois, il leur est permis de suivre les indults spéciaux accordés aux diocèses ces religieux demeurent. Le Décret du III° Concile Provincial de Malines, tenu en 1607 et approuvé par le Pape Paul V, a été porté pour la Province Ecclésiastique de Malines ; le Décret de la S. Congr. des Rites du avril 1867, confirmé par Pic IX, concerne le Diocèse de Tournai. Or, ces deux décrets contiennent un indult spécial qui concerne les clercs réguliers aussi bien que séculiers, car la règle générale est qu'un indult concédé à on diocèse sans mention expresse du clergé, comprend tout aussi bien les prêtres réguliers que séculiers. Dès lors, il est parfaitement permis aux reli- gieux de se conformer à cet indult Ensuite, au temps la fête de l'Annon- ciation de la sainte Vierge était obligatoire pour Île peuple, les réguliers étaient tenus à la célébrer, et mème au jour les clercs diocésains étaient obligés de la célébrer cn cas de translation de sa solennité et de son obligation. C'est pourquoi les religieux peuvent encore suivre ces indults, d'autant plus que Pie VIE, supprimant des fêtes obligatoires en France et en Belgique, ajoutait la clause : « Que rien ne pouvait être changé à l'ordre et au rite ordinaires des Offices divins et des Cérémonies, mais que tout devait se faire de la méme facon qu'auparavant. » Enfin, notre province belge ayant pro- posé an doute à ce sujet, la S. Congrégation des Rites à répondu : « Que par le Décret général du 25 mai 1895, il n'avait été dérogé en rien aux con= cessions particulières ».(S. R. C., 10 juillet 1896 au doute VIT, 1, n. 3925.)

100 LES TERTIAIRES

nité après Pâq