LA

GRAMMAIRE DU PURISME

ET

L'ACADÉMIE FRANÇAISE

AU XVIII" SIÈCLE

%

LA

GRAMMAIRE DU PURISME

ET

L'ACADÉMIE FRANÇAISE

AU XVIir SIÈCLE

INTRODUCTION A L ETUDE DES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX d'aUTÈURS CLASSIQUES

THÈSE DE DOCTORAT D'UNIVERSITÉ PRÉSENTÉE A LA FACULTÉ DES LETTRES t)E L'UNIVERSITÉ DE PARIS

PAK

Alexis FRANÇOIS

Licencié es lettres Ancien élève titulaire de l'École des Hautes Études

PARIS SOCIÉTÉ NOUVELLE DE LIBRAIRIE ET D'ÉDITION

(Librairie Georges Bellais)

17, IlUE CUJAS,

1905

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105-J

^7

A LA MÉMOIRE DE MON PERE

A Messieurs

Ferdinand BRUNOT

Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris

et

Bernard BOUVIER

Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Genève

Hommage reconnaissant.

PREFACE

Le présent travail est une contribution à l'histoire de la langue française. Au moment nous l'avons entrepris, il n existait pas encore d'autre étude sur la période qui va nous occuper, que le Voltaire grammairien de M. L. Verniet, qui commence à vieillir un peu après avoir rendu dés services, et la belle esquisse de M. Ferdinand Brunot dans son Histoire de la langue française. Encouragé par ce maître, nous avons pensé qu'il était temps d examiner de plus près cette époque de la langue et, suivant un procédé qui lui est familier, de commencer par faire plus ample connaissance avec les œuvres et les théories des gram- mairiens.

Depuis lors a paru l'important ouvrage de M. F. Gohin, Les transformations de la langue française pendant la deuxième moitié du dix-huitième siècle, qui nous a permis de fixer avec plus de précision les limita du nôtre. En effet, tandis que M. Gohin s'applique surtout à montrer Vojngine et les progrès du mouvement émancipafeur de la langue, nous nous sommes attaché à mettre en lumière les efforts de la réaction. Question de succès réservée, nous pensons que ces deux entreprises sont destinées à se complé- ter lune l'autre, en corrigeant l'impression trop exclusive qui pourrait se dégager de chacune d'elles. Ilj^a, au dix-

X PRÉFACE

huitième siècle, des conservatears et des révolutionnaires de la langue. Il arrive même que les deux tendances se con- trarient dans un seul individu. Nous nous proposons de faire mieux connaître, s'il est possible, la tendance conser- vatrice ; mais nous prions en même temps qu'on ne perde pas de vue sa concurrente. De cette manière seulement on pourra se faire une idée e.xacte du mouvement grammatical à cette époque.

Comme son titre l'indique, le présent travail n'est d'ail- leurs qu'une introduction. Il sera suivi d'un autre qui consistera dans un dépouillement méthodique de tous les commentaires de l'Académie française qui nous sont par- venus, et notamment du plus considérable d'entre eux, les Remarques sur le (( Quinte-Curce » de Vaugelas. Nous inau- gurerons de la sorte l'étude détaillée des ouvrages de ce genre qui méritent de retenir l'attention des historiens de la langue.

Qu'il nous soit permis à ce propos de remercier M. Gas- ton Boissier, secrétaire perpétuel de V Académie française, dont l'obligeance, jointe à celle de Gaston Paris, le maître que nous pleurons, nous a ouvert l'accès des archives de V Académie française. Les lumières de M. Rébelliau, le savant bibliothécaire de l'Institut, nous ont été précieuses pour mettre à profit ce trésor malheureusement fort mal- traité par la Révolution. Enfin, puisqu'il sied à un débu- tant de reconnaître les services de ceux qui ont veillé sur ses débuts, nous ne pouvons omettre d'exprimer toute notre reconnaissance à M. Ferdinand Brunot, professeur à la Sorbonne, pour la sollicitude qu'il a bien voulu témoigner à ce travail, ainsi qu'aux professeurs de l'Ecole des Hautes Etudes et de la Faculté des Lettres de l'Université de Genève qui ont guidé les premiers pas de l'auteur dans la carrière.

Paris, novembre igo4-

BIBLIOGRAPHIE

DES PRINCIPAUX OUVRAGES CITÉS OU CONSULTÉS

N. B. L'Essai d'une bibliographie ralsonnée de V Académie française de René Kerviler, Paris, 1877, in-S" (extrait du Polybi- blion, années 1875 à 1877), nous dispense d'énumérer les travaux concernant l'histoire de l'Académie imprimés jusqu'à cette date. On trouvera la liste des grammaires françaises publiées au dix- huitième siècle dans l'ouvrage de M. E. Stengel, Chronologisches Verzeichnis franzôsischer Grammatiken vom Ende des i4- bis zum Ausgange des 18. Jahrhunderts, Oppeln, 1890, in-8». Nous renvoyons aux Appendices la bibliographie complète des com- mentaires grammaticaux d'auteurs classiques.

Académie française. Les registres de l'Académie française (1672-1793), Paris, Didot, 1895, 3 vol. in-8" (i).

Id. Dictionnaire de r Académie française, v^ édition 1694, 2^ édition 1718, 3" édition 1740, 4^ édition 1762.

Alembeuï (d'). Œuvres complètes, Paris, Belin, 1822, 5 vol. in-80.

(i) Cf. l'analyse raisonnée de M. E. Buisson, Les Registres de V Académie française, LaChapelle-Montligeon, 1900, brochure in-S» (extrait de La Quinzaine).

Xll BIBLIOGRAPHIE

AssE (Eugène). L'Académie française, Paris, s. d., in-S».

Brunel (Lucien). Les philosophes et l'Académie française au dix-huitième siècle, Paris, i884, in-8o.

Brunetière (Ferdinand). Académie française {aviicle de la Grande Encj^ dopé die).

Brunoï (Ferdinand), Histoire de la langue française (dans VHistoire de la langue et de la littérature françaises de Petit de JuUeville).

GoNDiLLAc. Coûtas d'étude pour l'instruction du^pinnce de Parme, Parme, 1775, i3 vol. in-80.

Dangea.u (L'abbé de). Essais de grammaire, publiés sur l'édition originale et selon l'orthographe de l'auteur par les soins de B. JuWen, Paris, L. Hachette, 1849, in- 12.

Desfonïaines (L'abbé). Le Nouvelliste du Parnasse ou Réflexions sur les ouvrages nouveaux, Paris, Chaubert, 1731-1732, 3 vol. in-i2 et une livraison détachée.

Id. Observations sur les écrits modernes, Paris, Chau- bert, 1735-1743, 34 vol. in-i2.

II). Jugemens sur quelques ouvrages nouveaux, Avi- gnon, P. Girou, 1744 17461 II vol. in-i2 (i).

Diderot (D,). Œuvres complètes revues sur les éditions originales, édit. Assézat et Tourneux, Paris, 1875-1877, 20 vol. in-8°.

Diderot et d'Alembert. Encj'clopédie ou Diction- naire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1772, 28 vol. in-fo (2).

(1) Sur ces trois publications de l'abbé Desfontaines et leur contenu, cf. L'Esprit de Vabbé Desfontaines (par l'abbé de la Porle), Londres et Paris, 1707, 4 vol. in-i2.

(2) Jusqu'à la lettre F, le collaborateur grammatical de VEn- cyclopédie est Duinarsais qui signe (F). A partir du tome Vil, il est remplacé par Douchet et Beauzée qui signent (E. R. M.). Les arlicles de ces trois grammairiens ont été recueillis par Marmontel

BIBLIOGRAPHIE Xill

DuGLOs. Œuvres, édit. Auger, Paris, Janet et Cotelle, 1820-1821, 9 vol. in-S».

FÉRAUD (L'abbé). Dictionnaire grammatical de la langue française, Avignon, Girard, 1761, in-S» (i).

Id. Dictionnaire critique de la langue française, Mar- seille, Mossy, lySy-i^^SS, 3 vol. in-4<'.

Fréron et DE LA Porte. Lettres sur quelques écrits de ce tems, Genève (et Londres), 1749-1754, i3 vol. in-12.

Fréron (J.). L'Année littéraire, Amsterdam (Paris), 1 754-1790, 8 vol. in-ia par an.

GoHiN (F.). Les transformations de la langue fran- çaise pendant la deuxième moitié du dix-huitième siècle, Paris, Belin, 1908, ui-S°.

GoujET (L'abbé). Bibliothèque françoise ou Histoire de la littérature françoise, Paris, Mariette et Guérin, 1740 et suiv., 18 vol. in-i'i.

Granet (L'abbé). Réflexions sur les ouvrages de litté- rature, Paris, Briasson, 1738-1739, 10 vol. in-12.

Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc. Correspon- dance littéraire, philosophique et critique revue sur les textes originaux... par Maurice Tourneux, Paris, 1877- 1882, 16 vol. in-8« (2).

GUYOT, ChAMFORT, DUCHEMIN, DE LA ChESNAYE, CtC.

Le grand vocabulaire françois, Paris, Panckouke, 1767- 1774, 3o vol. in-40.

dans les trois tomes en six parties de ï Enejyc lapé die méthodique de Panckouke consacrés à la rubrique Grammaire et littérature, qui furent également publiés à part sous le titre de Diction- naire de grammaire et de littérature, Liège, 1789, 3 vol. in-4°.

(i) Le môme, nouvelle édition, Paris, Vincent, 1768, 2 vol. in-S*.

(2) Dans la suite de ce travail, nous ne mentionnons que le nom de Grimm. On sait toutefois que Diderot prit une part importante à la rédaction de la Correspondance et qu'Henii Meister en a recueilli définitivement l'héritage à partir de 1775.

XIV BIBLIOGRAPHIE

Journal des Savants, in-4° (i)-

La Harpe. Œuvres, édit. Saint-Surin, Paris, Verdière, 1 820-1 821, 16 vol. in-80.

Marmontel. Œuvres complètes, édit. Saint-Surin, Paris, Verdière, 1818-1819, 18 vol. in-8''.

Mémoires deTrévoux, in-12, 1701-1767 (avec leurs suites, le Journal des Beaux-Arts et des Sciences, 1768-1774» et le Journal des Sciences et des Beaux-Arts, 1776-1783) (2).

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Id. Bemarques sur la langue françoise, Paris, Bar- bou, 1767, in-12.

Prévost (L'abbé) et Lefèvre de Saint-Marc. Le Pour et Contre, 1733-1740, 20 vol. in-80.

Racine (Louis). Œuvres complètes, Paris, Le Normant, 1808, 6 vol. in-8^

Id. Correspondance littéraire inédite avec René Chevqxe, de Nantes, de ip4^ à l'jô'j..., publiée par M. Dugast-Matifeux, Paris et Nantes, i858, in-80.

Id. Lettres inédites de Jean et de Louis Racine..., publiées par leur petit-fils, l'abbé Adrien de la Roque, Paris, 1862, in-8'\

RoLLiN (G.). De la manière d'enseigner et d'étudier les Belles-Lettres par rapport à Vesprit et au cœur, Paris, V^^ Estienne, 1740, 2 vol. in-4°.

Rousseau (J.-B.) Œuvres, Paris, 1818, 4 vol. in-80.

Id . Œuvres choisies . . . suivies de sa correspondance inédite avec l'abbé d'Olivet, Paris, Didot, 1818, 2 vol. in-8".

(i) Table analytique des 86 premières années (jusqu'en i^ôo) par l'abbé de Claustre, 10 vol. in-4'' .

(2) Table méthodique des années 1701-17^5, par le P. Sommer- vogel, Paris, i864-i865, 3 vol. in-12.

bîbliogbaphT

Rousseau (P.). Journal encyclopédique par une société de gens de lettres^ Liège, i^^Sô-i^Sg, et Bouillon, 1760-1793, 8 vol. in-i2 par an, contenant chacun trois parties, en tout 288 vol.

Thomas (A.-L.). Œuvres complètes, Paris, Verdière, 1825, 6 vol. in-80.

Thurot (Charles). De la prononciation française depuis le commencement du XV P siècle^ d'après les témoi- gnages des grammairiens, Paris, i88i-i883, 2 vol. in-8°.

Vauvenargues. Œuvres, édit. Gilbert, Paris, Fume, 1867, 2 vol. in-8''.

Vernier (Léon), Étude sur Voltaire grammairien et la grammaire au XVIII^ siècle, Paris, Hachette, 1888, in-8°.

Voltaire. Œuvres complètes, édit. Moland, Paris, Garnier, 1877-1883, 5o vol. in-80 (i).

L Id. Connaissance des bautez et des défauts de la poésie et de Véloquence dans la langue française, à Vusage des Jeunes gens et des étrangers, Londres, aux dépens de la Société, 1749! in-12 (2).

(i) Cf. G. Bengesco, Voltaire, bibliographie de ses œuvres, aris, Perrin, 1882-1890, 4 vol. in-S".

(2) Il nous paraît aussi difficile qu'à M. Vernier (Voltaire grammairien, p. S/J, n. 3) de ne pas admettre, contre l'avis de M. Bengesco (Bibliographie, II, p. 5i et IV, p. 336), que Voltaire est le père de cet ouvrage. Ce sont ses idées ; c'est son style ; c'est jusqu'à son orthographe. S'il ne l'a pas écrit, il l'a dicté ; s'il ne l'a pas dicté, il l'a inspiré : en tout cas le livre lui a passé sous les yeux avant d'arriver chez l'imprimeur et il y a mis son empreinte. Quelle que soit celle de ces solutions qu'on adopte, on aboutit toujours à Voltaire.

INTRODUCTION

L ACADEMIE FRANÇAISE "TRIBUNAL DE LA GRAMMAIRE DU DIX-HUITIEME SIECLE.

Les grammairiens du dix-septième siècle s'étaient donné pour tâche d'organiser et dans la mesure du possible de fixer la langue française. A ce premier travail un autre vint s'ajouter plus tard. Sur les traces des savants de Port- Royal, ils se mirent à creuser, comme ils disaient, les fonde- ments de la grammaire et à dégager de la masse de ses principes particuliers les principes communs à toutes les langues. Cette entreprise, connue sous le nom de grammaire philosophique ou générale, a eu la brillante fortune que l'on sait. Mais elle ne fit pas abandonner la première. Les gram- mairiens continuèrent à les mener de front l'une et l'autre, d'abord au dix-septième, puis au dix-huitième siècle. Notre intention est précisément d'examiner la destinée de l'œuvre du purisme, distinguée de celle des philosophes, au cours de cette seconde période, entreprise téméraire, si l'on envisage l'étendue du domaine qu'il nous faut ainsi parcourir et le chaos d'ouvrages de toute espèce qui l'encombre. Comme nous ne pouvons songer à embrasser d'un coup d'œil un espace de temps aussi considérable, notre premier soin doit être de chercher à simplifier les termes du pro-

F.

2 INTRODUCTION

blême et de nous procurer, si possible, un guide sûr et une orientation convenable en partant pour ce grand voyage d'exploration .

Le dix-septième siècle avait produit surtout deux sortes d'ouvrages sur la langue :des dictionnaires et des remarques détachées sur le vocabulaire, la grammaire et le style. Au moment nous abordons l'histoire des grammairiens puris- tes, il semble que leur œuvre de lexicographes soit achevée. Il ne reste plus qu'à l'enti'etenir et à préserver de l'usure du temps les importants travaux d'un Furetière, d'un Richelet et de l'Académie. C'est ce qui fut fait. Au contraire, en ce qui concerne la grammaire proprement dite et en particu- lier la syntaxe, l'œuvre n'a pas revêtu une forme complète et quasi-définitive. Le système des remarques détachées avait pu contenter un Vaugelas, un Ménage, un Bouhours, un Andry de Boisregard. Mais à mesure que ces remarques se multiplient, à mesure que les grammairiens sont gagnés par l'esprit de système, le besoin se fait sentir davantage d'un livre tous ces recueils, envisagés dès lors comme autant d'études préliminaires, seraient fondus et coordon- nés dans un ouvrage d'ensemble.

Aumomentoùil commence, le dix-huitième siècle est fort absorbé par la préparation de cet ouvrage, soit un traité de grammaire française, indispensable complément des grands dictionnaires publiés à la fin du dix-septième. Ce travail ne l'a pas retenu jusqu'au bout ; mais il n'en constitue pas moins le trait d'union nécessaire entre ces deux grandes périodes de l'histoire du purisme. Au début de la seconde, presque tout l'effort des grammairiens se concentre sur lui. La ques- tion que nous nous posion* tout à l'heure comment les grammairiens du dix-huitième siècle ont-ils complété l'œuvre de leurs devanciers ? peut donc être ramenée à celle- ci : Qu'est il résulté au dix-huitième siècle du projet de grammaire française qui devait couronner l'entreprise du

INTRODUCTION ô

purisme? Ainsi posé, semble-t-il, le problème est plus facile à résoudre. De plus il nous met d'emblée en possession du pilote dont nous avons besoin pour nous diriger dans notre travail.

Entre tous ceux que ce traité de grammaire préoccupe en effet, l'Académie française est au premier rang. L'ouvrage est prévu par ses statuts qui lui font un devoir de l'entrepren- dre ; pour tout dire, le programme dont nous venons de retracer les grandes lignes, c'est le sien, tel qu'il est arrêté depuis l'époque de sa fondation. Elle en a exécuté une partie avec son Dictionnaire ; il lui reste à le compléter par une grammaire qu'elle s'est de tout temps proposée d'offrir au public. Nous ne pouvons donc choisir un meilleur guide, surtout si nous considérons que nous nous trouvons en pré- sence de l'incarnation officielle du purisme dans ce qu'il a de durable et de continu à travers deux siècles. Comment il faut entendre ce rôle que nous confions à l'Académie, aussi bien pour la commodité de notre travail que pour nous conformer à la réalité des faits, c'est ce que nous allons commencer par exposer en quelques mots.

Ni ses démêlés avec Furetière,qui ne mirent pourtant pas toujours les rieurs du côté du droit strict, ni les sarcasmes qui saluèrent l'apparition du Dictionnaire de 1694, n'avaient sérieusement compromis le prestige de l'Académie. Au com- mencement du dix-huitième siècle, son existence est aussi peu menacée que possible et son autorité va grandissant ensuite jusqu'au jour l'organisme disparaît dans la débâcle générale des institutions de l'ancienne monarchie. Cette soli- dité à toute épreuve, cette force de résistance d'un pouvoir si souvent frondé, jamais renversé, s'expliquent par de bonnes

4 INTRODUCTION

raisons qui n'ont point échappé aux historiens de l'Académie. Bornons-nous à rappeler brièvement les principales : le patronage royal, la réputation des académiciens, enfin l'im- portance croissante des lettres dans une société qui subit de plus en plus la dictature de l'opinion.

Du moment le roi revêt la charge de protecteur devenue vacante par la mort du chancelier Séguier (1672), l'Académie est définitivement classée parmi les grands corps de l'Etat et les académiciens peuvent se croire l'une des frac- tions importantes de ce monde en miniature qu'est la cour de Versailles. L'espèce de culte qu'ils rendent par la suite au roi Soleil et qu'on a taxé d'exagération faute de le compren- dre, peut passer pour un juste tribut de reconnaissance payé à la mémoire de celui qui, au propre et au figuré, remplaça par des fauteuils les banquettes s'asseyaient primitive- ment les académiciens. Après Louis XIV, ses successeurs continuent à garantir les privilèges de l'Académie et à les accroître au besoin ; ils l'associent à la vie de cour, lui ren- dent visite quelquefois, comme Louis XV dans sa jeunesse, et ne manquent pas de se faire haranguer par elle dès qu'un événement heureux ou malheureux survient dans la famille royale. Sous l'ancien régime, de pareilles attentions ont leur éloquence sur laquelle il est inutile d'insister.

Officiellement protégée par le roi, l'Académie l'est d'une autre manière par ses propres membres. Petit à petit ses portes se sont ouvertes toutes grandes aux meilleurs écri- vains du siècle de Louis XIV. Leur gloire, en se confondant avec la sienne, a rayonné autour d'elle. La tradition se main- tient au dix-huitième siècle ; l'Académie y puise un prestige que l'entrée en scène des Encyclopédistes porte à son comble. Pour quelques absents de marque, combien d'illustres partici- pants à cette assemblée de l'élite intellectuelle du royaume ! Un corps dont la réputation se fondait ainsi sur celle des premiers écrivains de la France, semblait tout désigné pour

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assumer la direction de la république des lettres à l'aurore de son émancipation.

Ce changement est sensible, comme on sait, surtout à partir des premières années du dix-huitième siècle. Il con- corde avec l'établissement dn règne de l'opinion ; la littéra- ture, porte-parole naturel du nouveau souverain, passe alors au premier rang des puissances avec lesquelles il faut comp- ter. On ne lui avait longtemps reconnu d'autre droit que celui de plaire ; désormais, elle aura ceux d'instruire et de gouverner. Sa fonction d'art s'élargit et embrasse la direc- tion générale des idées. Aux yeux du public français comme des étrangers, l'Académie personnifie cette activité nouvelle qui rehausse sa dignité et qui lui permettra plus tard de revendiquer, par la plume de l'abbé Morellet, sa part du rôle joué par les écrivains dans l'émancipation du peuple.

Ainsi se justifie, par des considérations d'ordre général, le maintien d'une autorité qu'on rencontre étalée au premier plan dans les correspondances, les mémoires et les journaux du temps et à laquelle il n'a même pas manqué le tribut indispensable payé par la satire à toutes les puissances éta- blies. Les portes de l'Académie sont assiégées sans cesse par une foule de grands seigneurs et de gens de let- tres : preuve que le titre d'académicien sert de passe-port dans le monde et qu'il consacre les réputations littéraires. Mme Dacier guerroyant contre les Modernes, plus tard Vol- taire s'attaquant à l'ombre de Shakespeare, et, d'une façon générale, défenseurs et adversaires de l'Encyclopédie s'effor- cent d'accaparer le patronage de la compagnie : on mesure ainsi l'importance du secours qu'elle est en état de fournir à ceux qu'elle protège. Enfin l'on comprend que ce prestige évoqué dans les occasions les plus diverses, loin de nuire à la fonction particulière de l'Académie, la surveillance de la langue, l'a au contraire grandement facilitée.

Aussi bien, à cet égard non plus, rien n*est-il changé au

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dix-huitième siècle, sinon dans un sens favorable à la confir- mation de l'autorité grammaticale de l'Académie française. On n'aura pas trop de peine à en fournir la preuve, en s' at- tachant d'abord aux raisons particulières de cette autorité pour aborder ensuite les divers ordres de témoignages qui nous renseignent sur son compte.

En premier lieu, il apparaît alors évident que les fonda- teurs de l'Académie n'ont pas perdu leur temps. « L'Acadé- mie française, dit Voltaire, a rendu de grands services à la langue (i). )) Cette opinion est exprimée non seulement par les orateurs académiques intéressés à la propager, mais d'une façon générale par tous ceux que la destinée de la langue française préoccupe (2). La reine, recevant un jour les compliments du directeur, n'oublie pas de lui répondre que « les ouvrages de l'Académie ont rendu la langue française celle de toutes les cours de l'Europe )) (3). Peu importe que ces services aient été rendus par les académi- ciens en corps ou séparément : le mérite des individus i^ejaillit sur l'ensemble. Il suffît qu'en retraçant l'histoire des progrès de la langue, il soit pour ainsi dire impossible de passer sous silence le rôle de l'Académie (4). On n'est pas

(i) Dictionnaire philosophique, art. Académie (O. XVII, p. 52).

(2) « Ce sont les soins et les travaux de cette illustre compa- gnie qui ont amené notre langue au degré de politesse et de per- fection où elle est maintenant parvenue ». Grévier, Rhétorique française, 1770, II, p. 26. Féraud également reconnaît « les services si importants qu'elle (l'Académie) a rendus et qu'elle rend encore aux lètres et à la langue ». {Dictionnaire critique, I, p. m.)

(3) Registres, 5 juin 1774-

(4) Voyez le Siècle de Louis XIV de Voltaire, chap. XXXII (O. XIV, p. 541), ou son Dictionnaire philosophique, art Français (O. XIX, p. 184). Voyez encore le Discours pj-ononcé dans V Aca- démie de Soissons sur les progrès de la langue française et envoyé en lyio à V Académie française suivant la coutume, dans le

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loin de faire coïncider l'origine de ces progrès avec sa fon- dation. Des propos tels que celui-ci ne sont pas rares et méritent d'être pris en considération : « Nul style, nul goût dans la plupart des auteurs qui sont venus avant l'Aca- démie (i). »

Cette croyance en l'efticacité de l'entreprise académique n'est pas seulement répandue en France : elle a des adeptes au-delà des frontières. Le témoignage de Sprat, l'historien de la Société royale de Londres, déjà un peu ancien (2), est renouvelé à soixante-sept ans de distance par le traducteur anglais Lockman (3). Voici qui parle encore plus haut : il se

Recueil de plusieurs pièces d'éloquence..., Paris, J.-B. Geignard, 1711, in-i2, p. i65 Cette perfection [de notre langue] qui fut l'objet que se proposa le Cardinal de Richelieu dans l'établisse- ment de l'Académie françoise, ne fut pas longtemps sans être atteinte par les grands hommes dont cette compagnie illustre s'est vue successivement composée »), et le Discours prélimi- naire au Monde primitif de Court de Gébelin, V, p. lxvii : « Cette Académie, l'élite de la Cour et des gens de lettres, ramena tous les écrivains à un centre commun, maintint l'unité dans le langage, conserva le bon goût, etc. ».

(i) D'Olivet, Discours sur Véloquence, prononcé à l'Académie le 25 août 1735 (en tête de la traduction des Gatilinaires, 2™« édit., i:36, p. 16).

(2) The History qfthe Royal-Society of London for the impro- ving of natural knowledge, by Tho. Sprat, London, 1667, in-4% first part, sect. XIX (Modem Académies for Language), p. 39. Le passage est reproduit de la manière suivante d'après la tra- duction de Genève, 1669, à la suite des éditions de V Histoire de V Académie de Pellisson : « Mais celle qui a excellé par dessus toutes les autres et s'est le plus longtemps conservée impoUuë des corruptions du language, c'est l'Académie françoise de Paris, etc. ».

(3) Parlant de la réception de La Fontaine à l'Académie, dans la Vie du poète qui précède sa traduction d'Amour et Psyché,'

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trouve un Swift (i) et un Frédéric le Grand (2) pour regretter qu'il n'existe pas dans leurs langues un régulateur analogue, sinon tout à fait identique.

Mais plus que par ses services passés, l'Académie s'impose par ceux qu'elle parait en état de rendre à l'avenir. Son institution répond en effet à un véritable besoin qui a sa source dans l'idée qu'on se fait communément alors de ce qui est avantageux pour une langue. Que rien n'y soit laissé au hasard, mais au contraire que tout y soit réglé, pour le

Londres, Chapelle, 1734, Locknian dit entre autres choses « qu'on ne peut disconvenir que cet établissement [l'Académie] n'ait apporté de grands avantages à toute l'Europe sçavante, qu'elle n'ait été amusée ou instruite par les excellens ouvrages que les académiciens françois ont composés ou traduits en leur langue et que, s'ils ont quelquefois été l'objet de la satyre de certains écrivains, on peut avec justice leur appliquer le proverbe anglois qui dit qne ceux qui sont dehors se moquent de ceux qui sont dedans ». (Journal des savants, 174^, p- 16).

(i) A Proposai for correcting, improving and ascertaining the Englich Tongue. . ., by Jonathan Swift, D.D., London, 1712, in-8» (reproduit au t. IX des œuvres de Swift, édit. W. Scott, 1824, pp. 187 159). On y lit entre autres choses (p. i5i), à propos de l'assemblée que Swift veut charger de réformer la langue anglaise : « The persons who are to undertake this work, will hâve the example of Ihe French before them, to imitate where thèse hâve proceeded right, and to avoid their mislakes ». Cf. sur ce projet les Lettres philosophiques de Voltaire, XXIV, (O. XXII, p. i83) et les Mélanges de Morellet, 1818, I, p. 207.

(2) « 11 y a cependant une difficulté qui empêchera toujours que nous ayons de bons livres en notre langue : elle consiste en ce qu'on n'a pas fixé l'usage des mots; et, comme l'Allemagne est partagée entre une infinité de souverains^ il n'y aura jamais moyen de les faire consentir à se soumettre aux décisions d'une académie ». Lettre du prince royal de Prusse à Voltaire, 6 juil- let 1787, dans les Œuvres de Voltaire, XXXIV, p. 291.

INTRODUCTION 9

plus grand bien de ceux qui s'en servent, d'après un usage général, définitif, auquel nul n'a le droit de substituer sa propre fantaisie. Evidemment pareil résultat ne peut être atteint qu'à une condition, c'est qu'un pouvoir souverain fixe cet usage, ou, si l'on préfère, sanctionne ses arrêts. L'universalité du français, cette langue soumise j)ar les puristes de la génération précédente à une réglementation aussi étroite que possible, n'est pas pour porter la moindre atteinte à une semblable conception, au contraire. N'est-ce pas depuis que l'autoritç grammaticale veille sur elle, qu'elle s'impose à l'Europe entière comme un instrument d'une perfection et d'une commodité sans égales ? A plus forte raison, la môme autorité doit-elle veiller pour l'empêcher de retourner à son état primitif caractérisé par le désordre et l'arbitraire. « Puisse ce corps illustre, s'écrie Court de Gébe- lin parlant de la situation privilégiée de l'Académie, se main- tenir avec la même gloire et avec le même succès : ce sera une digue contre les vices qui feraient déchoir insensible- ment la langue française » (i). N'est-il pas naturel que le principe d'autorité sur quoi se fonde toute la grammaire à cette époque, profite en premier lieu à l'Académie et que celle-ci retire le principal bénéfice d'un état de choses qu'elle a contribué plus que personne à établir ? De les appels fréquents qui lui sont adressés par tous ceux, professionnels ou amateurs, qui travaillent dans le champ de la grammaire. On ne saurait trop regretter que la disparition des archives de l'ancienne Académie nous ait privés du témoi- gnage précieux de sa correspondance grammaticale. Ce qu'on en peut recueillir ici et suffit toutefois à prouver que depuis le temps Naudé et le P. Bouhours consultaient la compagnie sur leurs doutes, l'usage de lui soumettre ses

(i) Monde primitif, V, p. lxvii.

10 INTRODUCTION

scrupules grammaticaux ne s'est jamais perdu (i). En dehors de ces consultations, on relève assez fréquemment dans les ouvrages spéciaux des marques non équivoques de la con- fiance qu'elle inspire. Tantôt il s'agit d'une réforme de l'orthographe qu'on la croit seule capable de faire aboutir (2) ; tantôt on souhaite qu'elle fixe définitivement soit la pronon- ciation (3), soit la valeur prosodique des syllabes (4). La publication d'auteurs classiques accompagnés de notes ne paraît pas pouvoir se passer de son concours (5). Celui-ci

(i) Les Registres ne nous fournissent qu'un seul rensei- gnement à ce sujet (10 janvier 1729). 11 s'agit d'une question posée par le duc de Richelieu au nom du roi qui demande à l'Académie si le mot quidam a un féminin. C'est à cette lettre et à une lettre de Hardion mentionnée par les Registres (2 jan- vier 1738) que Duclos fait probablement allusion dans son Histoire de V Académie (O. VIII, p. 38i) lorsqu'il dit : « Il y a même des exemples de l'honneur que le roi a fait à l'Académie de la consulter et il a daigné concourir à la décision ». Le même Duclos examine dans ses Remarques sur la Grammaire de Port-Royal (O.VIII, p. 98) une question (touchant l'emploi du pronom personnel) « sur laquelle l'Académie a souvent été con- sultée ». Cf. encore les lettres reproduites à l'Appendice I, qui appartiennent toutes à une époque relativement récente.

(2) Abbé de Saint-Pierre, Second Discours sur les travaux de l'Académie, édit. de 17 17, p 69.

(3) Abbé Bouchot, Traité des deux imperfections de la langue française (d'après le compte-rendu de l'Année littéraire, 1759, IV,, p. 71).

(4) Domergue, Journal de la langue française, i5 mai 1785, p. 63i, et Féraud, Dictionnaire critique, H. p. vu.

(5) Voltaire, Lettres philosophiques, XXIV (O. XXII, p. i86). jy \(^divq,Observations sur Boileau, p. 212. Court de Gébelin, Monde primitif, V, p. Lxvii. Observations sur la littérature à Monsieur*** (Sabalier de Castre), Amsterdam et Paris, 1774» in-S", p. 244.

INTRODUCTION II

lui demande un traité élémentaire du style (i) ; celui-là attend d'elle une solution radicale du grave problème de l'accord des participes (2) ; cet autre la prie d'enrichir la langue française des « titres restrictifs » qui lui manquent (3). Fénelon ne voulait-il pas lui confier la mission de fabriquer des mots nouveaux (4) ? Toutes les idées nouvelles, toutes les imaginations saugrenues des soi-disant législateurs du langage confluent vers elle comme les ruisseaux vers la mer. 11 arrive même qu'au lieu de s'adresser au corps tout entier, on se réfère à quelqu'un de ses membres, comme s'il s'agissait d'une autorité transmissible. Le Pour et Contre nous a laissé le récit d'un pari considérable engagé à pro- pos de l'éternel problème de l'accord du participe et dans lequel un académicien fut choisi comme arbitre (5).

La même autorité rejaillit encore sur les œuvres de l' Aca*

(i) Principes de style ou observations sur Vart d'écrire recueillies des meilleurs auteurs, Paris, 1779, in-12, p, 7.

(2) Abbé Séguy, Dissertation philosophique sur une difficulté de la langue française, Paris, 1769, 3o pp. in-12.

(3) Malherbe, La langue française expliquée dans un ordre nouveau, Paris, 1725, in-S», pp. 24 1-242. L'auteur de cette singulière proposition trouve en effet que les Français abusent du titre de Madame « qui devroit être consacré aux personnes du sexe les plus qualifiées, au lieu qu'on le voit tous les jours dégénérer, en le taisant passer à de simples bourgeoises et même à des femmes bien moindres que celles-là ». En conséquence, il exprime le désir que les « véritables juges » de la langue française, les académiciens, inventent des termes propres à distinguer les diffé- rentes conditions.

(4) Lettre à V Académie, édit. Cahen, Paris, Hachette, 1902, p, 19,— M™« du Deffant qui refuse à l'Académie le droit d'imposer des sujets pour ses prix, lui reconnaît au moins celui de « traiter de la grammaire «et d'« enseigner les règles ». (Lettre du 20 sep- tembre 1769 à Voltaire, dans les Œuvres de celui-ci, XLVI, p. 458).

(5) Pour et contre, X, pp. 116-117.

12 INTRODUCTION

demie, notamment sur son Dictionnaire auquel, malgré ses imperfections, tout le monde reconnaît un droit de priorité parmi les ouvrages similaires. C'est le cas du P. Buffier convenant que « le Dictionnaire de l'Académie française a une grande prérogative sur les autres quand on le regarde comme appuyé du suffrage de quarante académiciens distin- gués par leur mérite et par leur littérature )).(i)- A l'autre bout du siècle, c'est également le cas du grammairien Domergue. « Recourez à l'usage, conseille-t-il ; ouvrez les bons dictionnaires dépositaires de ses lois. Celui de l'Acadé- mie française doit être le meilleur de tous par les lumières réunies de nos grands hommes et l'est réellement par l'en- tente de l'exécution » (2). En quelques mots Restant carac- térise heureusement les services qu'on en attend ainsi que de l'assemblée dont il émane : « C'est, dit-il, un guide sûr que l'on ne peut abandonner sans risque de s'égarer, et il n'appartient à aucun particulier de vouloir opposer son autorité à celle d'une illustre compagnie uniquement préoc- cupée de perfectionner la langue française, d'en écarter tout ce qui pourrait en corrompre ou en altérer la pureté et de la soutenir dans cette supériorité qu'elle s'est acquise au- dessus de toutes les langues de l'Europe (3). » Veut-on sur le même sujet connaître l'avis d'un homme qu'on n'a jamais pu confondre avec les flatteurs de l'Académie ? L'abbé Des- fontaines compare le Dictionnaire au premier méridien des géographes et des navigateurs : « Il sert à nous fixer, dit-il, soit pour Torthographe, soit pour la grammaire, parce qu'il est à propos de convenir de quelque chose et qu'il est néces- saire d'être uniforme par rapport à ces deux objets, sans néanmoins aucune servitude (4). » On le voit, même chez

(i) Grammaire, 1709, p. 24.

(2) Grammaire, 1778, p. 61.

("3) Grammaire, 1760, p. xxin.

(4) Obs. écr. mod., XXX, p. 254 (27 octobre 1742).

INTRODUCTION l3

les critiques indépendants, l'argument autoritaire l'emporte sur toute autre considération. Duelos n'exagère donc pas lorsqu'il écrit dans sa petite Histoire de V Académie : « Le Dictionnaire de l'Académie a toujours fait loi dans les ques- tions qui s'élèvent sur la propriété d'un mot, d'un terme ou d'une expression (i). » Il aurait pu ajouter « et sur l'ortho- graphe )), car s'il est un domaine l'autorité de l'Académie se fasse sentir au dix-huitième siècle, c'est à coup sûr celui- là. Sans parler de Restant qui, rééditant le traité du prote Le Roy, reste fidèle à ses principes de soumission aux règles posées par l'Académie (2), Louis Racine, par exemple, qu'il est difficile de ranger parmi les théoriciens exaltés du despotime grammatical, trouve qu'a il est naturel d'avoir recours au tribunal établi pour la langue et de se conformer à l'orthographe du Dictionnaire de V Académie française », car, dit-ilç « dans le doute il vaut mieux suivre le sentiment d'un corps que celui d'un particulier » (3).

Ainsi, quelle que soit la nature de ces divers témoignages, ils traduisent tous le besoin d'une règle uniforme dont l'Académie se trouve être finalement la dépositaire légitime : « En perdant l'Académie, dira plus tard Rivarol, nous avons

(1) Œuvres, Vlll, p. 398.

(2) « Peu frappé de l'orthographe des auteurs particuliers, il s'est fait une loi de se conformer à celle de rAcadémie à laquelle tout esprit raisonnable doit déférer avec d'autant plus de confiance que cette savante et illuslre compagnie étant uniquement occupée par état de la perfection et de la pureté de la langue françoise, on ne doit pas douter que ses décisions et les règles qu'elle adopte, ne soient fondées sur l'usage autant que sur la raison ». Avertissement du libraire en tête de la quatrième édition du Traité de Vorthographe françoise par Ch. Le Roy, Poitiers, ijSa, in-8*.

(3) Discours préliminaire en tête des Remarques sur les tragédies de J. Racine {O. V, p. 274)-

l4 INTRODUCTION

perdu un grand tribunal : les lois ont leurs perplexités quand on en vient à l'application, et l'autorité qui termine les dis- putes est un grand bien; car en tout, il faut de la fixité (i). » Il est naturel après cela que les grammairiens attachent beaucoup de prix à l'approbation de l'Académie. Pas un qui n'ait soin d'en informer ses lecteurs, lorsqu'il l'a obtenue (2) ; pas un qui néglige de leur faire savoir qu'il a pris conseil d'une autoi'ité aussi compétente, lorsqu'il a pu le faire (3) ; pas un qui ne se retranche derrière ses avis, lorsqu'il en a l'occasion (4). Leurs ouvi'ages déposés sur le bureau de la

(i) Prospectus du Jiouveau Dictionnaire (en lête du Discours préliminaire du nouveau dictionnaire de la langue française, Taris, 179;?, in^"), P- xxiv.

(2) « Je dois ajouter en faveur de ceux qui voudront la prendre pour guide dans les principes de notre langue, écrit Buffîer dans la préface de sa Grammaire (édit. de 1714, p. vu), qu'elle a été honorée d'une aprobalion singulière par un grand nombre de Messieurs de l'Académie françoise, et en particulier de ceux d'un corps si illustre qui ont le plus aprofondi ces ma- tières, conformément aux lois de leur institution et aux fonctions de leur état d'académicien ». Cf. de Wailly, Principes généraux et particuliers, y""^ édit., 1^73, p. 21 : « La première édition de cet ouvrage ne contenait pas quatre cents pages ; néanmoins plusieurs académiciens célèbres l'honorèrent de leurs éloges... »

(3) Voyez les Principes généraux de Restant, 3'n« édit., p. 22, l'épître dédicatoire de la Grammaire d'Anlonini, i7o3, etc., etc.

(4) Voyez à'OWxel, Remarques sur la langue françoise, 1767, p. 233 : « Les peines que m'a donné cette affaire.] Tous nos grammairiens sont d'accord sur cette phrase; ils l'approuvent, et cependant j'oserai n'être pas de leur avis. Ou plustôl, étant, comme je le suis, persuadé que le mien n'est d'aucun poids, je me bornerai à dire que l'Académie, depuis si longtemps que je suis à portée d'entendre ses leçons, m'a paru, toutes les fois que cette question a été agitée, se décider pour le parti que j'em- brasse ».

INTRODUCTION l5

compagnie sont un hommage rendu à sa haute compétence. Il en est de même de leurs dédicaces, des plans d'entreprises grammaticales ou encore des manuscrits qu'on lui soumet dans l'espoir qu'elle passera quelques heures à les criti- quer (i). « Mon grand objet, mon premier objet, répète constamment Voltaire au moment il prépare son commen- taire sur Corneille, est que l'Académie veuille bien lire toutes mes observations, comme elle a lu celles des Horaces ; cela seul peut donner à l'ouvrage une autorité qui en fera un ouvrage classique (2). » Combien l'Académie a eu de peine à se défendre contre l'importune soumission du grand écri- vain, c'est ce que nous aurons l'occasion de montrer plus tard. Assurément l'abbé d'Olivet ne flatte que très peu ses collègues lorsque, dans sa préface aux Remarques sur la langue françoise (1767), il leur dit : « Que me reste-t-il, Messieurs, qu'à vous représenter que ce qui s'écrit sur notre

(i) Pour les ouvrages dédiés ou offerts à l'Académie se reporter à V Appendice II. Le plan du Grand vocabulaire français « a été présenté à l'Académie françoise et plusieurs de ses mem- bres ont encouragé les auteurs à l'exécuter » nous dit-on dans la préface (p. 8). En 1783, le tribut de T Académie de Soissons fut un projet de vocabulaire français dont l'auteur était l'abbé de Montmignon (et non Montmigeron comme les Registres l'ont imprimé par erreur) (Registres, 23 août 1783). En fait de manus- crits soumis à l'Académie, outre le Commentaire sur Corneille dont les Registres ne parlent pas, on peut mentionner celui d'un Alphabet naturel et méthodique par le sieur d'Arlis,qui ne paraît pas avoir jamais été publié (8 novembre 1723), celui d'un Essai sur les mots figurés par Fauleau (29 novembre 1784) et celui de la Grammaire françoise de S. Cherrier (2 août 1773).

(2) Lettre du 3i août 1761 à d'Argenlal (O. XLI, p. 426). Cf. les lettres du 16 août à d'Olivet, 18 août à Mme du Deffant, 24 août à Sénac de Meilhan, 3i août à Duclos et à d'Alembert, 7 septembre à la duchesse de Saxc-Golha, etc.

l6 INTRODUCTION

langue, ne peut mériter la confiance du public à moins que votre tribunal ne l'ait confirmé ? »

II

Ce pouvoir souverain que l'Académie possède dans le royaume de la grammaire, quel usage en a-t-elle fait ?

11 est bien rare qu'on lui reproche d'en abuser. On lui fait plutôt un grief de tomber dans l'excès contraire. « Le seul souverain qu'on ait encore vu avare de ses lois )),a dit plus tard de l'Académie Rivarol parlant au nom d'un public « qui comptait sur elle et qui ne portait le joug de son autorité que dans l'espoir de ses décisions » (i). Nicolas Boindin prend un ton de bon apôtre pour expliquer que s'il n'a pas publié ses opuscules de grammaire, ce fut pour ne pas « paraître reprocher à cette illustre compagnie de négliger des choses dont elle devrait faire son principal objet » (2), manière adroite d'insinuer qu'elle ne s'en occupe guère. Dans un passage d'une ironie aussi savante, Féraud présume que la dignité et la prudence de l'Académie s'oppo- sent sans doute à ce qu'elle entre dans un examen appro- fondi des matières contenues dans son Dictionnaire (3).

(i) Rivarol, Propectus du nouveau Dictionnaire, p. vu.

(2) Œuvres, i^S'i, in-12, I, p. xvtii.

(3) Dictionnaire critique, I, p. m. Cf. Ibid., III, p. ix: « Nous croyons très fermement, répond Féraud à ceux qui lui annoncent que l'Académie va, elle aussi, donner un dictionnaire critique, que M" de l'Académie Française feront un ouvrage excellent et supérieur, s'ils veulent s'en doner la peine et en embrasser dans l'exécution, toute l'étendue, ouvrage nécessaire aujourd'hui plus que jamais. Ce qui seul peut paraître incertain, c'est de prévoir jusqu'à quel point ils le voudront ».

INTRODUCTION IJ

Selon l'abbé Gedoyn, un des Quarante pourtant, cette assem- blée aurait pleinement atteint son but qui était de perfection- ner et de fixer la langue française autant que possible, « si an lieu de donner la loi, elle ne l'eût pas reçue, je veux dire, si elle n'avait pas quelquefois confondu l'abus avec l'usage et qu'elle se fût montrée moins accessible à la nouveauté » (i).

Un ou deux griefs principaux émergent de ces divers témoignages qu'il serait facile de multiplier au besoin. Exa- minons-les pour en faire justice le cas échéant, tout au moins pour mieux connaître l'esprit qui a présidé aux tra- vaux de l'Académie.

Sa paresse tout d'abord, cause de sa stérilité relative : ce reproche est de ceux qu'on lui adresse aussi bien du dedans que du dehors. L'abbé d'Olivet s'efforce de l'en disculper dans son Histoire de V Académie, mais il ne se gêne pas pour le reprendre à son compte dans l'intimité de la corres- pondance (2). La malveillance de Rivarol attribue cette paresse au fait que les Immortels furent de tout temps plus préoccupés de leur gloire personnelle que de celle de la compagnie. Quoi qu'on pense de cette explication, injuste si l'on songe au zèle déployé par certains académiciens, mais qui atteint certainement un grand nombre de leurs collègues, nous croyons qu'il faut amender le jugement porté sur l'Aca- démie par ceux qui l'ont accusée d'inertie.

(i) Œuvres diverses, i745> in-12, p. 36.

(2) « Rien ne ressemble à la léthargie du docte Corps », écrit-il au P' Bouhier le 28 août 1736 (Histoire de V Académie, II, p. 435); et cinq ans plus tard, le 27 août i'jt\\ : « Si je ne vous dis rien des travaux du docte Corps, ce n'est pas que je vous cache quelque vérité ; mais lorsqu'il n'y a rien à dire, il faut ne rien dire » {Ibid.,\\, p. 444)- Cf. encore la lettre du 24 juin 1737 (Ibid.,U, p. 4^8). C'est à la fin de son article sur les Travaux de l'Acadé- mie qu'il répond à ceux qui « se plaisent à dire que l'Académie française ne fait rien » (Ibid., II, p. 57).

p_ 2.

l8 INTRODUCTION

Par exemple, il est évident qu'à toutes les époques une minorité seulement d'académiciens prend part aux séances ; encore n'y apportent-ils pas tous le même entrain. Mais la besogne ne leur manque jamais ; le travail du Dictionnaire, la lecture d'ouvrages manuscrits ou imprimés soumis à leur appréciation, le talent, la vertu qu'il faut récompenser, les élections et les réceptions des nouveaux membres, leur créent une occupation régulière dont le profit ne correspond malheureusement pas toujours à la somme d'efforts qu'elle nécessite. Joignez à cela les nombreuses cérémonies aux- quelles l'Académie est obligée d'assister en y prenant une part active, et vous arriverez assez facilement à vous repré- senter comment elle pouvait remplir pendant toute l'année elle n'a commencé à prendre des vacances qu'à partir de l'j'jb les trois séances qu'elle tenait par semaine (i). Le malheur est, comme nous venons de le dire, que cette acti- vité se dépense la plupart du temps en pure perte et que les travaux de quelque conséquence n'en absorbent qu'une fai- ble partie. Encore ici toutefois, ne faut-il pas juger l'Aca- démie sur les apparences. Nous aurons l'occasion de le montrer : le nombre des occupations proprement gramma- ticales auxquelles elle s'est livrée, est sensiblement plus élevé qu'on ne se l'imagine en général. Seulement, ou bien ces travaux ne lui profitent pas directement, comme lors- qu'elle corrige la traduction en vers du quatrième livre de VEnéide par le président Bouhier (2) et les remarques de Voltaire sur le théâtre de Corneille ; ou bien elle les garde

(i) Au total i53 par an, s'il faut en croire l'auteur anonyme du Mémoire sur le Dictionnaire inséré dans le Bull, de la Soc. de VHist. de France, février i853, p. 29. Ces séances avaient lieu de 3 à 5 en hiver et de 4 à 6 du 1°' avril au i" septembre.

(2) Voyez la lettre de l'abbé d'Olivet au P' Bouhier, 12 mai 1730 {Histoire de V Académie, II, p. 425).

INTRODUCTION l9

pour elle, cachés au fond de ses cartons sans oser les publier. L'une des principales causes de l'apparente stérilité de l'Académie, c'est sa timidité.

Pour bizarre que cela semble, ce mot appliqué à la célèbre compagnie rend parfaitement compte de son état d'âme. Elle sait tout ce qu'on attend d'elle et craint de se montrer au-dessous de sa tâche, « Calmer l'impatience du public », « payer ses dettes au public », « l'utilité du public », telle est sa préoccupation constante, longtemps après la publi- cation du premier Dictionnaire. Elle se reflète dans ses procès-verbaux (i) comme dans les écrits des académiciens les plus attentifs à veiller sur ses intérêts. Mais à cette inquiétude s'oppose la peur de ne pas produire des ouvra- ges dignes d'elle ou de discréditer son pouvoir par un mauvais emploi. Telle est l'origine de ce sentiment que d'Alembert, pour l'avoir observé de près, analyse avec tant de précision dans son Histoire des membres de V Académie, de cette « timidité des compagnies, qui, toujours en garde pour ne point se compromettre, n'osent prononcer affirmati- vement sur des questions qu'un particulier déciderait sans hésiter. Elles craignent que le plus léger changement dans leurs principes, leurs opinions, leurs usages, n'entraînent des inconvénients ; elles laissent subsister les erreurs et les abus » (2). Après l'accueil fait au Dictionnaire de 1694, l'Académie ne pouvait douter que la foule des critiques ne la guettât pour la surprendre en faute et lui faire payer la considération dont elle était l'objet de la part des pouvoirs publics et de l'opinion. De vient qu'à plusieurs reprises, ayant achevé des ouvrages destinés à être publiés, elle recule au dernier moment de crainte qu'ils ne soient pas suffisam- ment au point.

(i) Voir notamment les séances du 11 mai et du i3 juillet 1719. (2) Histoire des membres de VAcadémie française, II, pp. 292-293.

20 INTRODUCTION

Si maintenant, laissant de côté ses travaux inédits, on ne songe qu'à ceux dont l'exécution l'a toujours fait recu- ler, nous réduirons encore sa paresse à l'esprit de rou- tine, inévitable inconvénient d'une institution préposée comme elle à la garde d'une tradition. On sait à quel long stage sont soumises les nouveautés avant d'être sanction- nées par l'Académie ; la moindre réforme est enregistrée par ses historiens officiels comme s'il s'agissait d'un événement capital. A plus forte raison, lorsqu'elle entreprit d'exécuter un autre ouvrage que le Dictionnaire, un Traité de la grammaire française par exemple, ce projet s'est-il heurté à des difficultés insurmontables. Un pareil travail boule- versait ses habitudes, et d'ailleurs, le caractère particulier des assemblées académiques ne s'y prêtait pas. Cette occu- pation n'entrait pas dans les aptitudes d'une association de beaux esprits qui n'eut jamais ni le goût, ni le génie des grandes constructions. Se souvient-on que sans l'énergique intervention de Yaugelas, le plan du Dictionnaire n'eût peut-être jamais été arrêté (i) ? Pour l'excuse de l'Acadé- mie, il convient d'observer que la passion des travaux sur la langue avait pris naissance dans les salons et qu'elle- même n'était après tout qu'un salon. De le caractère un peu frivole qu'avaient tout d'abord présenté les recherches grammaticales. On envisageait l'étude de ces « bagatelles » le mot se trouve à la fois dans Chapelain (2), dans

(i) Le 16' janvier 1786, à propos de l'orlhographe du Diction- naire, d'OJivet écrit au P' Bouhier : « Nos délibérations depuis six mois n'ont servi qu'à faire voir qu'il était impossible que rien de systématique partît d'une compagnie » (Histoire de l'Académie, II, p. 43o).

(2) « Mais c'est trop de bagatelles grammaticales. » Lettre du i'3 juin 1669 à M. de 3rieux (Correspondance, édit. Taïuizey de Larroque, II, p. 4^)'

INTRODUCTION 21

Saint-Simon (i) et dans Bonheurs (2) beaucoup plus comme une distraction que comme une occupation sérieuse. L'Académie, quoique tenue de mettre un peu de gravité dans tout ce qu'elle faisait, ne laissait pas de prendre à ce travail un certain plaisir dont la préparation du Dictionnaire avait fini par lui donner le goût. L'examen d'un mot servait de prétexte pour discuter entre gens d'es- prit sur les matières les plus diverses (3). Le sujet de la causerie était introduit d'une manière fort simple : tout, dit l'abbé de Saint-Pierre, se réduisait « à une question de fait : ce terme est-il du bon usage, nen est-ilpas ? a-t-il telle signification ? a-t-il une signification aussi étendue, ne V a-t-il pas ? » (4) Les académiciens trouvaient fort agréable

(i) « Les bagatelles de l'orthographe et de ce qu'on entend par la matière des rudiments et du Despotère furent roccupation et le travail sérieux de toute sa vie. » (Il s'agit de l'abbé de Dangeau), S*^-Simon, Mémoires, édit. Hachette, i873,XVILp. i44-

(2) « Quand on sçait souffrir constamment et raesrae gaye- ment les plus atroces calomnies, on reçoit sans peine des avis sur des bagatelles de grammaire. » Bouhours, Avertissement en tête de la Suite des Remarques nouvelles (1692).

(3) Cf. d'Olivet, Histoire de V Académie, II, pp. 35-36, et aussi le Mémoire anonyme retrouvé dans les papiers de l'abbé Bignon et daté du 24 janvier 1727, qui, dans un tout autre esprit, raconte également comment se fait le travail du Dictionnaire : « On s'assemble dix ou douze sans savoir de quoy il s'agit, on y propose au hazard, selon l'ordre de l'alphabet, deux ou trois mots, à quoy personne n'a pensé ; il faut faire la définition de ces mots, faire entendre leurs significations et leur étendue, et donner des exem- ples ou des phrases qui fassent voir les diverses manières dont ils peuvent être employés. Ces définitions se font à la haste et sur le champ.... » (Bull, de la Soc. de VHist. de France, février i853, p. 27.)

(4) Premier discours sur les travaux de l'Académie françoise, édit. de 1717, p. 9.

32 INTRODUCTION

de résoudre ces devinettes. Les doutes proposés par « un gentilhomme de province » devinrent à leur tour le thème d'un excellent jeu de société. Le spirituel Journal acadé- mique de l'abbé de Choisy reproduit assez bien le ton de ces causeries sur les confins du dix-septième et du dix-huitième siècles. Il y avait même si bien réussi, au gré de ses col- lègues, que ceux-ci, pour ne pas être trahis, n'autorisèrent pas l'impression de ces singuliers procès-verbaux (i).

Evidemment la préparation d'une grammaire ne promet- tait pas à l'Académie le genre de satisfaction auquel son Dictionnaire et les doutes l'avaient habituée. Il y fallait apporter le souci d'une réflexion méthodique et une attention capable de se soutenir à travers plusieurs séances. Aux charmes de la conversation à bâtons rompus devait succéder l'effort d'un travail de longue haleine. C'était briser avec de vieilles habitudes au milieu desquelles on avait fini par se plaire et en prendre de nouvelles pour lesquelles on ne se sentait aucune préparation. En 1718, quelques membres

(i) En voici un échantillon. La discussion est engagée à pro- pos de la phrase si fêtais que de vous, je ferais telle chose. « Il faut, Messieurs, a dit M. le Président Rose, que je vous fasse à ce propos une petite histtfriette. Au voyage de la paix des Pyrénées, un jour le maréchal de Clérambault, le duc de Gréqny, et M. de Lionne causoient, moi présent, dans la chambre du cardi- nal Mazarin.Lc duc de Gréquy,en parlant au maréchal de Cléram- bault, lui dit dans la chaleur de la conversation : « Monsieur le « Maréchal, si j'étois que de voiis, je m'irois pendre tout à « l'heure. » « bien, répliqua le Maréchal, soyez que de moi. » Le petit conte fut applaudi ; et puis on décida que dans le discours familier on peut dire si f étais que de vous. Quelqu'un dit qu'il aimeroit encore mieux si J'étois de vous. Un autre ajouta que cette phrase étoit d'un familier très et trop familier. » Opus- cules sur la langue française par divers académiciens, 1754, in- 12, pp. 256-267.

INTRODUCTION 23

ayant proposé de travailler alternativement à la grammaire et aux observations critiques sur les bons auteurs, on leur fait la réponse suivante qui lève brutalement le voile sur les dispositions de l'Académie : la seconde occupation, c'est-à-dire les observations critiques, « étant plus agréable attirerait la plus grande attention des académiciens et les éloignerait des études et de l'application que la grammaire demande » (i).

Telles sont les raisons psychologiques, pour ainsi dire, par lesquelles on peut expliquer l'échec prolongé du projet de traité de la grammaire française à l'Académie. Elles ne sont probablement pas les seules et nous aurons l'occasion d'insister plus tard sur les difficultés inhérentes à l'entre- prise. Mais il en faut tenir compte, à moins qu'on ne se contente du prétexte invoqué par Régnier Desmarais dans la préface de sa Grammaire et souvent réédité depuis lors : (( Il n'est pas moins difficile que des gens de lettres tra- vaillent de cette sorte sur un sujet de cette nature, qu'il le serait que plusieurs architectes fissent et exécutassent en commun le plan de quelque grand édifice ; car, dans l'exé- cution de toutes les choses dont on peut faire divers pro- jets réguliers et qui peuvent recevoir diverses formes, on ne peut travailler que sur un dessein ; et il faut que ce des- sein soit conçu et conduit par un seul et môme esprit (2) ». Mais alors comment se fait-il que l'Académie espagnole soit

(i) Registres, 17 janvier 1718.

(2) La même raison est déjà exposée en termes à peu près identiques dans la lettre que Régnier-Desmarais écrivit en 1700 au chancelier Pontchartrain pour lui apprendre qu'il s'était chargé du soin de composer la grammaire académique {Registres, 23 décembre 1700). Cf. encore le Premier discours de l'abbé de Saint-Pierre sur les travaux de l'Académie, édit de 1717, p. i4> V Histoire de V Académie de l'abbé d'Olivet, II, p. 55, etc.

a4 INTRODUCTION

arrivée à publier coup sur coup un dictionnaire, comme celui de l'Académie française, une grammaire et un traité d'orthographe ?

Le second reproche que les grammairiens font à l'Aca- démie, c'est d'être trop réservée dans ses jugements et de ne pas se tenir assez ferme sur les principes.

Rendons justice à cette assemblée : elle n"a jamais été tentée de transformer son autorité sur la langue en une tyrannie capricieuse. Ses membres ne perdent aucune occasion de proclamer bien haut leur sentiment à ce sujet. (( L'Académie ne tend à l'uniformité que par voie d'éclair- cissement et non par voie de contrainte », déclare La Motte à Mme Dacier en lui rappelant un principe qui a son appli- cation dans tous les domaines s'exerce le contrôle de la compagnie (i). Que penser, après cette profession de foi, du noir dessein que d'Olivet prête à La Motte d'avoir voulu faire admettre par ses collègues « qu'il est indigne de l'Académie de rendre compte des raisons qu'elle a de blâmer ceci ou cela » ? Ce propos parait invraisemblable et nous ne retiendrons de l'anecdote que la propre déclaration de l'abbé d'Olivet exposant à son tour la doctrine officielle : (( Nous sommes faits pour instruire, et les décisions de l'Aca- démie n'auront de force qu'autant qu'elles seront bien motivées (2). » Pareillement, l'abbé de Saint-Pierre con- seille aux académiciens de fournir les raisons de leurs observations grammaticales, parce qu'il lui semble « qu'il n'y a que la raison qui doive décider dans ces matières et que l'on ne doit jamais prétendre d'autorité sur les lec- teurs, qu'à mesure qu'on leur découvre la raison » (3). Par

(i) Réflexions sur la critique, Paris, 1716, in-12, première partie, p. ^5.

(2) Lettre du 16 mai 1788 au P' Bouhier (Histoire de l'Aca- démie, II, p. 440-

(3) Premier discours. . ., édit. de 1717, p. aS.

INTRODUCTION

25

La Motte, l'abbé d'Olivet et Tabbé de Saint-Pierre, nous connaissons la façon de penser de la fraction laborieuse de l'Académie.

Voilà pour ce qui concerne l'application de la doctrine. Examinons maintenant la doctrine elle-même.

Le purisme de l'Académie n'est pas, comme on pour- rait le supposer, l'expression la plus absolue du purisme traditionnel. Non seulement il n'a rien d'autoritaire, mais encore il ne se fonde pas sur des principes d'une rigueur invariable. Pareil résultat n'aurait pu être atteint que dans un corps dont tous les membres auraient été obligés de professer les mêmes opinions en matière de langage et par conséquent n'auraient été admis qu'après un examen de conscience sur ce point spécial. L'Académie, d'une compo- sition essentiellement hétérogène et flottante, ne remplit en aucune manière cette condition. Considérez plutôt cette assemblée de gens qui n'ont entre eux que le lien d'une certaine renommée : voici d'abord les grands seigneurs et à leur tète ceux qui ont du sang royal dans les veines, puis les dignitaires de l'Église et de l'armée, les ministres et les principaux fonctionnaires de l'Etat, puis le groupe considé- rable de leurs créatures parmi lesquelles les précepteurs princiers tiennent une place importante, les pédagogues, les érudits qui ont passé par l'antichambre de l'Académie des Inscriptions, les traducteurs, enfin les écrivains et les pen- seurs originaux. Les titres les plus divers donnent droit à un siège dans ce parlement de la grammaire et parmi eux les moins prisés sont précisément ceux qui témoignent d'une activité purement grammaticale. Au dix-huitième siècle, Beauzée et l'abbé Girard sont peut-être les seuls grammai- riens enrôlés comme tels par l'Académie (i) ; les autres,

(i) Encore l'auteur des Synonymes français dut-il attendre longtemps son tour à la porte de l'Académie et, s'il faut eu croire

26 INTRODUCTION

d'Olivet, Duclos, Voltaire, Gondillac, Marmontel, tous grammairiens d'occasion, ne le sont franchement devenus qu'après leur réception.

A la faveur de cet éclectisme, les idées les plus diverses en matière de langage circulent parmi les Quarante, parfois même s'affirment hautement dans leurs réunions. Écoutez, sur les questions qui divisent les lexicographes, retentir successivement dans la môme enceinte les voix indépen- dantes d'un Fénelon, d'un Paradis de Moncrif ou d'un Marmontel, et les récriminations puristes de l'abbé d'Olivet, de Voltaire ou de Gresset ! De ces hésitations, ces flotte- ments, ces variations dans la doctrine qui, à plusieurs repri- ses, ont attiré sur l'Académie les foudres des grammairiens orthodoxes. Elle a paru « recevoir la loi plutôt que la don- ner )) , selon l'expression de l'abbé Gedoyn, citée plus haut, qui fait vraisemblablement allusion aux tendances néologistes de certains académiciens en vue pendant le premier tiers du dix-huitième siècle.

Toutefois, de ce que l'Académie s'est montrée influen- çable au point de vue de la doctrine, il ne faudrait pas con- clure qu'elle s'en est passée totalement. Sa fonction lui en imposait une, minimum de doctrine assurément, mais à laquelle elle reste toujours fidèle en dépit des opinions con- tradictoires qui se font jour dans son sein. L'Académie fran- çaise est le scribe de l'usage ; sur ce point, il lui est impos- sible de varier et elle ne varie pas. La formule de cet usage peut se modifier, s'élargir ou se rétrécir au gré des tendances

la Correspondance littéraire de Grimm (i5 juillet 1772, X, p. 20), Beauzée n'y serait peut-être jamais entré « sans la nécessité les Chapeaux se sont trouvés de faire un choix qui ne pût déplaire à la Cour dans cette circonstance délicate, ni passer pour l'ou- vrage des Bonnets w.Le plus illustre des grammairiens du temps, Dumarsais n'a pas fait partie de l'Académie.

INTRODUCTION ay

actuelles, dépendre d'une évolution plus ou moins spontanée de la langue ; il n'importe : c'est toujours lui que l'Académie prétend servir. Son premier manifeste, la préface du Dic- tionnaire de 1694, lui a déjà fourni l'occasion de s'expliquer sur ce point. A ceux qui l'ont soupçonnée de vouloir intro- duire des mots nouveaux dans la langue, elle a répondu que « tout le pouvoir qu'elle s'est attribuée ne va qu'à expliquer la signification des mots et à en déclarer le bon et le mau- vais usage ». Aux termes près, c'est la formule immuable de sa fonction, telle qu'elle est à chaque instant reproduite par ses membres et par tous ceux qui se flattent de la connaître. (( Les Académiciens, écrit l'abbé de Saint-Pierre, loin de se regarder comme juges de l'usage, ne s'en regardent que com- me simples témoins (1). » De même , dans son histoire de V Académie, l'abbé d'Olivet pose en principe : a A l'égard de l'orthographe comme en tout ce qui concerne la langue, jamais l'Académie ne prétendit rien innover, rien aflecter (2). » Un passage du Plaidoyer pour V Académie des Inscriptions et Belles-Lettres du P. Brumoy (3) fournit encore au Journal des Savants l'occasion de préciser la nature du travail de

(i) Premier discours. . ., édit. de 1717, p. 10.

(2) Histoire de l'Académie, II, p. 5i.

(3) « L'Académie françoise travaille infatigablement à polir et à fixer l'usage par rapport à la langue ; mais ce même usage réclame ses droits contre la raison même. Fier de sa liberté, il ne reconnoît point le joug qu'on veut lui imposer. Vainement pré- tend-on déguiser l'esclavage ; dès qu'il s'apperçoit qu'on veut l'asservir, il s'échappe et renverse en un moment les travaux de plusieurs années. Plus indépendant et plus fort que Protée, il brise ses chaînes et ne suit que la bizarrerie de ses caprices dans les différentes formes qu'il donne au langage. Ne sera-ce point (oserai-je le dire) la destinée des soins infinis que se donne l'Académie françoise ? » Recueil de divers ouvrages en prose et en vers, Paris, ij4ï> in-12, II, p. 241.

28 INTRODUCTION

l'Académie dans la confection de son Dictionnaire. Son rôle (( n'est point, explique-t-il, de fixer ni d'asservir l'usage par rapport à la langue ; elle rend compte seulement de l'usage actuel selon le degré il est accrédité, donnant à chaque mot la qualification qui caractérise le mieux le sens que ce même usage lui donne. Elle n'est et ne veut être que témoin de certains changements que la langue éprouve et qui peu- vent jeter dans le doute les écrivains qui ne se croyent pas sufïisamment instruits par l'usage » (i).

Mais encore y a-t-il manière et manière d'enregistrer les décisions de l'usage. Celle de l'Académie est pleine de pru- dence et de réserve. On peut même dire que sur ce point les Quarante dépassent leur maître Vaugelas. Celui-ci ose par- fois devancer l'usage en lui prêtant des intentions qui ne sont pas encore généralement confirmées. L'Académie, elle, ne le suit qu'à une respectable distance, tant elle a peur de mal interpréter ses décisions. « L'on ne doit point, pense-t- elle, en matière de langue, prévenir le public, mais il con- vient de le suivre en se soumettant non pas à l'usage qui commence, mais à l'usage généralement reçu (2). » De pareils scrupules sont peut-être excessifs ; retarder l'enregis- trement des arrêts de l'usage, lorsqu'on est l'Académie, ce n'est pas lui témoigner de la soumission, mais lui faire échec.

Quoiqu'il en soit, cette assemblée, confiante dans l'excel- lence de ses principes, non seulement s'interdit de légiférer à tort et à travers, mais encore n'ouvre la porte aux nou- veautés que lorsque celles-ci ont cessé de l'être depuis long- temps. La décision du 3 juin 1679 portant suppression de l'accord des participes actifs est unique dans ses annales.

(i) Journal des Savants, 1^42, p- 27.

(2) Préfaces des Dictionnaires de 1740 et 1762.

INTRODUCTION 29

Jamais depuis lors elle n'a pris d'initiative semblable (i). Envisagé dans son ensemble, le rôle de ce tribunal supé- rieur de la grammaire consiste beaucoup moins à rendre qu'à sanctionner des arrêts. Il a pratiqué l'art difficile de ménager le pouvoir que les circonstances et les gens lui octroyaient généreusement.

Il semblerait, d'après les lignes qui précèdent, que les Quarante se soient condamnés à jouer un rôle effacé dans l'histoire de la langue. Tel est-il en effet si on le compare à ce que les grammairiens rêvaient qu'il fût. Mais nous qui le jugeons à distance, nous sommes portés à lui attribuer, mal- gré tout, une certaine importance. Ce n'est pas, si l'on veut, une action énergique et directe que l'Académie exerce dans ce domaine ; fait non moins considérable, c'est une action continue et quasi-souterraine, celle dont parle l'abbé d'Oli- vet lorsqu'il fait observer d'une façon générale que « le véritable fruit des assemblées de l'Académie ne consiste point dans les travaux qui s'y font en commun. Il consiste bien plutôt dans les lumières que les écrivains qui sont du Corps, se trouvent à portée d'y puiser mutuellement » (2). p]n d'autres termes, l'Académie crée une atmosphère propice à l'éclosion des œuvres et à l'éveil des vocations. Pour ce qui est de la grammaire, les vocations sont celles d'un abbé de Saint-Pierre, d'un abbé d'Olivet, d'un Duclos, d'un Vol- taire, d'un d'Alembert, d'un Marmonlel. Les œuvres s'appel- lent le Traité de Régnier Desmarais, les opuscules de l'abbé de Dangeau, la Prosodie, les Remarques sur Racine et les Essais de grammaire de l'abbé d'Olivet, ou encore la lettre T du Dictionnaire philosophique et le commentaire de Vol- taire sur Corneille. Au centre de ces hommes et de ces

(i) Encore, dans ce cas unique, pouvait elle se réclamer de l'enseignement de la Grammaire de Port-Royal. (2) Histoire de V Académie, II, p. 58.

30 INTRODUCTION

œuvres, au croisement des routes qui sillonnent à cette époque l'histoire de la grammaire, armée d'une autorité dont elle use très peu, mais vers laquelle tous les regards sont tournés, l'Académie apparaît, sinon comme un atelier grammatical très actif, du moins comme un excellent poste d'observation d'où l'on peut contempler fort loin la région environnante.

CHAPITRE PREMIER

LA DISCUSSION DU PROGRAMME DU PURISME : LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'ACADÉMIE.

Observations sur les bons auteurs ou traité de grammaire? Pro- jets de l'abbé de Saint-Pierre, Valincour, l'abbé Genest, Fénelon.— Les opuscules de l'abbé de Dangeau. Premiers commentaires grammaticaux d'auteurs classiques: remarques sur le Quinte-Ciirce de Vaugelas et l'Athaliede Racine. Le programme en dehors de l'Académie.

On ne voit pas que l'Académie française se soit occupée de la grammaire prévue par ses statuts (i), avant la publi-

(i) Il n'est pas inutile de rappeler ici en quels termes était prévu le travail de l'Académie :

Art. 24. La principale fonction de l'Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possible à donner des règles certaines à noire langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences.

Art. 25. Les meilleurs auteurs de la langue françoise seront distribués aux académiciens pour observer tant les dictions que les phrases qui peuvent servir de règles générales, et en faire rap- port à la Compagnie qui jugera de leur travail et s'en servira aux occasions.

Art. 26. Il sera composé un Dictionnaire, une Grammaire, une Rhétorique et une Poétique sur les observations de l'Aca- démie.

32 LA DISCUSSION DU PROGRAMME

cation de son premier Dictionnaire (1694). Encore, à partir de ce moment, s'écoule-t-il un espace de cinq années avant qu'elle y songe sérieusement. Ce temps fut employé à revoir le Dictionnaire et à discuter les doutes sur la langue qui lui étaient proposés de divers côtés. Déjà l'Académie ne se montrait que médiocrement pressée d'entreprendre son nouveau travail. En 1700 néanmoins, la première révision du Dictionnaire étant à peu près achevée, elle sentit que le moment était venu de tenir sa parole. Mais presqu'aussitôt, elle trouva moyen de se décharger sur autrui d'un labeur qui ne la tentait guère. Son secrétaire perpétuel, Régnier Desmarais, accepta de composer à lui seul la grammaire académique. Toutefois, il était convenu qu'il soumettrait à la sanction de ses collègues les divers fragments de l'œuvre au fur et à mesure de leur préparation. Pendant ce temps, l'Académie examinerait, conformément à l'article aS de ses statuts, la langue et le style de quelques-uns des meilleurs écrivains français.

Par malheur, quel que fût le dévouement de Régnier-Des- marais à la chose académique, il n'allait pas jusqu'à pouvoir lui sacrifier entièrement le fruit d'un pareil labeur. On aurait prévoir, connaissant l'obstination de l'abbé Pertinax, qu'il serait très difficile, pour ne pas dire impossible, de lui faire prendre en considération les critiques de ses collègues. Aussi qu'arriva-t-il ? Dès que l'Académie fit mine de vouloir exercer son droit de surveillance, Régnier-Desmarais lui opposa un refus catégorique qui remit tout en question, et la nécessité de composer une grammaire académique, et l'obligation pour l'Académie de s'y employer elle-même (novembre 1700). Les choses allèrent ainsi quelque temps, Régnier-Desmarais s'occupant seul de sa grammaire, l'Aca- démie s'efîorçant, mais en vain, d'établir le plan de la sienne. Cette épreuve dont l'abbé Tallemant fit en grande partie les frais, fut décisive et convainquit les Quarante de la

LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l' ACADÉMIE 33

vanité de leur tentative. De guerre lasse, ils décidèrent d'abandonner à leur têtu secrétaire l'entière responsabilité de l'entreprise et d'en passer par il voudrait. Ces trac- tations avaient fait assez de bruit pour qu'il fût néces- saire d'informer le roi de la solution qu'on leur avait donnée. Le protecteur de l'Académie approuva d'ailleurs l'arrangement conclu par elle (décembre 1700).

De part et d'autre on se remit à l'ouvrage. Tandis que Régnier-Desmarais continuait sa grammaire qui vit le jour en 1706 munie d'une dédicace aux Quarante, l'Académie poursuivait l'examen des bons auteurs français. Elle en avait de la sorte abordé plusieurs, Malherbe, Racan, Ralzac, les traducteurs Vaugelas et Perrot d'Ablancourt, sans jamais achever la critique d'une œuvre un peu considérable, lors- qu'elle entreprit de rajeunir les Remarques de Vaugelas. Cette fois, grâce à la persévérance de Thomas Corneille, le travail fut poussé jusqu'au bout. Cela permit à l'Académie de publier en 1704 un ouvrage qui témoignait de son zèle, sinon pour rédiger un traité de grammaire en forme, du moins pour rendre compte de l'usage présent, « règle plus forte, disait-elle dans son Avertissement, que tous les rai- sonnements de la grammaire ».

Tels étaient en 1706 les résultats acquis de ce qu'on peut appeler le débat sur les occupations de l'Académie, débat qui, à partir de 1694, se circonscrit autour de la ques- tion de savoir si l'Académie donnera ou ne donnera pas son Traité de la grammaire française. Les discussions qui rem- plirent alors les séances de cette assemblée, nous ne les connaissons pas, si ce n'est par les notes succinctes des Registres et par les ouvrages conservés ou disparus qui en sont résultés. Mais la quantité même de ces ouvrages (Déci- sions de Tallemant, Journal de l'abbé de Choisy, notes sur VAristippe de Balzac, sur le Quinte-Curce de Vaugelas et sur diverses traductions de Perrot d'Ablancourt.examen des

F. - 3.

34 LA DISCUSSION DU PROGRAMME

observations de l'abbé Tallemant sur les plus belles pièces de Malherbe et de Racan, observations sur les Remarques de Vaugelas, Traité de Régnier-Desmarais) semble indiquer que cette période fut plutôt une période d'action que de délibération (i). Ce qu'on en peut retenir déjà pour l'intelli- gence de ce qui va suivre, c'est la rivalité naissante des deux genres d'occupations, la critique des bons auteurs et la préparation d'une grammaire, entre lesquelles l'Académie oscillera de longues années.

La période suivante du débat, qui s'ouvre en 1712, entre i^oS et cette date en effet les renseignements font défaut présente un intérêt beaucoup plus grand grâce aux documents que nous possédons sur elle. Ils nous font péné- trer au sein même des délibérations de l'Académie et nous y observons les débuts d'une entreprise qui, bien plus que la Grammaire française, absorbera l'attention des puristes au dix-huitième siècle.

Gomme on était à la veille de livrer à l'impression la seconde édition du Dictionnaire (2), il était temps de songer à ce qu'on ferait ensuite. L'abbé de Saint-Pierre, l'auteur de tant de projets inspirés par l'utilité de l'Etat, n'attendit pas d'y être invité pour attacher le grelot de la discussion. En

(i) On sait pourtant qu'un Discours sur le sujet des confé- rences futures de V Académie françoise fut prononcé par F. Char- pentier. Il est cité par Barbier d'après un catalogue manuscrit de l'abbé Goujet. Mais, pas plus que M. Kerviler {Bibliographie, 228), nous n'en avons pu prendre connaissance.

(2) Les Registres signalent, à la date du 11 juillet 1712, l'examen du mot venir et, à la date du 3 septembre, celui du mot vice-amiraj..

LE DÉBAT SLR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 35

octobre 171 2, il communique à ses collègues un premier Discours sur les travaux de V Académie franc oise {i).

Après avoir exposé que l'Académie ne peut pas toujours se borner à revoir son Dictionnaire pour le perfectionner, et que le public attend autre chose de son zèle, il écarte le projet d'une Grammaire française. Les raisons qu'il invoque sont les raisons ordinaires : l'impossibilité de composer à plusieurs un ouvrage de ce genre, l'interminable durée de son exécution, les dimensions du travail qu'on ne résistera pas à la tentation de rendre aussi complet que possible, finalement le peu de profit que le grand public en retire- rait. Les Académiciens ont à leur portée une occupation plus utile et mieux proportionnée à leurs moyens. Le modèle existe sous la l'orme d'un ouvrage célèbre de leurs devanciers, les Observations critiques de la fameuse tra- gédie du Cid, un chef-d'œuvre, s'il faut en croire l'abbé de Saint-Pierre. A considérer les services rendus par ce pre- mier petit essai d'observations, on peut se faire une idée de l'utilité que ne manqueraient pas d'avoir d'autres travaux du même genre « soit pour bien penser, soit pour bien écrire ce que l'on a bien pensé ».

On ne se bornerait pas en effet à la critique grammati- cale des textes. Le but de l'Académie serait en même temps de (( perfectionner l'esprit et le goût ». On découvrirait ainsi aux regards du public le mécanisme complet d'un ouvrage de littérature, de telle sorte qu'il pût servir d'enseignement

(i) Premier discours de M. l'abbé de Saint-Pierre sur les travaux de l'Académie française, in -4°, sans imprimeur ni date (Bibl. Nat. X, 3819). L'édition originale, tirée à quarante exem- plaires à la fln de 1 713, n'existe plus nulle part, que nous sachions. Nous nous servons de la réimpression de 1717, en tête do l'Histoire de l'Académie française, Amsterdam, Fréd. Bernard, in-12, en tous points contorme à l'exemplaire in- 4" de la Bibliolhè- que Nationale.

36 LA DISCUSSION DU PROGRAMME

à ceux qui se consacrent à la carrière des lettres. (( Quand je songe que les conférences académiques pouvaient pro- duire au moins chaque année, depuis soixante et quinze ans, un recueil d'observations de la valeur de la Critique du Cid, quand je songe combien ces recueils auraient perfectionné la langue, le goût et l'esprit, que je pense que ces soixante et quinze recueils auraient servi eux-mêmes de grammaire, de poétique et de rhétorique, peu s'en faut que je ne regrette le temps employé au Dictionnaire. »

Ayant introduit son idée de la sorte, l'abbé de Saint- Pierre divise son discours en quatorze articles dont les huit premiers exposent le fonctionnement du projet qu'il soumet à ses collègues. « Je voudrais, dit-il, de simples Ohserça- tions critiques de grammaire, de poétique, de rhétorique faites par différents académiciens, toutes mêlées les unes avec les autres et faites à l'occasion des plus beaux endroits des plus belles pièces de nos meilleurs auteurs en chaque genre parmi ceux qui sont morts ». Surtout, pas d'ouvrage systématique, mais des remarques au jour le jour dont l'ensemble formera une sorte de Journal de V Académie fr an- çoise analogue aux Mémoires de V Académie des Sciences. Les académiciens, par groupes successifs, prépareront la besogne des conférences plénières. Comme d'ailleurs celles- ci ne réunissent jamais qu'un petit nombre de membres, on aura soin de les désigner par leur nom en tête du procès- verbal des décisions prises dans chaque séance : cela afin d'éviter qu'on ne confonde l'autorité de l'Académie avec celle de ses représentants. Sur un sujet aussi grave, il importe de prévenir toute équivoque. Aussi inscrira-t-on de même, à la suite de chaque remarque, le détail du scrutin auquel elle aura donné lieu. Au public de savoir ensuite à quoi il doit se fier, si c'est à la majorité ou à l'autorité personnelle de ceux qui ont pris part au vote. Bien loin que les arrêts de l'Académie lui soient imposés, il est invité à

LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'ACADÉMIE 87

les discuter en se servant des lumières des académiciens.

Deux volumes in-12 par an, à raison d'un numéro par semaine, tel serait le fruit d'une occupation dont la matière se renouvellerait sans cesse et pourrait durer aussi longtemps que l'Académie. En ce qui concerne les œuvres à examiner, on choisira de préférence celles des académiciens morts, de manière à éviter qu'on ne suspecte les intentions de l'Aca- démie et qu'on n'attribue ses critiques à des jalousies de métier; et on nommera les auteurs critiqués parce que « les lecteurs ont de l'attention ou aux modèles qu'on leur présente, ou.aux fautes dont on les avertit, à proportion de la réputa- tion de l'auteur qu'on leur cite )).D'ailleurs,on ne s'appliquera pas seulement à relever les défauts des ouvrages examinés, mais on signalera en même temps leurs qualités, critique à la fois négative et positive qui rendra justice aux mérites de l'auteur, tout en éclairant le public sur ses taches. Enfin on fera beaucoup moins attention au fond qu'à la forme des ouvrages, abandonnant aux philosophes, aux théologiens, aux historiens, le soin de (( désabuser le public des erreurs qui regardent leur profession ». L'expression seule relève du tribunal académique ; la chose exprimée n'est de son ressort qu'autant qu'elle le renseigne sur les intentions de l'écrivain. « L'Académie se renfermera uniquement dans ce qui regarde non les sciences, mais dans ce qui regarde l'art de persuader et de persuader la vérité et la vertu ; telle est la critique qui doit être, ce me semble, le sujet des confé- rences de l'Académie )).

A cet exposé détaillé du fonctionnement de l'entreprise projetée, l'abbé de Saint-Pierre joignait quelques proposi- tions destinées à compléter le programme de l'activité aca- démique : enregistrement méthodique des mots et des locu- tions en train de vieillir ou qui font leur apparition dans la langue, introduction des termes d'art et de science dans le Dictionnaire, composition, de préférence au diction-

38 LA DISCUSSION DU PROGRAMME

naire polyglotte conseillé par Régnier-Desmarais, d'un dic- tionnaire étymologique qui permettrait de débarrasser l'orthographe française de toutes ses lettres superflues, utiles seulement pour rappeler l'origine des mots. L'abbé de*Saint- Pierre convenait d'ailleurs que ce dernier projet concernait plutôt l'Académie des Inscriptions. Il demandait enfin qu'un académicien fût désigné pour continuer l'histoire de la com- pagnie commencée par Pellisson et faisait appel à la bonne volonté de ses confrères pour varier le programme des séances par la lecture de quelques mémoires sur des points particuliers de grammaire, de rhétorique ou de poétique.

Tout ce premier discours de l'abbé de Saint-Pierre, un peu embarrassé et un peu diffus dans la forme, était rempli de vues ingénieuses et propres à faire réfléchir les académiciens. Quelques-unes ont reçu par la suite l'approbation de l'Académie, par exemple l'introduction de termes d'art et de science dans le Dictionnaire (édi- tion de 1762) et la continuation de V Histoire de Pellisson (par l'abbé d'Olivet en 1729), sans parler de la suppres- sion des lettres étymologiques longtemps réclamée par les réformateurs de l'orthographe (en 1740)- L'idée d'un Jour- nal d'observations même qui n'a jamais été mise en prati- que, a été reprise par le législateur de i8o3 (i), et Sainte-

(i) [La seconde classe de l'Institut] « est particulièrement chargée de la confection du Dictionnaire de la langue française ; elle fera, sous le rapport de la langue, l'examen des ouvrages importants de littérature, d'histoire et de sciences. Le recueil de ses observations critiques sera publié au moins quatre fois l'an.» Arrêté contenant une nouvelle organisation de l'Institut national, 3 pluviôse, an 11 (23 janvier i8o3) (Coll. Duvergier, XIV, p. 92, col. i). Cf. sur la destinée de ce projet le Rapport lu à la classe de la langue et de la littérature françaises, dans la séance publi- que du i5 ventôse, an XIII (6 mars i8o5) par M. Arnault, organe d'une commission spéciale (liecueil des Discours..., Paris,

LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l' ACADÉMIE 89

Beuve regrettait encore qu'elle n'eût pas été réalisée (i).

En terminant son discours, l'abbé de Saint-Pierre insistait sur l'alternative à laquelle, selon lui, l'Académie se trouvait réduite. Se déciderait-elle en faveur du traité de grammaire ou des observations sur la langue ? La question ne s'était pas différemment posée, nous l'avons vu, dans les années qui suivirent immédiatement la publication du premier Diction- naire. Il semblait qu'elle dût être ainsi plus commode à débattre.

La discussion ne s'égare pas en effet, mais elle traîne. Convoqués en janvier i^iS « pour délibérer sur le travail commun » (2), les Académiciens en prennent à leur aise et répondent à cet appel avec si peu d'empressement que neuf mois plus tard, il devient nécessaire d'employer la contrainte. L'Académie ordonne que « chacun de Messieurs envoie son projet : les présents là, pour le premier de janvier 1714, et les absents pour le premier d'avril » (3). Quelques membres se décident alors à donner leur opinion. C'est le cas notamment de Trousset de Valincour, l'ancien élève du P. Bouhours, dont VAvis mérite de notre part une attention toute spéciale (4).

F. Didot, 1847, in-4'*, PP-879 et sq.).Une note ajoutée à ce rapport dans les Œuvres d'Arnault, volume des Mélanges, Paris et Leipzig, 1827, in-8*, p. 18, laisse entendre que ce projet, voté pourtant par l'Académie, ne fut pas exécuté grâce à l'inerlic calculée du secrétaire perpétuel (Suard). (i) Nouveaux lundis, XII, p. 427.

(2) Registres, 12 janvier 171 3.

(3) Registres, 23 novembre 1713.

(4) Avis sur les occupations de l' Académie imprimé par ordre de la Compagnie, Paris, J.-B. Coignard, 8 pp. ia-4° (Bibl. Maza- rine, Rés. A, 16260). Ce mémoire a été longtemps attribué à Fénelon sur la foi de Querbœuf, éditeur de ses Œuvres (1787, in- 4°, III, pp. 449 et sq.).Ce n'est que tout récemment que M. l'abbé

4o LA DISCUSSION DU PROGRAMME

Divisant son mémoire en deux parties, l'une consacrée aux « occupations de l'Académie pendant qu'elle travaille an Dictionnaire », l'autre aux « occupations de l'Académie après que le Dictionnaire sera achevé », il proposait dans la

Urbain, dont l'attention fut éveillée par sa découverte des brouil- lons de la lettre à Dacier, s'avisa de contredire cette opinion (Cf. Les premières rédactions de la Lettre à l'Académie dans la Rev. d'hist. litt. de la France, VI, pp. 36^ et sq.). On s'étonne que les différences profondes, parfois même les contradictions entre r.4pis et la. Lettre, n'aient pas plus tôt sauté aux yeux des historiens de notre littérature et qu'ils n'aient pas été ainsi amenés à se poser la même question que l'abbé Urbain. Les arguments de celui-ci sont de valeur inégale, mais, dans leur ensemble, ils résistent à une critique méticuleuse, comme celle de M. Albert Gahen dans son édition de la Lettre à l'Académie (Paris, 1902, in-i6, p. x, n* i). L'objection la plus sérieuse qu'on puisse faire au système de l'abbé Urbain, est toujours l'autorité deQuerbœuf. Mais il faut supposer que Querbœuf a trop facilement conclu de l'identité des sujets traités dans les deux mémoires à celle des auteurs. Au moins faudrait-il savoir comment l'Avis lui est tombé entre les mains : est-ce à l'état de manuscrit ou bien imprimé avec une addition manuscrite ? est-ce au milieu des papiers de Fénelon ou d'une autre manière ? Ce doute autorise bien des explications de son erreur. Ce qui est certain en tout cas, c'est que VAvis et la Lettre ne sont pas de la même plume. Il est non moins impossible de ne pas reconnaître dans l'Avis le projet de Valin- cour imprimé sur l'ordre de l'Académie (Registres, 22 février 1714). En guise de complément aux preuves de l'abbé Urbain (témoignage des Registres, témoignage de l'abbé de Saint-Pierre au commencement de son Second discours, rôle actif joué par Valincour dans les assemblées académiques opposé à l'éloigne- ment de Fénelon) nous ferons observer que c'est sous le directo- rat de Valincour et à la suite d'une intervention énergique de sa part, que l'Académie se rallie plus tard à un projet qui présente l'analogie la plus frappante avec celui de l'Avis (éditions annotées des meilleurs écrivains). Cf. Registres, i3 juillet 1719.

LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE LACADÉMIE ^l

première de grouper, sous le titre d'un périodique officiel, des observations et des remarques dont on pourrait par la suite (( former le plan d'une nouvelle grammaire française ». Tout académicien serait tenu d'en fournir un certain nombre dont la lecture des bons livres lui procurerait aisément la matière. A entendre Valincour, une publication de ce genre serait particulièrement bien vue des étrangers avides de se rendre maître des finesses de la langue française. L'anglais Prior notamment, au temps de son ambassade à Paris, lui avait (( parlé cent fois » de la nécessité d'une pareille publication.

Cette première partie, comme on le voit, essayait de concilier les diverses opinions qui se partageaient l'Acadé- mie, savoir : de ceux qui ne voulaient pas perdre de vue le Dictionnaire, de ceux qui tenaient à la grammaire, enfin de ceux qui, comme l'abbé de Saint-Pierre, réclamaient un jour- nal d'observations. La seconde développait une proposition plus hardie et plus originale.

Jusqu'à présent les bons auteurs n'ont été que l'occa- sion du travail des académiciens. On y cherche des doutes, c'est-à-dire la matière de remarques et d'observations qu'on ne trouve plus ailleurs, dans l'usage courant de l'écriture et de la conversation. Ces remarques et ces observations ont leur intérêt indépendant des passages qui les ont fait naître. Avec la seconde partie du mémoire de Valincour, l'attitude des grammairiens change : les bons auteurs ne sont plus seulement le prétexte, mais la raison même de l'examen auquel ils sont soumis ; le texte critiqué passant au pre- mier plan, la critique n'existe désormais que par rapport à lui. Il y a dans cette nuance une petite révolution dont on sentira mieux l'importance par la suite.

Quelques années auparavant, Boileau avait eu l'occasion d'exprimer un avis tout à fait analogue à propos des occupa- tions de l'Académie. Parlant un jour avec Tourreil des tra- ductions françaises d'auteurs anciens, genre auquel cet

42 LA DISCUSSION DU PROGRAMME

académicien devait sa réputation, il s'était plaint que la France n'eût pas, comme l'Italie, sa collection d'auteurs clas- siques. Rien n'aurait été, selon lui, plus digne d'occuper l'Académie que la publication d'un certain nombre d'ou- vrages (( exempts de fautes quant au style ». Grâce à l'auto- rité dont elle était revêtue, elle était en mesure de se pro- noncer sur (( tout ce qu'elle y trouverait d'équivoque, de hasardé, de négligé ». L'ensemble de ces corrections devait former au bas des pages une sorte de « commentaire qui ne fût que grammatical ». Touchant les livres appelés à figurer dans cette collection, Boileau manifestait une préférence qui semble bizarre à première vue, en conseillant de commencer par (( le peu que nous avons de bonnes traductions ». Ce projet pieusement recueilli par l'abbé d'Olivet (i) fit vrai- semblablement le tour des amis de Boileau. Valincour, un des intimes du maître, en eut-il connaissance ? C'est possible. En tout cas, il eut le temps d'y apporter de sérieuses modifi- cations.S'est-il inspiré d'autre part des éditions de Malherbe annotées par Ménage ? Elles étaient fort recherchées et quelques années plus tard, en 1722 et 1728, les libraires en donnèrent deux nouvelles coup sur coup. Enfin eut-il connaissance des intentions de Brossette, un autre intime de Boileau, qui préparait à cette époque une édition clas- sique annotée des œuvres de leur ami commun? Autant d'hypothèses vraisemblables, mais qu'il est également difficile de contrôler (2). Quoi qu'il en soit, le projet de Valincour

(i) Histoire de V Académie, II, pp. 108-109. Cf. les Remarques sur Racine, 1788, pp. 3 et sq.

(2) Comme Valincour, Ménage invoque l'exemple des commen- tateurs anciens qu'il énumère dans son Épître dédicatoire. A part ce détail, son point de vue, plus voisin de celui de Brossette, diffère sensiblement de celui de Valincour. Ménage et Brossette sont avant tout des érudits : ils « expliquent » leur auteur. Valincour, au contraire, ne parle que de « critique » dans sou projet. Nous reviendrons sur ce point dans un autre chapitre.

LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 4^

s'écarte résolument de celui de Boileau sur deux points essentiels : les différentes espèces de notes du commentaire, purement grammatical chez Boileau, et le choix des auteurs classiques, traducteurs chez l'un, originaux chez l'autre :

« Mon avis est que l'Académie entreprenne d'examiner les ouvrages de tous les bons auteurs qui ont écrit en notre langue, et qu'elle en donne au public une édition accom- pagnée de trois sortes de notes :

Sur le style et le langage ;

Sur les pensées et les sentiments ;

Sur le fond et sur les règles de l'art de chacun de ces ouvrages ».

Ainsi s'exprime Valincour dans la seconde partie de ÏAçis, cette proposition se trouve développée. Les i^emarques de l'Académie sur le Cid toujours elles ! et ses observa- tions sur quelques odes de Malherbe serviront de modèles à ce triple commentaire dont l'utilité est amplement démon- trée par les travaux analogues des philosophes et des gram- mairiens anciens, Aristote, Denys d'Halicarnasse, Démétrius de Phalère, Hermogène, Quintilien, Longin, etc. On sera ainsi tout naturellement amené à donner au public ce qu'on lui promet depuis si longtemps, une Rhétorique et une Poétique fondées sur l'examen des chefs-d'œuvre de la littérature française. Seule une pareille méthode, d'ailleurs renouvelée des anciens eux-mêmes, est capable de rajeunir une matière l'on s'est contenté jusqu'ici de reproduire fidèlement leurs travaux. « Ce n'est en effet que par la lecture de nos bons auteurs et par un examen sérieux de leurs ouvrages que nous pouvons connaître nous-mêmes et faire ensuite sentir aux autres ce que peut notre langue et ce qu'elle ne peut pas, et comment elle veut être maniée pour produire les miracles qui sont les effets ordinaires de l'éloquence et de la poésie ». Les chefs-d'œuvre ne manqueront pas. Sans en faire l'énumération complète, voici Bourdaloue qui, dans

44 LA DISCUSSION DU PROGRAMME

l'éloquence de la chaire, « est peut-être arrivé à la perfection dont notre langue est capable dans ce genre », et voici, pour le style épistolaire, Balzac et Voiture chez qui l'on découvre encore « de véritables beautés » en dépit des infidélités de la mode.

Valtncour bornait pour le moment à ces indications som- maires l'exposé de son projet, annonçant qu'il y reviendrait avec plus de détails au cas l'Académie l'approuverait. Il se rendait compte en effet que^ pas plus que d'autres, une pareille entreprise ne pouvait aboutir si les Quarante per- sistaient .dans leurs habitudes de travail décousu. En consé- quence, il réclamait des mesures énergiques propres à réta- blir parmi eux une exacte discipline. Remplacer les anciens statuts par de nouveaux, tel devait être, selon lui, leur pre- mier souci, après quoi seulement ils seraient en mesure de faire une besogne utile (i).

L'Académie reconnut lïntérêt des propositions de Valin- cour en ordonnant qu'elles fussent imprimées et en décré- tant la refonte de ses statuts (22 février 171 4). Mais elle ne crut pas devoir se prononcer plus nettement en faveur du projet d'éditions annotées. Elle était obligée de compter avec les partisans du traité de grammaire dont l'abbé Genest se faisait presqu'en même temps le porte-parole. Son mémoire ne nous est pas parvenu, mais vraisemblablement il ne laissa pas l'Académie indifférente, car, le 26 mai, l'abbé de Saint-Pierre reparaît en scène avec un second Discours (2)

(i) Ce paragraphe sur la révision des statuts académiques, auquel correspond si évidemment la décision prise par l'Aca- démie dans la même séance elle vole l'impression du projet Valincour (preuve importante à l'appui de la thèse de l'abbé Urbain), ne se trouve que dans la rédaction de l'Avis publiée par Querbœuf.

(2) Second discours de M. l'abbé de Saint-Pierre, donné le •16 mai iyi4i sm^ les travaux de V Académie, réum au précédent

LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'AGADÉMIE 4^

dans lequel il abandonne son attitude intransigeante à l'égard de la Grammaire et lui réserve une place dans les occupa- tions futures de l'assemblée.

Cette alternative entre la Grammaire et les Observations qu'il imposait à l'Académie à la fin de son premier discours, pourquoi ne la résoudrait-on pas en consacrant un certain nombre de séances à chacune de ses occupations ? Les observations, dont on publierait toutes les années un petit recueil, serviraient à calmer l'impatience du public et à le tenir au courant de ce qui se fait à l'Académie ; pendant ce temps, le traité de grammaire s'achèverait à la longue et sans qu'il fût nécessaire d'en précipiter la publication.

Restaient, il est vrai, les objections formulées contre cet ouvrage par l'abbé de Saint-Pierre lui-même dans son pre- mier Discours, ssiYoir son utilité contestable et l'impossibilité d'en venir à bout pour les académiciens travaillant en corps. L'orateur les écarte « heureux, dit- il, d'avoir assez de doci- lité pour se corriger souvent soi-même ». Ainsi que le Dic- tionnaire, la Grammaire doit être envisagée non comme un livre à lire d'affilée, mais comme un ouvrage consultatif. Elle servira à distinguer ce qui dans la langue est arbitraire ou régulier, l'arbitraire s'expliquant à son tour par des rai- sons supérieures aux règles. Elle contribuera à ralentir la fuite rapide du langage qui porte un si grand préjudice aux chefs-d'œuvre atteints par l'usure des mots. Elle est indis- pensable au perfectionnement d'une langue appelée à de hautes fonctions depuis qu'on la parle dans l'Europe entière; et, pour ne considérer qu'une de ses parties, celle qui a trait

dans l'exemplaire unique de la Bibliothèque Nationale. Ensemble 98 pp. in-4°, sans imprimeur ni date, mais postérieur à la mort de Fénelon (feu M. l'archevêque de Cambrai, p. 97), c'est-à-dire au 7 janvier 1715. Réimprimé sans changement en tête de l'édition de 1717 de VHistoire de Pellissou (avec le précédent 76 pp. in-12).

46 LA DISCUSSION DU PROGRAMME

à l'orthographe, ceux qui réclament une simplification du système en usage, ne savent -ils pas que l'autorité d'une gram- maire académique est seule capable d'accomplir ce miracle ?

Touchant l'exécution du projet, l'abbé de Saint-Pierre la croit maintenant possible. Pour parer à l'inconvénient des contradictions inévitables dans un travail tout dépendrait d'une majorité nécessairement flottante, on pourrait s'enten- dre sur le programme suivant : prendre pour point de départ le Traité de Régnier-Desmarais qu'on ne modifiera que sur les points déclarés suffisamment importants pour faire l'objet d'un vote de l'Académie. On procédera comme lorsqu'il s'est agi de changer le plan du Dictionnaire et qu'on a décidé soit de ne plus grouper les mots par racines, soit de conserver l'orthographe traditionnelle.

Entré dans cette voie conciliatrice, l'abbé de Saint-Pierre espérait gagner à son projet de journal académique les par- tisans du traité de grammaire. Mais il avait affaire à des gens dont il était particulièrement difficile d'obtenir une décision ferme. Dans la même séance ce nouveau « dis- cours )) fut déposé, les avis de tous les académiciens, à la suite d'un nouveau délai qui leur avait été imparti le 5 mai précédent, se trouvèrent enfin réunis. Ils étaient, au témoi- gnage des Registres (26 mai 1714)» « pvesqu'uniformes sur la nécessité de tenir les engagements que nos fondateurs ont pris )). Entendez par qu'ils se ralliaient tous plus ou moins au projet de Grammaire, impression d'ensemble à laquelle le second mémoire de l'abbé de Saint-Pierre contribuait pour sa part et qui rejetait forcément dans l'ombre son pro- jet de journal. Dans le nombre de ces « avis », l'attention des académiciens fut d'ailleurs plus particulièrement solli- citée par l'un d'eux « plus détaillé que les autres )) et signé d un nom illustre, Fénelon.

Dans son mémoire, l'archevêque de Cambrai s'inspirait visiblement des dispositions statutaires qu'il développait

LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 4^

l'une après l'autre en les prenant pour points de départ d'ingénieuses dissertations (i). Il rendait hommage à l'uti- lité du Dictionnawe qui, selon lui, méritait d'être achevé ; il se déclarait partisan de la Grammaire, à condition qu'elle se réduisît à « une méthode simple et facile » ; puis, payant d'audace, il chargeait l'Académie « d'enrichir notre langue d'un grand nombre de mots et de phrases qui lui man- quent ». De là, il passait aux projets de Rhétorique et de Poétique et s'y attardait avec complaisance, ayant nombre de vues originales à communiquer dans chacun de ces domaines. Il appuyait également d'observations très per- sonnelles l'idée qu'il suggérait à ses collègues « de tra- vailler pour perfectionner les poèmes dramatiques )) ; il abordait de la même façon l'histoire, genre qui lui paraissait aussi réclamer des règles. En ce qui concerne la manière de les exécuter, ces divers travaux pourraient être répartis entre plusieurs académiciens, chaque auteur étant laissé libre de composer son ouvrage à sa guise, mais ayant soin de consulter l'Académie sur toutes les questions propres à fournir la matière d'une délibération. L'ensemble de ces consultations avec les « disputes )) auxquelles elles donne-

(i) Nous suivons dans celte analyse la première et la plus complète des deux versions manuscrites de la Lettre à V Aca- démie retrouvées par l'abbé Urbain dans les archives de Saint- Sulpice et publiées par lui dans la Rev. d'hist. litt. de la France, VI, pp. 374*397. C'est une copie de deux mains différentes et portant la trace de corrections laites par l'auteur. N'est-il pas probable que nous avons le texte même de 1' « avis » présenté par Fénelon dans la séance académique du 29 mai 1714» sur lequel il aura ensuite exécuté ses retouches ? En tout cas, c'en est une (orme très voisine. La seconde version, d'ailleurs incom- plète, représente manifestement une étape du travail de Fénelon plus rapprochée de la Lettre à l'Académie. Cf. l'article de l'abbé Urbain, p. 374.

48 LA DISCUSSION DU PROGHAMME

raient lieu, formerait une « espèce de journal » rédigé par le secrétaire perpétuel et qui, ayant pour but d'améliorer la critique et le goût, serait accueilli favorablement par les lettrés de toute l'Europe. Le mémoire s'achevait par l'expo- sition des idées de l'auteur sur la « guerre civile » qui mettait alors aux prises, dans le sein de l'Académie, partisans et adversaires des Anciens.

Cet (( avis » de l'archevêque de Cambray eut une destinée singulière. Conformément à une délibération prise le 5 mai et qui visait d'une façon générale tous les projets présen- tés par ses membres, l'Académie pria l'auteur d'en auto- riser l'impression. Fénelon, qui ne s'attendait pas à cet honneur compromettant, demanda du temps pour revoir son ouvrage (i4 juin), ne le renvoya que l'automne suivant (aS octobre) et finalement mourut avant sa publication retardée jusqu'en 1716 par la faute du libraire Coignard. Celui-ci, craignant de ne pas faire ses frais en ne tirant du mémoire que quarante exemplaires, avait sollicité de l'Aca- démie, au commencement de 1716, l'autorisation de l'imprimer pour le grand public (i). Elle lui fut accordée ; ainsi vint au jour, sous sa forme définitive, dont on avait retranché notamment les appels trop directs à l'intervention de l'Aca- démie (2), l'ouvrage célèbre connu sous le nom de Lettre à V Académie (3).

Au point de vue nous nous plaçons qui est celui des

(1) Registres, 5 janvier lyiS.

(2) Cf. l'article de l'abbé Urbain, p. 3;74. Encore une preuve de la réserve instinctive ou calculée de l'Académie.

(3) Titre primitif : Réflexions sur la grammaire, la rhéto- rique, la poétique et f histoire, ou Mémoire sur les travaux de l'Académie françoise, à M. Dacier, secrétaire perpétuel et garde des livres du cabinet du roi, par feu M. de Fénelon, archevêque- duc de Cambrai, l'un des quarante de V Académie^ Paris, J.-B. Geignard, 1716, in-12.

LE DÉBAT SUR LKS OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 49

puristes, on est obligé de convenir qu'il était moins fait pour plaire que pour scandaliser. Sans doute, sur quelques points il flattait les préjugés en cours, par exemple en attri- buant une valeur absolue aux qualités de précision et de clarté que la langue française s'efforçait alors d'acquérir ; ou encore en reconnaissant la nécessité de la « perfectionner » sans cesse et en exagérant l'importance du rôle dévolu aux grammairiens dans cette oeuvre. Mais qu'était-ce que ces vagues concessions auprès de toutes les idées subversives répandues dans la Lettre : les avantages du grec et du latin sur le français rais en lumière avec intention, la « richesse » de la langue maternelle méconnue, l'emprunt aux langues étrangères déclaré légitime, les procédés de composition chers à Ronsard restaurés dans le lexique, l'ordre naturel dans la construction représenté comme une cause d'infério- rité pour une langue, la contrainte imposée au langage par les règles de la versification quantitative et notamment la rime, condamnée au nom de la poésie, etc., etc. Il y avait matière à de nombreuses contestations dont quelques-unes ont eu en effet un prolongement dans le dix-huitième siècle ; preuve en soit celles qui ont trait à la versification (i).

Quant à l'objet propre du débat dans lequel Fénelon était censé intervenir, c'est-à-dire les occupations de l'Aca- démie, il est évident que l'auteur de la Lettre, retiré dans son évêché de Cambrai d'où il ne sortait plus, était par- ticulièrement mal placé pour donner son opinion. Il l'avait bien senti lui-même : « Je ne connais, disait-il en com- mençant sa lettre, ni les dispositions de MM. les académi-

(i) Parmi les contradicteurs immédiats de Fénelon, on peut citer le P. Du Cerceau et l'abbé de Pons. Le premier lui reprocha d'avoir médit de la rime et de la cadence du vers (Nouveau Mercure, février 17 17, p- 18) ; le second entreprit de défendre contre lui l'ordre naturel dans la construction fibid., mars 17 17,

pp. 22-25).

F. 4.

5o LA DISCUSSION DU PROGRAMME

ciens, ni leurs engagements. Ainsi je vais parler de loin, au hasard ». Avec son cadre élargi, l'aavis» de Fénelon semblait perdre de vue sa destination primitive. Gomme ne manqua pas de le faire observer l'abbé de Saint-Pierre, l'auteur four- nissait des renseignements circonstanciés sur les nioxens d'exécuter une foule de projets, mais ne décidait nullement la question principale, savoir par lequel il fallait commen- cer, car de les mener tous de front il ne pouvait être ques- tion. « Pour peu que feu M. de Cambrai eût été dans le train et dans l'usage de nos assemblées, il eût vu comme nous que tous ces ouvrages ne peuvent s'exécuter en même temps ; il eût vu de même que si l'on se détermine à en faire un des trois [grammaire, poétique, rhétorique], il faut nécessaire- ment commencer par la grammaire : ainsi ce beau discours que j'ai entendu avec tant de plaisir, ne me fait rien changer à mon dernier avis. »

On avait donc beaucoup discuté sans aboutir à aucun résultat pratique. Ce n'était pas faute de lumières ni d'élo- quence ; mais nos orateurs se heurtaient aux obstacles invi- sibles que nous avons eu déjà plusieurs fois l'occasion de signaler. Quelqu'un cependant donnait alors à l'Académie autre chose que des conseils et s'eiïorçait pour sa part de remplacer les paroles par des actes.

Dès son entrée dans la compagnie, l'abbé de Dangeau s'était révélé comme un zélé pourvoyeur des séances acadé- miques. Il avait débuté vers 1694 par y donner lecture de ses deux Discours sur les voyelles et les consonnes aux- quels il ajouta longtemps après un supplément réclamé par ses confrères. En 1700, on le voit parmi les plus empressés à fournir des doutes sur la langue (i). Il propose notam- ment des « remarques sur les noms et. sur les corapara-

(1) Cf. les Registres, i4 août, 6, 18, 23, 25, 27, 3o septembre et i3 novembre 1700.

LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 5I

tifs )) (3o août) et parle pendant deux séances (i3 et i6 sep- tembre) sur (( les pronoms moi et je, tu et toi, il et se ». De la sorle, il habituait peu à peu ses collègues à compter sur lui pour traiter des questions de grammaire dans leurs assemblées. Dans son premier Discours (i), l'abbé de Saint- Pierre fait un appel direct à sa bonne volonté en le signalant comme un des académiciens « qui ont déjà fait ou qui peuvent faire plusieurs excellents discours séparés sur cer- tains points de grammaire, de poétique et de rhétorique ». Il était donc tout désigné pour collaborer d'une manière prépondérante à la Grammaire académique du jour l'on se déciderait à l'entreprendre ; et en effet, ses Opuscules, sur- tout ceux qui sont réunis dans le recueil de 1717, peuvent être envisagés comme autant d'études préliminaires de ce grand travail (2).

(1) Edit. de 1717, pp. 5i-52.

(2) Rien n'est plus difficile que de fixer exactement la chro- nologie de ces opuscules. L'auteur les faisait imprimer séparé- ment à mesure qu'il les avait rédigés et il les réunissait en volume dès qu'il en avait un certain nombre. Nous connaissons, pour notre part, quatre de ces recueils formés de son vivant :

1" Essais de granmaire contenus en trois discours. A Paris, chez Jcan-Baptisle Coignard imprimeur, etc., MDGG, avec privi- lège de Sa Majesté, i vol. in-12. L'exemplaire incomplet que nous avons pu voir chez M. F. Brunot, ne contient que le Premier discours, qui traite des voyèles. Les deux autres sont probable- ment le Second discours qui traite des consones et la Lètre sur l'ortog-rafe écrite en 1 6g4-

2" Essais de granmaire qui contiennent : I Un discours sur les voyèles, Il Un discours sur les consones, III Une lètre sur Cortografe, 1 V Suptémant à la Lètre sur l'ortografe. A Paris, elles Grégoire Dupuis, rue Saint-Jâques, à la Fontaine d'Or. Avec aprobation et privilège du Roi, 1711. i vol, in-8° (Bibl. Nat.

X, 9844).

Réflexions sur la granmaire fransoise. A Paris, chez

52 LA DISCUSSION DU PROGRAMME

Gomme ses collègues lui réclament « une comparaison entre notre langue et la plupart de celles que nous connais- sons )), il leur répond : « Gela demande une connaissance assez exacte du génie et des diverses parties de chaque langue. Tout cela est au-dessus de mes forces. Gependant, puisque vous le voulez, je vas (sic) écrire quelque chose sur cette matière ; un autre fera sans doute mieux ». Et il indique en quelques mots la marche à suivre : (( Je crois qu'il faut prendre ce dessein par parties, examiner d'abord les langues par rapport à la grammaire, ensuite par rapport au dic- tionnaire, et pousser la recherche jusqu'à la rhétorique et à la poétique ; dans la grammaire examiner les diverses parties l'une après l'autre, les verbes, les noms, les autres parties du discours qu'on appelle les parties d'oraison, et la construction des mots qu'on nomme syntaxe ; dans le dictionnaire, examiner les mots qui sont racines, ceux qui sont dérivés, ceux qui sont composés, dans la rhéto- rique et dans la poétique, la nature et le style des divers

Jean-Baptiste Geignard, imprimeur ordinaire du Roy, MDGG XVII. Avec privilège de Sa Majesté, i vol. in-8' (Bibl. Nat. Rés. X, 1931).

Idées nouvèles sur diférantes matières de granmaire, par fauteur de la Géografie historique. A Paris, chez Jean Desaint et Gabriel-François Quillau, etc., M.DGG.XXII. i vol. in-8» (Bibl. Nat. Rés. X, 1931, reUé avec le précédent). Ne contient, de plus que le second recueil, que l'opuscule intitulé Sur Vortografe fransoise.

Ges quatre recueils, surtout les trois premiers, permettent de fixer approximativement l'époque chaque opuscule fut rédigé. En faisant le calcul le plus large, on peut ainsi supposer que les Réflexions sur la granmaire fransoise ont vu le jour entre 1711 et 1717. Pour plus de détails, voyez l'édition de B. Jullien que nous suivons dans notre exposé.

LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE L'aCADÉMIE 53

discours ou autres ouvrages de prose ou de vers (i). » De cet important programme, l'abbé de Dangcau n'a lui- même exécuté qu'une faible partie, se bornant à pousser sa comparaison dans le domaine du verbe (2). Son attention se porte ensuite ailleurs : il trace les grandes lignes d'un traité de grammaire. Passant en revue les (( principales par- ties du discours », il s'attarde notamment à l'examen des « parties du verbe » et jette les fondements d'une classifica- tion remarquable sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir. Il ne craint pas non plus d'aborder le détail de certains chapitres, ceux qui doivent traiter des « préposi- tions )) et des « particules )). Des notes éparses, c Sur le mot quelque », « Sur le mot quelqu'un », « Sur la préposition après )), complétaient ce matériel dont l'Académie, rendant hommage au zèle et aux capacités de Dangeau, réclamait (( instamment » la publication dès 1716 « afin de n'être pas seule à profiter de ses découvertes » (3). Conformément à ce souhait, deux ans plus tard Coignard n'est jamais pressé paraissaient les Réflexions sur la granmaire fransoise ; l'accueil que la compagnie leur faisait, prouve qu'elle n'avait pas perdu de vue la portée de cet ouvrage (( qui pourra, disait-elle, être d'une grande utilité pour la composition d'une grammaire » (4).

(i) Sur la comparaison de la langue fransoise avec les autres langues.

(2) Considérations sur les diverses manières de conjuguer des Grecs, des Latins, des Fransois, des Italiens, des Espagnols, des Alemans, etc.

(3) Registres, 3i oclobre 1715.

(4) Registres, 16 décembre 17 17.

54 LA DISCUSSION DU PROGRAMME

II

Au terme de cette nouvelle période du débat sur les occupations de l'Académie, la période des « projets », la publication du travail de l'abbé Dangeau semble en ouvrir une autre, celle des actes. Le 'Dictionnaire dont on avait revu les dernières épreuves, allait paraître. L'Académie déclarait sa résolution de « prendre des mesures pour satis- faire à ses autres obligations et pour travailler à fixer la langue autant que cela sera possible dans l'état de perfec- tion où elle se trouve » (i). N'était-elle pas en possession de toutes les pièces du grand procès qu'elle instruisait depuis si longtemps contre elle-même, les deux Discours de l'abbé de Saint-Pierre (2), Y Avis de Valincour, celui de l'abbé Genest, la Lettre de Fénelon, etc., etc. ? 11 n'en fallait pas davantage pour éclairer sa religion. Aussi, dès la première séance elle délibère sur le travail commun (i^ janvier 17 18), l'unanimité des voix est-elle franchement acquise au projet qui avait Rni par grouper tous les suffrages des académiciens dans la séance du 26 mai 17 14, le projet de grammaire. Les statuts, fait-on remarquer à ce propos.n'auto- risent pas la moindre hésitation. C'est à peine si quelques membres demandent qu'on joigne à ce travail « sec, épineux et sans aucun agrément » une occupation « plus agréable », par exemple la critique de quelques bons auteurs à laquelle on

(i) Registres, 29 décembre 1717.

(2) Après son exclusion, l'abbé de Saint- Pierre écrivit encore un troisième mémoire ou Projet pour rendre V Académie fran- çaise plus utile qu'elle n'est (inséré au t. III de ses Oeuvres politi- ques, Rotterdam, 1733, 4 vol. in-12). Il y expose le plan d'une réorganisation complète de l'Académie à laquelle il veut donner le nom d'Académie des bons écrivains.

LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 55

pourrait consacrer une séance sur deux. Cette proposition est repoussée comme étant de nature à retarder la publica- tion de la grammaire « qui doit être présentement notre unique objet ». Touchant la manière de travailler, on décide « à la pluralité des voix qu'on lira d'abord la grammaire raisonnée de Port-Royal, qu'on lira ensuite celle de Robert Estienne, qu'on prendra celle de M. l'abbé Régnier, qu'enfin on lira celle du P. Bufïier, et que de toutes les observations qui auront été faites sur ces ouvrages, on composera une nouvelle grammaire, en conservant tout ce qu'il y a de bon et de vrai dans celle de M. labbé Régnier et dans les autres, et en réformant tout ce qui se trouvera contraire aux prin- cipes dont on sera convenu ».

Un peu plus d'une année se passe à poursuivre l'exé- cution de ce plan par lequel on espérait donner satisfaction aux exigences du règlement. Dans la préface remaniée de son Dictionnaire, l'Académie venait de prendre de nouveau l'engagement public de compléter son grand ouvrage par une grammaire (i). Mais il y avait loin de la coupe aux lèvres. Le ii mai 1719, le secrétaire perpétuel en était réduit à constater devant ses collègues assemblés que « depuis sept ou huit mois l'Académie avait travaillé à obéir à la déli- bération qui avait été prise au mois de janvier de l'année dernière, qui était de donner une grammaire pour acquitter la dette que ses fondateurs lui ont laissée ; qu'on avait lu les meilleurs grammairiens selon le règlement qui avait été fait, et qu'on y avait fait plusieurs remarques, mais que quand on avait voulu mettre la main à l'œuvre, l'expérience avait fait voir qu'il était très dillicile que la compagnie fît un ouvrage de système qui ne peut partir que de la tête d'un seul ».

(i) « Dans le traité de la Grammaire, on examinera les raisons des grammairiens modernes ...»

56 LA DISCUSSION DU PROGRAMME

L'épreuve de 1700 renouvelée à une vingtaine d'années de distance, donnait les mêmes résultats. Tout était remis en question et dans des termes à peu près pareils à ceux dont on s'était alors servi. Les uns demandent que toute l'attention de l'Académie se concentre sur le Dictionnaire qui, dans un cadre élargi figureront des exemples des meilleurs auteurs, accueillera « les règles les plus néces- saires et les i)réceptes les plus importants » de la grammaire, de la rhétorique et de la poétique. On leur objecte que dans une nation (( inconstante et avide de nouveautés », pareille résolution couvrirait l'Académie de ridicule en laissant croire qu'elle n'est pas capable de confectionner un autre ouvrage qu'un dictionnaire. Il faut à tout prix servir au public quel- que chose de neuf qui puisse « l'instruire et l'amuser ». En conséquence, d'aucuns persistent à réclamer une grammaire dont la préparation serait confiée à « quelqu'un de MM. les académiciens » qui ferait ensuite sanctionner son travail par l'assemblée (on avait oublié l'expérience faite avec Régnier- Desmarais). « Cela serait d'autant plus aisé, font-ils observer, que nous avons déjà le travail de M. l'abbé de Dangeau qui a fort médité sur cet art, qui y a fait des réflexions très judi- cieuses qu'il a communiquées à la Compagnie et qui, si ses autres occupations ne lui permettent pas de se charger du travail entier, ne refusera pas de lui faire part de ce qu'il a encore et qu'il n'a pas imprimé. » Enfin l'examen des bons auteurs semble toujours à certains académiciens l'occupation la plus propre à concilier les diverses exigences du règle- ment et à fournir au public « quelqu'ouvrage qui satisferait sa curiosité et remplirait son attente ».

Partagée de nouveau entre ces trois conseils, l'Académie se trouvait dans cet état d'indécision pénible à force de se prolonger au cours duquel la moindre parole énergique entraîne les volontés hésitantes. Valincour, depuis peu nommé directeur, osa prononcer cette parole. Dans la séance

LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 67

du i3 juillet suivant, il s'exprime « avec beaucoup de force » sur la nécessité de (( prendre une résolution qui pût être exécutée, afin qu'une compagnie aussi célèbre que l'Acadé- mie française et qui a reçu de Louis le Grand des distinc- tions si glorieuses, ne devienne pas un membre inutile dans l'État ». A la faveur de l'impression produite par son dis- cours et après un long débat les trois avis qui se parta- geaient l'assemblée, furent (( repris et débattus avec beaucoup de zèle », Valincour réussissait à faire accepter par ses confrères le projet qui lui tenait particulièrement à cœur depuis qu'il en avait jadis exposé les grandes lignes dans son Açis. L'Académie se décidait enfin à « entreprendre l'examen des auteurs ». Le secrétaire perpétuel, auquel les académiciens auraient à communiquer leurs observations par écrit, devait former du tout (( un ouvrage suivi et com- plet qui puisse être donné au public avec les textes quand la compagnie le jugera à propos ». Cette occupation ne devait porter préjudice ni au Dictionnoire qui « serait toujours sur le bureau comme le travail ordinaire », ni aux doutes que les particuliers pourraient soumettre au juge- ment de l'Académie. Deux ouvrages étaient en même temps désignés pour inaugurer ce nouveau programme : en pre- mier lieu la traduction de Qninte-Curce par Vaugelas, (( parce que comme cet auteur a fort bien écrit sur la lan- gue, il a encore aujourd'hui beaucoup d'autorité, quoique beaucoup de ses expressions et de ses tours de phrases aient vieilli, et qu'il est très important de faire connaître en quoi il doit ou ne doit pas être suivi » ; en second lieu XAthalie de Racine, « parce que c'est une des plus parfaites tragédies que nous ayons et que l'examen de cette pièce peut fournir beaucoup de réflexions curieuses et de remar- ques très utiles pour la langue, pour la rhétorique et pour la poétique ».

La tâche accomplie par l'Académie dans ce nouveau

58 LA DISCUSSION DU PROGRAMME

champ d'activité n'a pas d'ailleurs excédé la critique de ces deux ouvrages. Du moins furent-ils examinés complètement l'un et l'autre. Le commentaire sur le Qainte-Gurce peut être considéré comme terminé au mois de septembre 1720, Celui d'Athalie paraît avoir pris beaucoup plus de temps. Aucun n'a été publié par l'Académie avec ou sans le texte annoté. N'avons-nous pas dit que le courage de cette assem- blée n'était pas toujours à la hauteur de son zèle ?

III

Ainsi prenait fin, tout à l'avantage du second, l'antago- nisme des deux grands projets qui se disputaient depuis vingt ans la faveur de l'Académie, le traité de grammaire et la critique des bons auteurs. Encore, des formes diftérentes que celle-ci pouvait revêtir, journal d'observations ou clas- siques annotés, il n'y avait réellement que la seconde qui restât maîtresse du terrain. Quel fut au dix-huitième siècle le sort du programme dont nous venons de suivre la dis- cussion au sein même de l'Académie ? La question n'est pas indifl'érente en elle-même ; elle acquiert une grande impor- tance du fait qu'à ce programme est liée, comme nous le verrons, la destinée du purisme pendant un siècle. Nous allons donc tâcher d'y répondre ; mais auparavant, une obser- vation s'impose.

A ne tenir compte que de la difl'usion des pièces princi- pales du débat sur les occupations de l'Académie, celui-ci n'a certainement pas exercé une action directe appréciable sur le travail des grammairiens. Seule la Lettre de Fénelon. à nos yeux le moins significatif de ces documents, franchit les limites d'un petit cercle d'initiés, et cela pour des raisons étrangères à notre sujet (notamment la querelle des Anciens et des Modernes). C'est à peine si les deux « discours )) de

LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE L ACADEMIE 00

labbé de Saint-Pierre insérés en tête de l'édition de i [717 de YHistoire de V Académie, obtiennent de loin en loin une mention des bibliographes (i) : le projet d'un journal d'observations fut enterré pour ainsi dire dès sa nais- sance (2). Enfin si les idées de Valincour se sont révélées particulièrement fécondes au dix-huitième siècle, il n'y est personnellement pour rien, puisque son Apîs reste caché parmi les papiers de l'Académie jusqu'à l'époque tardive Querbœuf l'ayant découvert on ne sait où, le fit entrer par erreur dans son édition des œuvres de Fénelon.

C'est à un autre titre que le débat sollicite notre intérêt, comme une sorte de miroir se reflètent distinctement les préoccupations dominantes de la grammaii'e au début de la période que nous avons entrepris de parcourir. Les divers projets mentionnés plus haut répondent à ces préoccupations. L'Académie les centralise, mais entré elle et l'extérieur, ils circulent à l'état de formules plus ou moins précises qui, en se propageant plus tard dans les milieux cultivés, feront des conquêtes de plus en plus étendues. En ce qui concerne notamment les classiques annotés, nous avons déjà men- tionné les réimpressions successives àw. Malherbe de Ménage. Il faut y joindre l'apparition, en 1716, des premiers La Fon- taine accompagnés de petites notes et la publication, en 1716, du Boileau de Brossette. Voici en outre, à titre de curiosité,

(1) Cf. la Bibliothèque française de Goujet, I, p. 187, ou encore les Obs. écr. mod. de l'abbé Desfonlaines, III, p. 271. Dans son Eloge de l'abbé de Saint-Pierre, note XII, d'Alembert ne parait connaître que le Projet pour rendre l'Académie fran- çaise plus utile qu'elle n'est.

(2) Nous ne parions pas, bien entendu, du projet de journal mentionné dans les règlements de Tlnstitut national et dont il a été question plus haut. Il a été conçu indépendamment de l'autre et n'a pas eu d'ailleurs plus de succès.

6o LA DISCUSSION DU PROGRAMME

quelques unes des idées qui s'agitent alors confusément dans le cerveau d'un grammairien de second ordre, de Vallange, auteur d'un Nouveau système ou noui>eau plan d'une gram- maire françoise publié en 1719. Elles se justifient de la manière suivante :

Difficulté de n'offrir à la jeunesse que des livres «écrits dans la dernière exactitude pour le langage, aussi bien que pour la pureté des mœurs ». De Vallange annonce qu'il don- nera à la fin de sa grammaire la liste des ouvrages qu'il est (( à propos de lire pour acquérir la pureté du langage », liste à laquelle il ajoutera « quelques observations sur le style de l'auteur et sur quelques termes qui paraissent moins propres » (i).

Danger de l'archaïsme dans les ouvrages réputés clas- siques. On l'écarterait « si l'on avait quelqu'un assez versé dans la langue française pour avertir le lecteur des termes qui ne sont plus du bel usage ». Qui sera ce quelqu'un? De Vallange ne le dit pas expressément. « Cela ne se peut, observe-t-il, qu'avec beaucoup de peine et de dépense, puis- qu'il faudrait faire de nouvelles impressions ; mais ce qui pourrait se faire plus commodément, ce serait de marquer tous les termes usés de ces auteurs excellents » ; et de Vallange cite comme exemple Vaugelas dont la traduction de Quinte- Curce « peut se lire sans courir le risque de tomber dans quelques termes usés, quand on aura averti que tels et tels termes dont il s'est servi ne sont plus du bel usage » (a).

Inévitable obscurité d'une œuvre pour le lecteur peu

(i) Nouveau système au nouveau plan d'une grammaire françoise..., Paris, 1719, in 8% pp. 398-401 (sous la rubrique : Choix des livres françois propres pour la lecture de ceux qui désirent acquérir la pureté du langage).

(2) Ibid., pp. 423-424 (sous la rubrique : Termes usés dans les bons auteurs françois).

LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE

familiarisé avec l'époque et le lieu elle a vu le jour. « Boileau, par exemple, fait une satire contre le tintamarre qui se fait dans les rues de Paris. Les Parisiens sont au fait de ce qu'il dit pendant que les provinces cherchent ce que veut dire cet auteur dans mille endroits de ses ouvrages . Gomme nous sommes à Paris, que nous sommes ses contem- porains et que nous avons connu ses habitudes, nous lisons ses écrits sans aucune difficulté. Les étrangers et les per- sonnes de province n'ont pas le même plaisir : nos neveux, dans quelques années d'ici, seront dans le même embarras que les étrangers. Ce que je dis de Boileau peut se dire de presque tous les auteurs ». En conséquence, « afin que l'on puisse lire tous les auteurs français avec plus de plaisir et que l'on entende toutes leurs pensées », de Vallange annonce qu'il donnera (( un (sic) espèce de commentaire sur chaque auteur » dans lequel il expliquera ce qui est obscur. « Je suivrai l'ouvrage de page en page en faisant les remarques nécessaires sur chaque endroit diflicile ; j'appelle ces com- mentaires la clef des auteurs ». Passant au détail de son projet, de Vallange ajoute : « Ces éclaircissements seront séparés pour chaque auteur et seront réunis en un seul volume pour ceux qui voudront les avoir de cette sorte. Par le moyen de ces notes, on pourra se servir des ouvrages imprimés tels qu'ils sont ; par conséquent moins de dépense. J'y joindrai les mots qui ne sont plus du bel usage et la cri- tique de chaque ouvrage, si j'en ai le loisir, ou je prierai quelques-uns de mes amis de le faire » (i).

De Vallange n'a donné suite à aucun de ces projets qu'il distingue du reste assez mal. Le dernier s'inspire probable- ment de Brossette et de son grand ouvrage sur Boileau ; les deux autres peuvent être rapprochés des projets académiques.

(i) Ibid., pp. 485-487 (sous la rubrique : La clé des auteurs français).

62 LA DISCUSSION DU PROGRAMME

Seraient-ils un écho du débat? (i) Direct, c'est douteux; indirect, c'est très possible, en admettant, comme nous le disions tout-à-lheure, que celui-ci a des prolongements hors de l'enceinte académique.

(i) Il est au moins remarquable que de Vallange désigne la Quinte-Curce de Vaugelas au moment même l'Académie se décide à commenter cet ouvrage. A plusieurs reprises, il fait allusion à ses relations personnelles avec un académicien.

CHAPITRE II

L EXECUTION DU PROGRAMME : LA GRAMMAIRE FRANÇAISE.

Tentative académique de 1740. Principes généraux et principes particuliers ; dillicultés dans les deux sens. Influence de la grammaire latine : les déclinaisons. Excès et succès des novatevirs. La tradition grammaticale. Compilation des règles.

Critique constitutive et critique préservative : leurs principes.

Sort des principes particuliers : la grammaire dans les diction- naires.

Une dernière fois, l'Académie tenta de réaliser son projet de grammaire française après l'achèvement du Dictionnaire de 174O' Tout se borna du reste à examiner pendant quelque temps Vaugelas, Bouhours et Régnier-Desmarais. La com- pagnie, bientôt lasse de ce travail, renonça de nouveau à confectionner elle-même un ouvrage a dont il ne s'est fait, écrivait en 1744 1 abbé d'Olivet à son ami le président Bouhier, ni ne se fera une panse d'à » (i). Toutefois, tandis qu'elle passait à d'autres occupations (2), elle remettait à

(i) Lettre du i3 février 17^4. Bibl. Nat. Ms., /./r., 24421, 149. (Cette lettre n'a pas été reproduite par Livet dans son Histoire de V Académie.)

(2) Notamment, toujours d'après la même lettre, la composi- tion d'une Rhétorique. Elle se mit à lire pour cela le Quintilien traduit par l'abbé Gcdoyn. Mais ce fut tout : elle ne poussa pas plus loin dans cette voie.

64 l'exécution du programme

trois de ses membres « que l'on supposait avoir le plus de loisir ou le plus de bonne volonté », le soin d'élaborer « une espèce de code grammatical se trouveraient les notions et les principes qu'un dictionnaire ne peut débrouiller, ni répéter à chaque mot » (i). L'abbé de Rothelin devait s'occu- per des (( particules » auxquelles il était question de joindre des recherches sur les gallicismes, l'abbé Gédoyn du verbe, l'abbé d'Olivet à la fois du nom, de l'article et du pronom. Cette répartition du travail correspondait à une division générale de la grammaire imaginée par l'Académie et sui- vant laquelle « tout le jeu de notre langue se renferme dans trois sortes de mots, les uns qui se déclinent, d'autres qui se conjuguent et d'autres enfin qui ne se déclinent ni ne se conjuguent ». Par une ironie du sort, le seul fragment de l'ouvrage qui ait vu le jour, celui de l'abbé d'Olivet, tendit précisément à éliminer de la grammaire française cette notion de « déclinaison » que l'auteur avait pour tâche de mettre en lumière. L'abbé de Rothelin et l'abbé Gédoyn moururent tous deux avant d'avoir pu livrer leur tribut (1744)- Ce que l'abbé d'Olivet avait écrit sur les « deux pre- mières parties de l'oraison » fut tiré à quarante exemplaires destinés aux académiciens en 174^ (2). Plus tard, l'ensemble de son travail prit place dans ses Remarques sur la langue française sous le titre d'Essais de grammaire (3).

(i) D'Olivet, Remarques sur la langue française, 1767, pp. 5 et sq.

(2) Lettre au P' Bouhier, 23 oclobre 1^43 (Histoire de l'Aca- mie, II, pp. 448-449)« Dans sa lettre du 6 août 1743 (Ibid., p. 447) d'Olivet annonce à son ami qu'ayant terminé son Ciceron ad usum delphini, il a « entamé deux autres petits ouvrages sur notre langue ». Leur signalement répond à celui des Essais de grammaire.

(3) Quérard mentionne une édition des Essais de grammaire datée de 1^32 (Paris, in-12). Mais cet ouvrage n'a pas pu paraître

LA GRAMiMÂlRE FRANÇAISE 65

Cette nouvelle tentative académique est intéressante parce qu'on y retrouve la trace des mêmes préoccupations auxquelles nous avons vu précédemment la compagnie s'atta- cher : soit élaboration d'un plan rationnel de la grammaire et inspection des matériaux dont on dispose pour fixer la langue. Telles étaient en effet les deux termes du problème qu'elle avait à résoudre : d'une part, il s'agissait pour elle d'établir l'appareil complet des « principes généraux » de la grammaire française, c'est-à-dire ses divisions, ses défini- tions et sa nomenclature ; de l'autre, elle avait à rassembler et à critiquer la foule de ses règles de détail ou de ses (( principes particuliers ». Soit que, selon la recommanda- tion de Valincour, elle multiplie les remarques afin d'en « former le plan d'une grammaire française », soit qu'elle désigne l'abbé Régnier-Desmarais, l'abbé ïallemant ou labbé de Dangeau pour confectionner ce plan, soit qu'elle examine les Remarques de Vaugelas et du P. Bouhours, la Grammaire de Port-Royal, les traités de Robert Estienne, de Régnier-Desmarais ou du P. Buffier, soit enfin qu'elle (( épluche » les bons auteurs, c'est toujours ce double objet qu'elle a en vue. De deux directions distinctes dans son activité. 11 n'y avait pas moins à faire dans l'une que dans Tautre.

L'eflbrt accompli par les logiciens de Port Royal pour établir la grammaire sur de nouvelles bases, n'avait

avant les circonstances que nous retraçons et qui lui ont donné naissance. Nous ne croyons pas d'autre part qu'on en puisse relever aucune trace entre 1742 et 1767, sinon dans les passages de la correspondance de l'abbé d'Olivet cités plus haut. Seul le traité des participes a été publié par l'auteur en 1754 dans ses Opuscules sur la langue françoise.

. F. 5.

66 l'exécution du programme

abouti qu'à la pose des premiers jalons de l'entreprise, et notamment, le bénéfice qu'en a retiré par la suite la gi'am- maire française, enfin dégagée des entraves de la grammaire latine, est encore à peine appréciable chez eux. Leur petit traité éclaire la notion de grammaire générale d'une vive lumière, mais sans que la notion de grammaire particulière, son juste complément, en profite d'une manière très sensible, Sur ce point en effet, les progrès ont été fort lents. Pendant la plus grande partie du dix-huitième siècle, la grammaire française est tiraillée, si l'on peut dire, entre deux partis extrêmes, l'un cramponné à la tradition, l'autre emporté par son zèle réformateur. Le premier recule, mais pas à pas ; le second avance, mais non sans donner dans quelques excès. Tout « philosophe » qu'il se proclame, Régnier-Desmarais en est encore à professer que, comme la langue française « est presque toute formée de la langue latine, elle a pris de la grammaire latine la plupart des préceptes qui composent sa grammaire et la plupart des termes qui servent à les expri- mer )) (i). Cette explication ne satisfait pas le P. Buffier : « Est-ce là, répond-il dans son Préservatif, donner une idée assez exacte de la grammaire française, et ne serait-il pas plus vrai de dire que la grammaire française s'éloigne de la plupart des règles les plus essentielles de la grammaire latine? Celle-ci décline les noms et leur fait changer d'inflexion en ses divers cas ou emplois : celle-là ne le fait point ; l'une n'emploie point d'articles ; le latin a trois genres de noms, le français n'en a que deux ; le latin conjugue presque tous ses verbes par la seule terminaison des mots et n'a presque point de verbes auxiliaires dans les conjugaisons : le français con- jugue la plupart des temps de ses verbes par les deux verbes auxiliaires je suis etfai, le second desquels n'a nul rapport à la conjugaison des Latins ; le latin met presque toujours le

(i) Grammaire, 1706, 10-4", p. a.

LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 6^

verbe à la fin de la phrase : le français ne le met presque jamais » (i). Dans les premières éditions de sa grammaire, le P. Buffier soutient déjà le même principe et critique l'habi- tude qu'on a d'appliquer ainsi à une langue la grammaire d'une autre langue. « C'est en particulier, dit-il, un défaut essentiel dans les grammaires françaises qu'on a voulu faire sur le plan des grammaires latines sous prétexte que le fran- çais venait du latin » (2). Toutefois, le P. Buflier se montre beaucoup moins hardi dans la pratique que dans la théorie et verse encore, plus qu'il n'en aurait le droit, dans le travers qu'il reproche à Régnier-Desmarais : telle est alors la puis- sance des liens traditionnels qui tiennent attachées l'une à l'autre la grammaire française et la grammaire latine ! Ce n'est que beaucoup plus tard qu'elles se séparent com- plètement.

Il y avait déjà de longues années que l'abbé d'Olivet soutenait « en pleine Académie que les grammaires grecques et latines qui, jusqu'à présent, ont servi de base et de modèle pour nos grammaires françaises, sont totalement opposées au génie de notre langue », lorsqu'à la prière de ses confrères, il se décida à développer cette idée dans ses Essais de gram- maire (3). Cet ouvrage, comme nous l'avons dit, n'ayant été porté primitivement qu'à la connaissance des seuls acadé- miciens, l'abbé Girard se charge, dans un bruyant réquisi- toire, de lever aux yeux du grand public ce qu'il appelle « le voile de la latinité » derrière lequel les vrais principes de la langue française sont longtemps restés cachés (4). Il le fait

(1) Préservatif contre Régnier- Desmurais (Grammaire, édit. de 1723, p. 534).

(2) Grammaire, édit. de 1714. P- 8.

(3) Lettre au P* Bouhier, aS octobre 1743 (Histoire de l'Aca- démie, II, p. 448).

(4) Vrais principes de la langue françoise, 1747, I? P- v.

68 l'exécution du programme

longuement, trop longuement et dans un langage pompeux et fleuri qui risque fort de compromettre le succès de sa cause. La juste réputation qu'il s'est acquise par ses Sj'norvymes français, comme aussi l'entrée en ligne des principaux gram- mairiens « philosophes )),ne sont pas de trop pour sauver cette cause du ridicule de tels excès menacent de la plonger. A défaut de l'abbé Girard, la voix de Dumarsais se fait enten- dre : (( On ne doit pas régler la grammaire d'une langue par les formules de la grammaire d'une autre langue, pose-t-il en principe. Les règles d'une langue ne doivent se tirer que de cette langue même ». Il croit devoir rappeler cette vérité aux grammairiens qui, « voulant donner à nos verbes des temps qui répondissent comme en un seul mot aux temps simples des Latins, ont inventé le mot de verhe auxiliaire. C'est ainsi, continue-t-il, qu'en voulant assujettir les langues modernes à la méthode latine, ils les ont embarrassées d'un grand nombre de préceptes inutiles, de cas, de déclinaisons et autres termes qui ne conviennent point à ces langues et qui n'y auraient jamais été reçus si les grammairiens n'avaient pas commencé par l'étude de la langue latine » (i).

C'est en effet sur le terrain des déclinaisons que la lutte est la plus vive. Lancelot et Arnauld n'avaient pas été sans remarquer déjà que « de toutes les langues, il n'y a peut-être que la grecque et la latine qui aient à proprement parler des cas dans les noms )) (2). Mais, absorbés par l'analyse des idées plutôt qu'attentif? à la forme des mots, ils n'avaient pas déduit les conséquences nécessaires de ce principe et s'étaient contentés de transporter les noms des cas, des flexions aux rapports exprimés par ces flexions. De un malentendu à la faveur duquel les déclinaisons se maintinrent longtemps après dans la grammaire française. L'article y prenait tout

(1) Principes de grammaire, i^jGj), p. 637.

(2) Grammaire générale, édit. de 1676, in-12, p. 43.

LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 69

simplement le rôle de la flexion. Régnier-Desmarais décline et, entraîné par son système, s'interroge longuement pour savoir a s'il y a des ablatifs absolus dans la langue fran- <;aise » (i). Le P. Buftier, dûment averti pourtant que les cas et les déclinaisons « n'ont point de lieu parmi les noms fran- çais puisqu'ils ne reçoivent presque nulle terminaison diffé- rente », le P. Buffier décline. Il lui suffît que l'article « dis- tingue, divers emplois que l'usage fait des noms ». Par cet endroit, dit-il, il répond et supplée « à ce qui s'appelle dans la grammaire latine les cas des noms, qui sont diver- ses inflexions ou terminaisons d'un même nom » (2). De Vallange, auquel un « très habile académicien » a cherché à prouver « qu'il n'y a point de déclinaisons dans le français », lui oppose un raisonnement identique. II a été longtemps du même avis que son contradicteur, « parce que, dit-il, j'avais attaché mon idée de la déclinaison aux variations qui se font dans les terminaisons des noms... Mais faisant réflexion aux variations des articles, que nous avons appelés prénoms, comme le, du, au, etc., la, de la, à la, etc., je suis revenu de mon erreur. Qu'importe que les changements des cas se fassent dans les terminaisons du nom ou dans les prénoms ; il est sûr qu'il y a du changement et un changement analo- gique et uniforme selon la qualité des noms ; ainsi nous admettrons la déclinaison française avec les cas qui lui con- viennent » (3).

Le « très habile académicien » dont parle de Vallange, n'est probablement pas alors le seul ennemi des décli- naisons. Celles-ci, à ne considérer que les traités de gram- maire, ne s'en portent d'ailleurs pas plus mal. En 1744»

(i) Grammaire, 170O, in-4'', pp. 210 etsq.

(2) Grammaire, édit. de 1714. P- 58.

(3) Nouveau système ou nouveau plan d'une grammaire française, 1719, p. 262.

•JO L EXECUTION DU PROGRAMME

l'abbé Valart ne craint pas de reprendre à son compte le système des cinq déclinaisons françaises imaginées par La Touche selon l'espèce d'article, défini, indéfini partitif, partitif adjectif, indéfini numéral, qui sert à décliner le nom, ou encore selon la présence ou l'absence de l'article (i). Mais presqu'à la même époque, l'abbé d'Olivet met pour la première fois la grammaire française d'accord avec (( le génie de la langue » en écartant les déclinaisons de ses Essais de grammaire, et l'abbé Girard, suivant sa trace, fait « main basse sur ces nominatif, génitif, datif, accusatif, vocatif, ablatif comme sur des barbares intrus pour renverser les lois fondamentales de notre grammaire et pour être les instruments odieux de son esclavage » (2).

Au ton de l'abbé Girard, on peut mesurer la puissance du préjugé qu'il s'acharne à détruire. Pour l'avant-garde des grammairiens « philosophes », Duclos^ Fromant, Dumarsais, Beauzée, d'Alembert, etc., pour de Wailly dont la gram- maire ignore les déclinaisons, pour l'Académie enfin qui, dans la quatrième édition de son Dictionnaire, note à deux reprises « qu'il n'y a point de cas proprement dits dans la langue française » (3), ce préjugé n'a plus de force, qu'un certain nombre de pédagogues, Antonini, dans ses Principes de grammaire française (i753) parus six ans après le réqui- sitoire de l'abbé Girard, Mauvillon, dans ses Remarques sur les germanismes. Restant jusque dans les dernières éditions de sa grammaire, l'abbé Bouchot, dans son Rudiment franc ois, s'y cramponnent, moins peut-être par conviction que par

(i) La Touche, L'art de bien parler français, édit. de i73o, pp. 94 et sq. Cf. Valarl, Grammaire, ly^^, in-12, pp. 100 et sq.

(2) Vrais principes de la langue française, 1747» I, P- 166.

(3) Art. Cas et art. Déclinaison. A signaler encore parmi les adversaires déterminés des déclinaisons, outre le journaliste des Jug. auvr. nouv. (II, p. i55), ceux de Y Année littéraire (ijoô, II, pp. 12 et 3oi; 1759, IV, p. 69; 1761, V, p. 120; 1776, VIII, p. 33, etc.).

LA GRAMMAIRE FRANÇAISE Jl

routine. L'abbé Bouchot, prenant même l'offensive, dirige sur ce point une attaque assez sérieuse contre les Principes généraux et particuliers de de Wailly pour que celui-ci se croie tenu de le réfuter longuement dans Y Année littéraire (i). Sans doute, l'équivoque entretenue par la méthode de Port-Royal est pour quelque chose dans cette résistance prolongée. Mais elle n'a duré peut-être si longtemps que grâce à la complicité de l'Ecole. Qui peut dire en effet quelle force cette puissance anonyme est capable de commu- niquer à l'esprit de routine! C'est elle qui, en subordonnant l'enseignement du français à celui du latin, maintient la grammaire française dans l'étroite dépendance de la gram- maire latine. Le jésuite Tournemine, confirmé par l'abbé de Saint-Pierre (a), l'universitaire Rollin (3) n'envisagent la

(i) Réflexions sur une question de grammaire par M. de Wailly (Année littéraire, 1765, III, pp. 342 et sq.).

(2) « Avant que d'enseigner les langues ou mortes ou vivan- tes, il est à propos d'enseigner à l'écolier sa langue naturelle par règles de grammaire, les genres, le masculin, le féminin, le sub- stantif, l'adjectif, le verbe, le tems, l'adverbe; parcequ'il apren- dra facilement les observations de grammaire de sa langue, et quand il y sera accoutumé, il aprendra beaucoup plus facilement la grammaire du latin à cauze de l'analogie et de la ressemblance qu'il y a entre les grammaires. Je liens ces deux dernières obser- vations du R. P. Tournemine, Jésuite, qui est du nombre de ceux qui désirent fort dans l'Etat un conseil autorizé à perfectionner l'éducation publique. » Abbé de Saint- Pierre, Projet pour perfec- tionner l'éducation, observation XVII (Œuvres diverses, Paris, i73o,in-i2, I, p i38).

(3) « Voilà à peu près ce que je eroi qui doit occuper les enfans jusqu'à l'âge de six ans : auquel tems on pourra commencer à les mettre au latin dont l'intelligence leur deviendra bien plus facile par l'étude qu'ils auront taite de la grammaire françoise : car les principes de ces deux langues sont communs en bien des choses ». Manière d'enseigner et d'étudier les Belles-Lettres, livre I, ch. I, § VI (I, p. 20 de l'édit. de 1740, in-4'>).

72 L EXÉCUTION DU PROGRAMME

première que comme une introduction commode à la seconde, et encore sont-ils en progrès sur les pédagogues qui la lui lont suivre comme une ombre. De vient la coutume de les combiner autant que possible l'une avec l'autre. Le Traité de Régnier-Desmarais, celui du P. Bufïier, par exemple, pourraient à certains égards passer pour des grammaires latines aussi bien que pour des grammaires françaises* Lorsqu'il s'attaque aux vieilles méthodes, l'abbé Girard ne néglige pas de dénoncer leur principal auxiliaire : « En étu- diant au collège, observe-t-il, on a vu que les mots latins variaient leur tei'minaison par rapport aux diversités du régime dans lequel on les plaçait, que ces diverses termi- naisons étaient nommées cas ; et comme dans les écoles, on n'est occupé que de la langue latine, les régents s'appliquant uniquement à la rendre intelligible à la jeunesse par des traductions convenables, sans songer à former des principes sur celle qu'ils parlent naturellement, il est arrivé qu'ils ont également nommé génitif, datif en français ce qui répon- dait à ces cas latins dans leurs traductions, sans faire atten- tion que notre langue marque par des prépositions le régime que la latine marque par des cas » (i).

Mais l'École n'a pas été non plus la seule à retarder les progrès de la science grammaticale à cette époque. La faute en est aussi, il faut bien le dire, au zèle excessif et désor- donné des novateurs. Le désir de rompre toute attache avec le passé les pousse à bouleverser la grammaire de fond en comble. Aux anciennes façades, aux vieilles charpentes, il leur en faut à tout prix substituer d'autres, et les nouveaux architectes ne laissent pas de tâtonner beaucoup en cherchant celles qui conviennent le mieux à l'édiQce qu'ils restaurent. Leurs multiples essais témoignent d'une activité considérable en même temps que trop souvent d'une imagination sans

(i) Vrais principes de la langue française ^ i747i I> P- ^1^'

LA GRAMMAIUE FRANÇAISE 'j3

borne que leur méthode favorisait au lieu de contenir. Leur parti pris de ne considérer dans les mots que les idées qu'ils représentent, les conduit soit à des simplifications arbi- traires, soit à ces complications inutiles. Leur amour des définitions n'a d'égal que leur passion de créer de nouvelles divisions ramifiées à l'infini et de nouveaux termes pour les désigner. Grâce à ce régime, le petit livre de Lancelot finit par acquérir un embonpoint ridicule.

Considérant « la confusion qui règne encore dans la manière de définir les termes les plus familiers de cet art (la grammaire) et peut-être le mot même de gram- maire » (i), le P. Bufïïer se met en quête de nouvelles définitions qui, venant après celles des Sanctius, des Vos- sius, des Lancelot, des Régnier-Desmarais, sont bientôt obligées de céder la place à celles des d'Olivet, des Dumar- sais, des Girard, des Duclos, des Beauzée, des Condillac, etc. De même, parmi les défauts qu'on retrouve dans toutes les grammaires, de Vallange signale comme « le plus com- mun et le plus essentiel » l'obscurité des termes de cet art. « Voilà, dit-il, le plus grand obstacle à l'avancement des écoliers » (2). En conséquence, il imagine « une réforme des termes de grammaire » en vertu de laquelle, par exemple, les substantifs se distinguent en abstraits, substantifiés, pro- pres, appellatifs, etc., les articles ou « prénoms » en univer- sels, démonstratifs, démonstratifs composés, indéfinis, défi- nis, génériques, les genres en masculin, féminin, double, double arbitraire, double raisonné, et ainsi de suite (3). Cette nomenclature, bien entendu, lui reste pour compte ; mais ses intentions lui survivent et l'abbé Girard à son tour,

(i) Grammaire, édit. de 17 14, P- 2.

(2) Nouveau système ou nouveau plan d'une grammaire fran- çoise, 1719, p. 2o5.

(3) Ibid., pp. 226 et sq.

74 l'exécution du programme

sous prétexte de ne point « altérer la beauté naturelle » de son système, n'hésite pas, lorsqu'il est nécessaire, à « subs- tituer un autre terme à celui qu'on avait pris dans le col- lège )) (i). Son vocabulaire, à demi inintelligible en dépit de ses explications, distingue les fonctions subjectives, attribu- tives, objectives, terminatives, circonstantielles, conjonc- tives, adjonctives des mots, deux classes de substantifs, les génériques et les individuels, les premiers pouvant être à leur tour appellatifs, abstractifs ou actionnels et les seconds personnifiques, topographiques ou chorographiques, etc., etc. (2).

Sans doute, de Vallange et l'abbé Girard comptent parmi les excentriques de l'école, mais loin qu'ils en défigurent les tendances, ils ne font, en les exagérant, que les présenter dans un relief plus saisissant. Avec des termes moins bar- bares peut-être, l'abbé d'Olivet prend soin de noter les mêmes nuances ou des nuances du même genre dont le plus grand nombre n'intéressent que la logique pure.

Il ne faut donc pas s'étonner si des plaintes se sont fait entendre à ce sujet. De Wailly trouve, non sans raison, que (( dans nos grammaires françaises, on a trop multiplié les ter- mes de l'art, qu'on s'est trop arrêté à les définir, qu'enfin on a traité trop au long ce qui est purement élémentaire et connu par conséquent du plus grand nombre de lecteurs. Les termes, les définitions et les explications qu'on en donne, les déclinai- sons et les conjugaisons, etc., forment la plus grande partie de nos ouvrages de grammaire » (3). Pareillement, Thomas approuvera Domergue de chercher à simplifier son système de grammaire a en le débarrassant d'une nomenclature diffi- cile et abstraite qui s'y était introduite. On doit s'étonner

(1) Vrais principes de la lang'ue française, 1747» ï» v.

(2) Ibid., I, pp. 92, 219, 221, 224.

(3) Grammaire, 8' édil., 1777, préface, p. i3.

LA GRAMMAIRE FRANÇAISE ^5

peut-être, dit il, que dans la plupart des sciences et des arts, la nomenclature soit souvent une partie très difficile et qui retarde la science au lieu de l'avancer. L'esprit humain a la fureur de choisir et de classer ; il croit multiplier ses richesses en les séparant. Ce prétendu ordre n'est souvent que du désordre : outre qu'il embarrasse les idées au lieu de les éclairer, il consume du temps et une peine inutile ; la nomenclature qui ne doit être qu'une méthode pour arriver à la science, devient quelquefois la science même » (i).

Soit qu'il en résulte une réaction (2), soit qu'ils aug- mentent la confusion au lieu de la dissiper, de semblables excès nuisent évidemment beaucoup à la science grammati- cale. On se rend compte que celle-ci n'avance pas propor- tionnellement au nombre des travaux qui lui sont consacrés. même les innovations sont d'un avantage réel, elles mettent un temps considérable à s'imposer et non sans avoir surmonté auparavant une foule d'obstacles. L'histoire de la classification du verbe en fournit un exemple frappant. Sur ce point, les grammairiens ont commencé par brouiller les notions les plus diverses, l'actif, le passif, le neutre, le réci- proque, l'impersonnel, etc. Lancelot se contente de remar- quer que dans les langues vulgaires européennes le passif est rendu par une périphrase, mais, contre l'avis de Sanctius, comme plus tard Régnier-Desmarais et Beauzée, il maintient l'idée du neutre, c'est-à-dire d'un état du sujet intermédiaire

(i) Traité de la langue poétique (O. IV, pp. 269-270).

(2) « Pour nous, déclare Féraud, nous avons pensé qu'il était toujours dangereux de changer les termes d'art auxquels on est acoutumé, et qu'il vaut mieux conserver les anciens, quoique moins conformes à la précision métaphysique, que d'en introduire de plus justes et de plus précis auxquels on n'est pas fait et pour lesquels il faudrait établir de nouveaux dictionnaires. » Diction- naire critique, 11, p xi.

76 l'exécution du programme

entre l'action et la passion (i). Il suffit ensuite de quelques dissertations d'académiciens (2) pour dégager du chaos de la classification traditionnelle la notion des çoix et pour établir la nouvelle classification sur une base unique, le rôle syn- taxique du verbe. Sauf les termes celui de pronominal a fait fortune cependant sauf la suppression d'une ou deux divisions trop étroites, celles des \erhes p/'onominaux rm- />/'oyttes (s'entrebattre) et passwés (9,e vendre = être vendu), nos meilleurs et nos plus récents traités de grammaire (3) n'ont rien changé à la classification de l'abbé de Dangeau. Dans l'opuscule intitulé Considérations sur les diverses manières de conjuguer des Grecs, des Latins, des Fransois, des Italiens, des Espagnols, des Alemans, etc., l'auteur des Réflexions sur la granmaire fransoise traite successive- ment des voix (actif et passif) et des différentes natures du verbe (transitif et intransitif). Dans le discours Des parties du çerbe,oii il approfondit la matière, parmi les verbes tran- sitifs, qu'il appelle encore neutres, outre ceux qui se con- juguent avec l'auxiliaire avoir (ç. neutres actifs) et ceux qui se conjuguent avec l'auxiliaire être (v. neutres passifs), il note encore ceux qui sont employés absolument (v. neutres absolus) et ceux qui sont accompagnés d'un régime (v. neutj^es régissants). Touchant les pronominaux, il ne s'arrête pas comme certains de ses collègues à la distinction tout artifi-

(i) Grammaire générale, édit. de 1676, p. 122. Cf. Régnier- Desmarais, Grammaire, 1706, in-4'', pp. 343-344, et Beauzée, Grammaire générale, 1767, I, pp. 4^6 et sq.

(2) Cf. l'abbé de Choisy, Journal de V Académie française (Opuscules sur la langue française, i7o4,in-i2), §§ XXV et XXVI, ïallemant. Remarques et décisions de l'Académie française, 1698, pp. 43 et 80, et l'abbé de Dangeau, Essais de grammaire, édit. B. JuUien, 1849, Discours VIII et X.

(3) Voir notamment celui de M. Sudre, en tête du Diction- naire général.

LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 77

cielle des pronominaux qui le sont essentiellement ou acci- dentellement, mais il fonde sa division en verbes pronomi- naux identiques (réfléchis) et \erhes pronominaux nentrisés (subjectifs) sur l'observation exacte du régime. Pourquoi faut-il que parmi les émules de l'abbé de Dangeau, un grand nombre aient ignoré son système et que les autres, soit timidité, soit inintelligence, n'en aient retenu qu'une faible partie ? (i) Pourquoi faut-il notamment que, dans son Dictionnaire de i^jiS, l'Académie lui préfère ouvertement le système de Régnier-Desmarais ? (2) Il est vrai que la terminologie de Dangeau est encore un peu en retard sur son analyse, et que, pour cette cause, sa classification parais- sait plus singulière qu'elle n'était en réalité.

(1) D'Alembert exposant ce système dans son Éloge de Dangeau (note III), se contente d'ajouter: « Quelqu'ingénieuse que soit cette division, elle seroit susceptible de plusieurs remar- ques qui nous mèneroient trop loin. » {Histoire des membres de l'Académie, lil, pp. ôog-Sio.) *

(2) « En général, il y a plusieurs sortes de verbes, le verbe aclit, le verbe passif, le verbe neutre et le verbe neutre-passif... Il y a une autre nature de verbes que le Dictionnaire de l'Aca- démie a compris dans le nombre des verbes neutres-passifs, parce qu'ils se construisent de mesme avec le pronom personnel, avec celte différence que le pronom personnel est régi par le verbe : se promener, s'establir, s'appliquer, etc. Dans ces verbes, le pronom se est un véritable accusatif régi par le verbe. L'Aca- démie ne les a pourtant pas distinguez des véritables neutres- passifs, parce qu'ils ont la mesme construction et qu'on ne peut pas dire -.je promène moy, festablis moy, j'applique mq^. Dans le traité de la grammaire, on examinera les raisons des gram- mairiens modernes qui veulent les distinguer et qui prétendent donner des verbes neutres-passifs une idée différente de celle qu'en donne l'Académie ». Dictionnaire de 1718, préface.

^8 l'exécution du programme

II

Non moins que les a principes généraux », les « principes particuliers » de la grammaire française imposent un travail considérable aux grammairiens. En effet, les ouvrages s'effectue leur cristallisation, deviennent toujours plus nom- breux.

Le dix-septième siècle en a fourni son contingent respec- table. Il faut en effet considérer Vaugelas comme le point de départ de la tradition (i). A lui s'applique la parole de Pline : Primus condidit st)di nasum. On peut bien prétendre, avec Desfontaines, que ses Remarques sont « presqu'en tout un livre suranné » (2), ou encore, avec le journaliste du Pour el Contre, que parmi les difficultés qu'il a résolues, « en n'en trouve guère qui puisse arrêter aujourd'hui un Français, du moins s'il parle médiocrement sa langue » (3), ce n'est qu'une preuve de plus que son enseignement a porté des fruits. C'est principalement à lui, « le premier de nos grammairiens, que nous devons le plus bel attribut de notre langue, une clarté infinie » (4). Boileau ne l'a pas en vain appelé « le plus sage des écrivains de notre langue » ; d'Olivet s'en souvient et,

(i) Les grammairiens du dix-huitième siècle ne consultent ceux du seizième que sur les questions d'orthographe et de pro- nonciation.

(2) Obs. écr. mod., XIII, p. aS propos de la réimpression de I7'38). Cf. Ibid. XXXIII, p. 33o : « La plupart sont surannées » (en parlant des Remarques.')

(3) Pour et contre, XIV, p. 235 (toujours à propos de la réimpression de 1738).

(4) H'OXiyQX., Remarques sur la langue française, 1767, p. 334» Le contexte indique que celte observation s'appUque tout spéciale- ment à la syntaxe, « qui ne varie plus », dit à ce propos d'Olivet.

LA GRAMMAIRfc; FRANÇAISE 79

pour cette raison, le cite fréquemment (i). Pour le commen- tateur de Racine, « qui voudra dans sa jeunesse apprendre les principes de notre langue, étudiera Vaugelas, et qui voudra, même après une longue habitude d'écrire, pénétrer encore plus avant dans les mystères de notre langue, étu- diera Vaugelas » (2). Selon l'abbé Granet, les Remarques « seront estimées tant qu'il y aura de bons écrivains ou des personnes qui voudront parler avec autant de pureté que d'exactitude » (3) ; et l'abbé Girard, tout en reprochant à l'auteur de manquer de philosophie, le tient pour « l'écrivain le plus poli et le plus habile puriste de son temps, un véri- table oracle lorsqu'il parle usage « (4) .

Le P. Bouhours, celui qui, dans le Temple du ffoût, note sur des tablettes les fautes de langage échappées à Bourda- loue et à Pascal, conserve une situation à peu près équiva- lente à celle de Vaugelas. Tous deux sont reconnus, « avec justice )) selon Beauzée, « pour les plus sûrs appréciateurs de l'usage » (5). Puis viennent, jouissant encore d'un cré- dit respectable, les commentateurs du maître, Thomas Corneille et Patru, et, quoique « un peu trop familier avec Jodelle, Rabelais et Coquillart » (6), Ménage, le bonhomme Ménage des Obserçations sur la langue françoise. C est Ik

(i) Cf. Ibid., p. 260.

(2) Remarques de grammaire sur Racine, ijSS, p. 4? (passage maintenu en 1767).

(3) Réfl. ouvr. litt., 1^38, V, p. 195.

(4) Vrais principes de la langue françoise, 1747» P- i^^- Cf. Palissot, Mémoires, édit. de i8o3, II, pp. 447-44^ : « L'un des grammairiens, dil-il en parlant de Vaugelas, qui a le plus contri- bué à polir notre langue et dont les remarques subsistent encore et ont servi de base à ceux qui ont eu sur la grammaire des idées bien plus profondes, depuis le docteur Arnauld jusqu'au célèbre Dumarsais ».

(5) Grammaire générale, 1767, II, p. 369.

(6) Abbé Goujet, Bibliothèque françoise, I, p. i55.

8o l'exécution du proguamme

l'essentiel de la tradition grammaticale constituée au dix- septième siècle. Les lexicographes, Richelet, Furetière et l'Académie, les « philosophes » Lancelot et Arnauld, vantés par leurs nombreux émules et successeurs, complètent ce premier fond auquel viennent s'ajouter quelques ^rammaitci minores « presque oubliés », prononce sommairement l'abbé Desfontaines (i), mais dont les noms continuent pourtant à être cités de temps à autre : Alemand et sa Guerre civile des François sur la langue, ouvrage « utile et amusant », dit l'abbé Goujct (2), « dont le titre promettait quelque chose d'assez curieux, selon l'abbé d'Olivet, mais qui demandait que l'auteur eût plus de savoir et plus de sagacité qu'il n'en a montré » (3) ; Andry de Boisregard qu'a il ne sera pas inutile d'ajouter à la lecture des remarques de M. de Vau- gelas et du P. Bouhours » (4) ; l'abbé de Bellegarde et ses (( remarques judicieuses et modestes sur les meilleurs écrivains français » (5) ; de Caliières, trop flatté par Gou- jet au gré de l'abbé Desfontaines (6), mais dont VAnnée littéraire cite avec éloge le (( petit mais excellent ouvrage intitulé Des mots à la mode » (7), tandis que le traité Du bon et du mauvais usage du même auteur est estimé par d'Alembert un livre « vraiment académique » (8) ; etc., etc.

(i) Obs. écr. mod., XXI, p. 257.

(2) Bibliothèque française, \, p. i63.

(3) Remarques sur la langue française , 1767, p. 370.

(4) Goujat, Bibliothèque française, I, p. iSg.

(5) Froniant, Réflexions sur les fondements de Vart de parler (^Grammaire générale de Port-Royal, édit. de 1780, p. 295).

(6) Obs. écr. mod., XXI, p. 267. Cf. Goujet, Bibliothèque française, 1, pp. 164 et sq.

(7) Année littéraire, 1764, VII, p. 225.

(8) Éloge de Fr. de Caliières {Histoire des membres de V Aca- démie, m, p. 385).

LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 8l

Cette liste ne cesse de s'allonger par la suite. Nous n'en- treprendrons pas de mentionner tous les travaux qui sont venus la grossir peu à peu : ce serait passer en revue l'œuvre grammaticale entière du dix-huitième siècle. On peut s'en faire une idée par l'énumération des sources de Féraud reproduite en tête de son Dictionnaire critique (1787). Elle comprend « les remarques de MM. de l'Académie française, de MM. de Port-Royal, de Régnier-Desmarais, Vaugelas, Th. Corneille, Ménage, Bpuhours, Andry de Boisregard, Dangeau, La Touche, des abbés Girard et Desfontaines, du P. Buflier, de Brosselte et Saint-Marc, commentateurs de Boileau, de Voltaire et Bret, l'un commentateur de Corneille et l'aulre de Molière, de Duclos, Fromant, Dumarsais, de l'illustre abbé d'Olivet, à qui la langue a tant d'obligations, à qui j'en ai moi-même de si essentielles et dont je dois ché- rir et respecter toute ma vie le souvenir, de Restant, de MM. Beauzée, de Wailly, Harduin, d'Açarq, de Fréron, de MM. les abbés Grozier et Boyou, de M. Geod'roy et des autres auteurs de ï Année littéraire, de M. l'abbé Roubaud, auteur des Nouveaux synonymes françois, des auteurs du Mercure et de ceux du Journal de Paris, etc., etc. » (i)

Une tradition grammaticale ainsi éparse dans les ouvrages d'une foule de grammairiens n'apparaît pas d'un emploi très commode. Outre que les remarques et les observations ne sont jamais assez nombreuses, elles seraient plus utiles, constate le même Féraud, (( si plusieurs n'avaient pas vieilli avec les expressions qu'elles critiquent ou qu'elles approuvent, si elles n'étaient pas quelquefois opposées les unes aux autres, si elles étaient toujours fondées en principe, si elles n'étaient pas souvent arbitraires et le fruit du caprice

(i) Dictionnaire critique, 1787, I, p. 11 (note). Cf. la liste des auteurs utilisés par Beauzée dans sa Grammaire générale, 1767, II, pp. 6*38-641

F. - 6.

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L EXECUTION DU PROGRAMME

OU du goût particulier des auteurs. Les juges, dans cet empire grammatical, ont besoin d'être jugés eux-mêmes. D'ailleurs ces remarques ont l'inconvénient des règles : elles sont éparses dans différents livres et y sont entassées sans méthode » (i).

Réunir, confronter, critiquer, compléter au besoin ces matériaux de toutes provenances, telle est en conséquence une partie importante du travail qui s'impose alors aux grammairiens. D'Olivet rêve d'un « Recueil des grammai- riens français, Vaugelas, Ménage, Bouhours, Régnier, etc., etc. », accompagné de notes « tantôt pour les éclaircir, tantôt pour les contredire ou enfin pour les concilier » (2). Un pareil livre n'aurait pas seulement armé les grammai- riens d'un instrument de travail indispensable ; il aurait également rendu des services dans l'enseignement. Dans son fameux plan d'éducation, La Ghalotais fait observer (( qu'un livre classique nécessaire serait un recueil relatif à l'état actuel de notre langue, extrait des remarques de Vaugelas, de Bouhours, de Corneille, de Patru, Saint- Evremond et tous ceux qui ont écrit sur la langue, avec les raisons de leurs décisions » (3).

La Touche avait déjà réalisé à sa manière quelque chose de semblable. Son Art de parler dut à cette circonstance d'être réimprimé trois ou quatre fois dans le courant du dix- huitième siècle et de mériter le souvenir reconnaissant de Féraud. Le besoin auquel répondait cet ouvrage et qu'il était loin de satisfaire complètement, donne ensuite naissance à d'importants travaux. Tantôt un de Wailly livre au public, sous forme de dépouillement systématique, « une sorte

(1) Dictionnaire critique^ I, p. 11.

(2) Lettre au P' Bouhier, n juillet 1729 {Histoire de l'Aca- démie, II, p. 4^1 )

(3) Essais d'éducation nationale, 1^63, in-12, p. 72.

LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 83

d'extrait des Remarques de Vaugelas, de celles de l'Acadé- mie et de Corneille sur Vaug-elas ; de celles de Bouhours, Ménage, Andry de Boisregard, Bellegarde, Gamache, etc. » (i), se posant ainsi en précurseur de la Grammaire des grammaires. Tantôt un Demandre (2) et surtout un Féraud (3) se bornent à disposer leurs compilations raison- nées dans l'ordre alphabétique.

Mais ce n'est qu'un des aspects de la critique gramma- ticale. L'opération qui consiste à dégager des matériaux accumulés depuis le dix-septième siècle les éléments d'une tradition constante, en appelle une autre : il s'agit d'empê- cher qu'il ne se glisse des erreurs dans cette tradition par la faute des grammairiens qui s'en font les porte-paroles. La critique a constitutive » se complète d'une critique « préser- vative ». Celle-ci s'exerce notamment dans les ouvrages spéciaux, grammaires ou autres, dont les auteurs ont, bien entendu, tout intérêt à démontrer que leur propre travail marque un progrès sur les précédents. La Touche insère dans l'avertissement à son édition de 17 10 le début d'un examen de ce genre pratiqué sur le Traité de Régnier-Desmarais. Depuis 1723, le P. Bufïier fait suivre sa grammaire de quatre (( préservatifs » contre le P. Chilïlet, La Touche, Laurent Manger et Régnier-Desmarais. Gomme celles de La Touche,

(ï) Grammaire, 8* édit., 1777, préface, p. 8.

(2) Dictionnaire de Véloçution française..., Paris, Lacombe, 1769 (ou Dictionnaire portatif des règles de la langue fran- çaise..., Paris, Coslard, 1770), 2 vol. 10-8" de Liv-5oo et 699 pp.

(3) Dictionnaire grammatical de la langue française.,., Avignon, V^e Girard, 1761, in 8" de xv-676 pp. N"^ édition en 2 vol. in-8° (le ler en deux parties de xui-3i2 et 280 pp., le 2* en une seule de 693 pp.), Paris, Vincent, 1768. Complètement trans- formé et considérablement augmenté dans le Dictionnaire cri- tique de la langue française du. même auteur, Marseille, J.Mossy, 1787-8, 3 vol. in^" de xx-84o, xi-755 et xn-852 pp.

84 l'exécution du programme

ses remarques ne portent du reste que sur la prononciation. Elles sont données à titre d'échantillon, celles que le P.Bufïier a réunies sur toutes les parties de la grammaire devant faire la matière d'un volume entier dont il annonce la publication, mais qui n'a jamais vu le jour. A son tour, la Grammaire fran- çoise sur un nouveau plan du savant jésuite est passée au crible par Nicolas Boindin dans des Préservatifs contre la grammaire du P. Buffier il s'amuse à relever des « expressions suspectes », des « erreurs sur les sons, la pro- nonciation et la quantité », des (( erreurs sur la pratique des articles, des pronoms et des participes » (i), Boindin n'épar- gne pas non plus les Vrais principes de l'abbé Girard ; il y relève des « manières de parler vicieuses », des « expressions affectées et précieuses », des « exemples trop libres et indé- cents », de « nouvelles dénominations plus propres à con- fondre les idées qu'à les distinguer », des a erreurs de pronon- ciation » et de « faux principes d'orthographe » (2). Plus tard, les Principes généraux ei particuliers de de Wailly servent de plastron aux brochures de deux professeurs de grammaire. Dans l'une, l'abbé Bouchot, auteur d'un Rudiment français qu'il ne parvient pas à écouler, décharge sa mau- vaise humeur sur son rival plus heureux (3) ; dans l'autre, le (( philosophe » d'Açarq n'épargne rien de la célèbre gram-

(i) Œuvres, i;53, II, pp. 38-67.

(2) Observations sur la nouvelle grammaire de M. l'abbé G* {Ibid., II, pp. 70 et sq). Parmi les manuscrits de la Bibliothèque Nationale, se trouve (Nouv. acq.fr., 1170), une Lettre d'une Jeune Demoiselle à l'auteur des Vrais principes de la langue françoise dans laquelle l'auteur, qui n'est autre que Dumarsais, reproche à l'abbé Girard l'extrême liberté de ses exemples, son pédan- tisme, son affectation et la valeur contestable de certains de ses principes.

(3) Cf. l'Année littéraire, 1765, 111, p. 34a.

LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 85

maire parvenue à sa dixième édition, pas même l'épître dédicatoire et la préface (i).

Moins partiale à certains égards, mais aussi souvent plus superficielle se révèle, dans cet ordre d'idées, la critique des périodiques littéraires. La plupart d'entre eux en effet, les Mémoires de Trévoux, le Journal des Savants, le Pour et Contre, \ Année littéraire, le Journal encyclopédique, etc , signalant à leurs lecteurs les nouveautés grammaticales, les soumettent à un examen détaillé leurs collaborateurs font preuve d'une compétence plus ou moins étendue. Aux Mémoires de Trévoux, nous retrouvons le P. Buffier dont deux comptes-rendus, ceux du Traité de Régnier-Desma- rais (octobre 1706) et de la Nouvelle grammaire réduite en table de Grimarest fils (juillet I7i9),lui attirent une riposte des auteurs critiqués (2). A VAnnée littéraire, d'Açarq partage pendant quelque temps avec Fréron la collabora- tion grammaticale qui lui est retirée lorsque sa science prétentieuse est enfin percée à jour. Mais le plus célèbre de ces journalistes grammairiens, c'est l'abbé Desfontaines qui, dans le Journal des Savants, pendant le court séjour qu'il y fait (1724-172;;), puis successivement dans le Nouvel- liste du Parnasse (i 731-1732), dans les Observations sur les écrits modernes (1735-1743) et dans les Jugemens sur

(1) Remarques aurla grammaire française de M. de Wailly, dixième édition, suivies de quelques vers tant latins que français. Saint-Omer, inip. Boubers, M.DGG.LXXXVII, in-8" de 44 pp.

(2) et. Régnier-Desmarais, Remarques sur l'article C XXXVII des Mémoires de Trévoux touchant le traité de la grammaire françoise de M. l'abbé Régnier, Paris, J.-B. Coignard, M.DCG.VI, in-4° de 14 pp. la suite de quelques exemplaires derédit. de 1706, in-4'', du Traité de la grammaire française). De Grimarest, Répanse au jugement du journal de Trévoux sur la nouvelle grammaire réduite en tables, avec des remarques critiques sur la grammaire du P. Buffier, Paris, 172 1, in-8*.

86 l'exkcution du programme

quelques ouvrages nouveaux (i 744-1745), ne laisse passer aucun ouvrage de grammaire de quelque importance sans le juger en véritable connaisseur (i).

Cette critique à double face, constitutive et préservative, fort inégale d'ailleurs, comme on en peut juger par les échantillons que nous venons d'énumérer, ne saurait se passer de principes directeurs. Aussi bien n'en manque- t-elle pas ; peut-être même en a-t-elle trop. Lorsque le jour- naliste àeV Année littéraire, par exemple, réfutant la Disser- tation sur les prétérits composés de Pontbriand, déclare qu'il a pour lui « la raison, l'analogie, l'usage » (2), ce déploiement de forces ne laisse pas d'inquiéter. On se demande si, au cas l'une de ces autorités viendrait à manquer, les autres ou une seule même ne suffirait pas, ou encore laquelle doit l'emporter lorsqu'elles se contrarient, à moins qu'il ne faille à tout prix les concilier. Nous revien- drons, dans un chapitre spécial, sur cette question de la doc- trine, qui mérite d'être traitée à fond pour elle-même. Qu'il nous suffise pour le moment de faire connaître par un exemple les procédés de discussion auxquels la critique grammati- cale a recours à cette époque.

Dans un de ses opuscules, l'abbé de Dangeau avait écrit : (( La préposition ne se met que devant un second substantif pour marquer le rapport qu'il a au nominatif et au verbe, qui sont les parties essentielles de la phrase dans laquelle la préposition est employée ». V Année littéraire commente ce passage de la manière suivante : « Les prépositions qui se mettent devant les verbes et devant les adverbes ne détrui-

(i) Cf. entre autres ses comptes-rendus des Principes géné- raux de Restant (Nouvelliste du Parnasse, I, p. 243, Obs. écr. mod. VI, p. ao8, Jug: ouvr. nouv., IX, p. ^3) et de la grammaire de l'abbé Valart (Jug. ouvr. nouv. II, p. i45 et III, p. 110).

(2) Année littéraire, 1765, 1, p. 162.

LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 87

sent point ce principe ; les verbes et les adverbes précédés de prépositions sont pris substantivement : par où, c'est-à- dire par quel endroit ; depuis quand, c'est-à-dire depuis quel temps ; faime à voir, c'est-à-dire j'aime la vue ; j'ai appris en lisant, c'est-à-dire dans la lecture ; il est temps de sortir, c'est-à-dire de la sortie. Je conclus du principe de M. l'abbé de Dangeau que les prépositions ne se mettent point non plus les unes devant les autres : c'est donc une faute d'écrire avant de, avant de finir par exemple. L'analogie demande avant que, antequam ; l'usage veut qu'on mette avant que de, et je dois remarquer en passant que l'autorité de M. l'abbé de Dangeau, de M. l'abbé de Ghoisy et de M. l'abbé d'Olivet est en faveur d'avant que de » (i).

Certes, tous les grammairiens ne sont pas capables alors de raisonnements de cette force. Mais on peut voir, par cet échantillon, jusqu'où parfois ils . s'égarent. Outre que leur doctrine est loin d'être aussi ferme et aussi simple que précé- demment, leur façon de l'appliquer témoigne de plus d'un vice de forme.

III

Ce qui précède, c'est-à-dire l'exposé des conditions dans lesquelles s'accomplit le travail des grammairiens au dix- huitième siècle, permet de se rendre compte des obstacles auxquels l'Académie s'est heurtée lorsqu'elle a voulu réaliser son projet de traité de la grammaire française. A côté des raisons tirées du caractère de cette assemblée que nous avons rapportées dans notre introdution, il en existe d'autres par conséquent, inhérentes à son entreprise et qui achèvent

(i) Année littéraire, i^SS, 1, p. 80. Cf. d'Olivet, Remarques sur la langue franco îse, 1767, pp. 269-260.

0.0 L EXECUTION DU PROGRAMME

d'en expliquer l'échec. Il n'était pas inutile de le constater, d'autant que par nous élargissons considérablement le cadre de notre travail. Ce n'est pas seulement à l'Acadé- mie que le projet de grammaire française est remplacé par d'autres au premier rang des préoccupations des grammai- riens. Mais le phénomène sur lequel on vient d'insister, l'espèce de bifurcation du tronc primitif en deux rameaux d'égale importance, principes généraux et principes parti- culiers, se produit d'une manière générale également en dehors de cette assemblée. Nous ne suivrons pas davantage le premier rameau à travers les Essais de grammaire de l'abbé d'Olivet et les Vrais principes de l'abbé Girard jus- qu'à son complet épanouissement dans la grammaire géné- rale des Beauzée, des Dumarsais et des Condillac. Mais nous nous attacherons désormais à étudier de plus près le sort du second, les principes particuliers.

On se souvient qu'entre autres moyens de remédier à l'avortement du projet de grammaire, il avait été proposé à l'Académie, en 17 19, d'élargir le plan du Dictionnaire de façon qu'il pût « tenir lieu d'une grammaire, d'une rhétorique et d'une poétique ». On y aurait inséré « les règles les plus nécessaires et les préceptes les plus importants sur tout ce qui concerne ces trois arts » (i). Ce conseil n'a jamais été suivi, pas plus dans la suite que sur le moment même ; non que la part de la grammaire proprement dite n'augmente pas légèrement dans les éditions postérieures du Dictionnaire et que, par exemple, dans celle de 174O' on n'ajoute aux verbes irréguliers « les temps de leurs conjugaisons qui sont en usage ». Mais l'Académie n'a pas persévéré dans cette voie malgré l'encourageant exemple des Académies de la Crusca et de Madrid et les reproches qu'on adressait de divers côtés à son grand ouvrage. A propos de la troisième édition du

(i) Registres, II, p. 76.

LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 89

Dictionnaire, Voltaire écrivait : « Les étrangers se plaignent qu'il est sec et décharné et qu'aucun des doutes qui embar- rassent tous ceux qui veulent écrire, n'y est éclairci » (i). Les auteurs du Grand vocabulaire françois précisent : « Le Dic- tionnaire de l'Académie française, font-ils observer, digne à tous égards de la réputation des hommes célèbres qui y ont travaillé, n'est point un dictionnaire universel... On n'y expose point les significations relatives et les nuances de certains mots appelés synonymes ; on njy trouve point de règles détaillées sur la grammaire, sur la prononciation et. sur la quantité prosodique des syllabes » (2). Dans la préface de son Dictionnaire critique, Féraud fait la même remarque et, sans blâmer ouvertement une méthode qui consiste à (( s'abstenir de toute critique » et à « renvoyer aux gram- maires le détail des instructions », il trouve qu'elle est assez peu utile à ceux qui ne sont pas savants, « parce qu'elle sup- pose une parfaite connaissance de la grammaire précédem- ment acquise » (3). Plus tard encore, si Rivarol, dans le Prospectus de son nouveau dictionnaire, reproche à l'Aca- démie de n'avoir pas donné au public la grammaire qu'il en attendait, c'est moins parce qu'elle a renoncé à cette entreprise que parce qu'en rédigeant son Dictionnaire, elle a (( éludé si souvent les diflicultés dans les phrases douteuses sous prétexte qu'elle ne faisait pas une grammaire » (4)-

Aussi bien, les vues exposées par d'Alembert dans Y Ency- clopédie à propos du plan dun dictionnaire sont-elles parta-

(i) Lettre à Damilaville, 28 mai 1762 (O. XLII, p. 121). Cf. la lettre au cardinal de Bernis, 26 mai 1762 : « On n'est pas content de notre Dictionnaire ; on le trouve sec, décharné, incomplet en comparaison de ceux de Madrid et de Florence. » (O. XLII, p. 120.)

(2) Grand vocabulaire françois, 1767, préface, I, p. 8.

(3) Dictionnaire critique, 1787, I, p. in.

(4) Prospectus en tôle du Discours préliminaire du nouveau dictionnaire de la langue française, 1797, 111-4° , pp.x-xi.

90 L EXECUTION DU PROGRAMME

gées par les principaux lexicographes de cette époque. Ils s'accordent à reconnaître comme lui que, « pour rendre un ouvrage de cette espèce le plus complet qu'il est possible, il est bon que les règles les plus difficiles de la syntaxe y soient expliquées, surtout celles qui regardent les articles, les participes, les prépositions, les conjugaisons de certains verbes » (i). En conséquence, ils cherchent à étendre le champ grammatical du dictionnaire. C'est visiblement la préoccupation de Voltaire dans son travail sur la lettre T du Dictionnaire de l'Académie, inséré plus tard dans son Dic- tionnaire philosophique (2). De même, en 1778, le soi-disant « dictionnaire historique » dont il soumet le plan à ses confrères, doit être, selon la formule employée déjà en 1719, <( à la fois une grammaire, une rhétorique et une poétique sans l'ambition d'y prétendre » (3). L'Académie, comme on sait, ne donna aucune suite à ce projet sur lequel Voltaire usa ses dernières forces, dévorant les ouvrages qu'il avait fait venir en toute hâte de Ferney, a la grammaire de Port- Royal, celle de Restant, les Synoriymes de Girard, les T^ropes de Dumarsais, les Remarques de Vaugelas, le Petit diction- naire des proverbes, les Lettres de Pellisson » (4). Mais le

(i) O. IV, p. 499- « On pourrait même, ajoute d'Alembert, dans un très petit nombre d'articles généraux étendus, y donner une grammaire presque complète et renvoyer à ces articles généraux dans les applications aux exemples et aux articles particuliers ». C'est un peu la méthode adoptée de nos jours par les auteurs du Dictionnaire général.

(2) Cf. Vernier, Voltaire grammairien, pp. 228 et 23i.

(3) Registres, 7 mai 1778. Selon La Harpe, ce nouveau dictionnaire devait contenir notamment « les règles de grammaire à chaque mot didactique qui en fournira l'occasion ». Correspon- dance littéraire, LXXXVI (O. XI, p. 43).

(4) Lettre à Wagnière, 7 mai 1778 (insérée au t. XVllI, p. 254 de V Intermédiaire chercheur et du curieux).

LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 9I

Grand vocabulaire françois publié par une société de gens de lettres (i) et le Dictionnaire critique de Féraud s'inspi- rent précisément de cette nécessité de réunir dans un même ouvrage les notions propres au lexique et celles de la gram- maire. Rappelons enfin que le dictionnaire promis par Rivarol à la fin du siècle devait fournir « les applications des règles de la grammaire, placées chacune à son article », sans compter « une table des principales difficultés que nous rassemblerons dans notre vaste carrière », table dont « les CTcplications seront courtes, toujours appuyées sur des auto- rités et des exemples comparés » (2).

Nous venons de voir les « principes particuliers » de la grammaire française réfugiés dans les dictionnaires. Quel que soit l'intérêt qu'elle présente, cette première catégorie de documents ne saurait être comparée ni pour l'étendue, ni pour la signification, avec celle qui va désormais nous occuper uniquement et cessant de recevoir l'hospitalité des lexiques, ces mêmes principes particuliers occupent de plein droit une place proportionnée à leur importance dans la langue : nous voulons parler des commentaires gramma- ticaux d'auteurs classiques, le principal des projets concur- rents du traité de la grammaire française.

(i) « Si le mot est un adjectif, on dit s'il doit précéder ou suivre son substantif, selon les règles du goût et de l'usage. Si c'est un verbe, on indique la manière de le conjuguer; on le conjugue s'il est irrégulier ; on assigne son régime simple et son régime composé ; on enseigne quels auxiliaires forment les tems composés des verbes neutres, et lorsque deux verbes se suivent dans une phrase, on apprend comment on doit les lier et les unir pour ne pas pécher contre la langue ». Grand vocabulaire fran- çoin, 1767, préface, I, pp. lo-ii.

(2) Prospectus en lêle du Discours préliminaire du nouveau dictionnaire^ i797, xxvi.

CHAPITRE III

L EXECUTION DU PROGRAMME : 520 LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX.

L'enseignement de la langue par les bons auteurs. Épanouissement de l'entreprise des commentaires d'autciu's classiques. L'al)bé d'Olivet, ses détracteurs et ses émules. Voltaire commentateur de Corneille; antécédents et postérité. Les commentaires de l'Académie. Résultats d'ensemble pour le dix-huitième siècle.

Au moment l'enseignement de la langue française acquiert toute son importance au dehors et au dedans (i), les moyens proposés pour le rendre eflicace sont extrêmement variés. A cette foule d'étrangers qui veulent parler la langue européenne, à tous ces enfants auxquels, dans les collèges et jusque dans les petites écoles, on se met à enseigner gram- maticalement l'idiome maternel, aux grandes dames qui mal- traitent l'orthographe et qui écrivent comme elles parlent, sans se soucier des principes, aux écrivains débutants qui cherchent à se rendre maîtres de leur instrument, on ollre, il est vrai, de copieuses grammaires, mais on leur rappelle que cela ne suflit pas. La langue, ne se lasse-t-on pas de leur répéter, s'apprend dans les traités, parle commerce des gens

(i) Cf. Brunot, Histoire de la langue française : La Révolution et l'Empire^ chap. I.

LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX g3

instruits, enfin par la lecture des bons auteurs (i). Ce dernier procédé est, à coup sûr, le plus généralement en faveur.

C'est ainsi qu'au début de sa Grammaire, le P. Buffîer conseille de faire parcourir au débutant l'échelle des genres littéraires par ordre de difficulté, en commençant parla fable et en finissant par les poètes, « dont le style est en toutes les langues le plus difficile à entendre » (2). De Vallange se propose d'indiquer à la fin de la sienne « les livres qu'il est à propos de lire pour acquérir la pureté du langage » (3). Des quatre procédés que RoUin préconise pour initier la jeunesse aux mystères de la langue maternelle, la connais- sance des règles, la traduction, la composition, la lecture des livres français, le quatrième n'est pas celui qui lui inspire le moins de confiance (4)- Dans sa Lettre sur la meilleure méthode pour apprendre la langue françoise (5), Mauvillon recommande d'abord de se rendre maître des principes fondamentaux ; après cela, lisez un bon auteur et appliquez dans cette lecture les règles que vous aurez apprises. Etc.,

(i) « La lecture des bons modèles et le bel usage puisé parlie dans le commerce avec ceux qui parlent bien, partie dans les remarques excellentes que nous avons sur notre langue, voilà les secours que nous devons employer pour acquérir la pureté du langage». Grévier, Rhétorique françoise, Paris, 1770, II, p. 28. Cf. La Chalolais, Essai d'éducation nationale ou plan d'études pour la jeunesse, 1768, in-12, p. 78: « On les fera ressouvenir (les jeunes gens) que pour apprendre la langue, trois choses sont nécessaires : le commerce des gens instruits, la lecture des bons auteurs et celle des livres qui ont traité de la grammaire. »

(2) Grammaire, édit, de 1714» P- 4^.

(3) Nouveau système ou nouveau plan d'une grammjaire fran- çoise, 17 19, p. 399.

(4) Be la manière d'enseigner et d'étudier les Belles-Lettres, édit. de 1740? iii-4", I? PP- 68 et sq.

(5) A la suite de ses Remarques sur les germanismes.

94 l'exécution du programme

etc. : c'est l'opinion de tous les pédagogues qu'on pourrait citer à ce propos.

Certaines personnes vont plus loin. Par exemple, l'abbé Desfontaines, qui ne déteste pas le paradoxe, soutient, contre l'avis de l'abbé Gédoyn, « qu'une langue s'apprend mieux par la routine que par les préceptes. Il suffît de lire les bons auteurs français avec attention ; il suffît de fré- quenter les personnes qui parlent bien » (i). C'est, en quel- ques mots, la condamnation des traités de grammaire, y compris des meilleurs, comme celui de Restant. Le profes- seur de la Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l'éloquence dans la langue française ne procède pas différenîment : « La lecture assidue des bons auteurs, enseigne-t-il à ses élèves, vous sera encore plus nécessaire pour vous former un style pur et correct que l'étude de la plupart de nos grammaires » (2). De même le précepteur de la Nouvelle Héloïse ne voudra pas donner à son amante « d'autre définition de la vertu qu'un tableau des gens vertueux, ni d'auti^es règles pour bien écrire que les livres qui sont bien écrits )) (3).

(i) Jug. ouvr. nouv., IX, p. 56. Dans son traité Delà manière d'apprendre les langues, chap. I, art. V, l'abbé de Radonvilliers nie également que l'élude de la grammaire facilite aux entants la connaissance de leur langue : « Ce n'est pas la route directe. Et comment est-il possible, en parlant, de songer aux règles ? Qu'on ait soin qu'un enfant ne lise que des livres écrits purement ; qu'il n'entende que des personnes qui parlent bien ; qu'on corrige sur-le-champ les phrases il fait quelque faute et qu'on les lui fasse répéter exprimées correctement. » {Œuvres diverses, 1807, I, P- 39).

(2) Connaissance des hautes. . ., 1^49? in-12, p. 146.

(3) Nouvelle Héloïse, i'" partie, lettre XII. La leçon de Saint- Preux est reproduite par l'auteur des Principes de style ou Obser- vations sur l'art d'écrire recueillies des meilleurs auteurs, Paris, Estienne, 1779, in-12, p. 7.

LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX 96

Que de fois n'est-il pas arrivé à Voltaire d'indiquer ce remède aux personnes qui consultaient en lui le spécialiste de la langue française ? Avant de partir pour Berlin, il promet à Frédéric II qu'il lui fera faire une véritable cure en ce genre d'hygiène ( i). « La lecture de nos meilleurs poètes vaut mieux que toutes les leçons », répond-il à une jeune fille qui vou- drait bien en prendre avec un pareil maître (2). A un jeune homme, protégé du maréchal de Richelieu qui a l'intention d'en faire son secrétaire, il « recommande cent fois... de lire de bons livres pour se former le style » (3). Et quand il publie son théâtre de Pierre Corneille accompagné de notes, à qui l'adresse-t-il ? « Aux étrangers qui daignent apprendre notre langue par les règles et aux légers Français qui l'apprennent par routine » (4).

Car les bons principes ne suffisent pas : il est du devoir de ceux qui les professent de montrer comment on les applique. Ainsi Rollin essaye sur un passage de Fléchier sa méthode d'explication des bons auteurs français. Le profes- seur de la Connaissance des beautés multiplie les exemples en « épluchant » divers fragments de Corneille ou de Molière. l^Art décrire de Condillac est le fruit des lectures raisonnées du prince de Parme avec son précepteur. Toute une littéra- ture qui trahit les besoins de l'époque, rend ainsi manifeste aux yeux du public l'efficacité de l'enseignement de la langue par les bons écrivains. Les commentaires en constituent la

(i) Lettre du 19 avril 1749 (O. XXXVII, pp. 11-12).

(2) Lettre à M"= *** (Menon), 20 juin i;56 (O. XXXIX, p. 59).

(3) Lettre au maréchal de Richelieu, 25 avril 1767 (O. XLV, p. 23;).

(4) Lettre au marquis Albergali Gapacelli, 8 juillet 1761 (O. XLI, p. 359). Cf. les lettres du 3o juin, à Jean Schouvalow, du 13 juillet, à Duclos, du i3 juillet, à Gapperonnier, du 5 août 1761, à Mme d'Epinai, etc.

96 l'exécution du programme

partie la plus considérable et, sans contredit, la plus signi- ficative.

I

Nous en avons vu naître le projet à deux reprises diflFé- rentes dans les milieux académiques, d'abord sous la forme que lui donne Boileau, puis avec les modifications profondes que Valincour lui fait subir. L'Académie est visiblement engagée dans son entreprise de commentaires, en 17 19, f)ar Valincour; grâce à l'abbé d'Olivet, c'est au contraire la propo- sition de Boileau qui devient ensuite le point de départ des efforts des commentateurs. Du moins, peut-on le croire en lisant ï Histoire de l'Académie. Il ne faut pas perdre de vue pourtant que l'abbé d'Olivet a assisté à la confection de \^ Examen d'Athalie. C'est en partie pour faire suite à cet ouvrage (i) ou pour protester contre la manière dont il fut composé (2), qu'il rédige ensuite ses Remarques de gram- maire sur Racine.

Elles voient le jour en 1738. Gomme Valincour, d'Olivet renonce à choisir les classiques de la langue parmi les traducteurs : « Toute prévention à part, déclare-t-il, il me semble que la langue française a des auteurs qui peuvent également servir de modèles et pour bien penser, et pour bien écrire ». En outre, parmi les écrivains originaux, il donne la préférence aux poètes. Il y est poussé par deux raisons : la première, c'est qu'a une excellente poésie se fait lire et relire plus volontiers qu'une prose également bonne

(i) « Vous aviez fait, Messieurs, des remarques sur VAthalie de Racine ; et votre exemple m'inspira le courage d'aller plus avant. » Remarques sur la langue française, 1767, préface, p. 9.

(u) Cf. sa lettre au P' Bouhier, 16 mai 1^38 {Histoire de l'Aca- démie, II, p. ^^i).

LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX 97

en son genre » ; la seconde, c'est qu'à y regarder de près, « il y a moins à reprendre dans Racine ou dans Despréaux que dans nos ouvrages de prose les plus estimés ». Cela n'a rien d'étonnant : « On travaille les vers avec plus de soin que la prose : et cependant la prose, pour être portée à la perfection, ne coûterait guère moins que les vers. »

Cette proposition eut le don d'exaspérer les partisans des théories de La Motte sur la versification française. Deux ans auparavant, l'abbé d'Olivet leur avait déclaré une guerre sournoise dans son Traité de la prosodie française il s'efforçait de mettre en lumière les qualités poétiques de la langue. Maintenant il leur livrait une bataille rangée dans une leltre au Président Bouhier jointe à ses Remar- ques sur Racine (i). Leur riposte jie se fit pas attendre : ils représentèrent le commentaire de l'abbé d'Olivet comme un ouvrage tendancieux dont l'auteur, prétendit même un académicien de province, Soubeiran de Scopon, n'avait pas tant voulu critiquer Racine qu'(( arriver à sa proposition principale qu'il a certainement la gloire de soutenir le pre- mier : c'est que nos meilleurs auteurs [orateurs?] n'écri- vent pas aussi purement, aussi exactement que nos bons poètes )) (2). En conséquence, notre académicien entrepre-

(i) C'est très probablement au sujet de celte leltre que le Président Bouhier écrivait ce qui suit au marquis de Gaumont, le 19 mars 1739 : « Pour la leltre qu'il m'a addressée, j'aurois bien autant aimé qu'il n'y eût pas mis mon nom, n'aimant point àeslre mêlé dans les querelles littéraires. Mais quand j'en ai été averti, c'éloit une afï'aire déjà l'aile. » (Bibl. Nat. Ms., Nouv. acq.fr. 4384, fol. 177 r°). II est à remarquer que le Président Bouhier était en possession des Remarques sur Racine depuis au moins le 7 avril 1738 (Ibid., fol. 166 r").

(2) Soubeiran de Scopon, de l'Académie de Toulouse, Obser- vations critiques à l'occasion des Remarques de grammaire sur Racine par M. Vabbé d'Olivet, Paris, Prault, M.DGG.XXXVIII, in-i2 de 8i pp., p. 4-

F. - 7.

98 l'exécution du programme

nait de prouver à son tour qu'il y a beaucoup plus de fautes contre la langue dans soixante et quinze vers de ce Racine examiné par l'abbé d'Olivet avec une indulgence excessive, que dans tel passage de Fléchier l'on relève à peine une négligence. Cette première polémique, dans laquelle d'Olivet était engagé en qualité de champion de la versification fran- çaise, avait un prolongement dans la presse, en particulier dans le Pour et Contre dont le principal rédacteur, l'abbé Prévost, était directement pris à partie dans la lettre au Président Bouhier (i).

Une autre querelle mettait aux prises l'auteur des Remarques sur Racine avec un plus redoutable adversaire, l'abbé Desfontaines. Dans son Racine vengé (lySg), celui-ci se pose en défenseur de la poésie française en général et de Racine en particulier. A l'entendre, quelles que soient les pré- cautions prises par l'abbé d'Olivet, « sa critique ne laisse pas de nuire à la réputation de ce grand poète » ; à cet inconvé- nient s'ajoute qu'(( elle peut jeter dans l'erreur les jeunes gens et les rendre timides dans la composition des vers ». C'est aussi une question de principe. « Qu'on ne s'étonne pas, avait dit l'auteur des Remarques dans sa préface, qu'ayant pour but d'être utile à quiconque veut cultiver l'art d'écrire, je cherche des modèles parmi les poètes plutôt que parmi ceux qui ont écrit en prose. Car notre langue ne ressemble pas à quelques autres la poésie et la prose font, pour ainsi dire, deux langages différents. Ce n'est pourtant pas que les Français ne connaissent qu'un même style pour ces deux genres d'écrire. Mais les différences qui doivent les caracté- riser ne sont pas grammaticales pour la plupart; et dès lors, puisque ma critique se borne aux fautes de grammaire, il était assez indifférent qu'elle tombât sur des poètes ou sur

(i) l>our et contre, XV, p. 325 et XVI, p. 25. Cf. l'abbé Granet, Réfl.ouvr. litt., VIT, p. 121.

LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX 99

des orateurs » (i). Voilà précisément le point de vue que l'abbé Desfontaines ne peut admettre : il reproche à l'abbé d'Olivet d'avoir méconnu les droits de la langue poétique. A ses yeux, même en ce qui concerne la grammaire, la poésie jouit de certains privilèges inconnus à la prose; il convient d'en tenir compte et de ne pas rendre un auteur responsable des licences qu'autorisent les lois du genre. A l'inverse de Soubeiran de Scopon, l'abbé Desfontaines prétend donc mon- trer que l'auteur des Remarques a traité Racine beaucoup trop sévèrement.

Il n'avait pas tort, même aux yeux des contemporains impartiaux (2); et plus tard Voltaire, relisant à vingt huit ans de distance le commentaire de l'abbé d'Olivet, ne pourra s'empêcher de trouver encore que son aîné était « un peu vétillard » (3). Le grammairien d'ailleurs montra qu'il en avait conscience en s'efforçant d'atténuer ses critiques dans les éditions postérieures de son ouvrage. Touchant le sujet

(1) Remarques de grammaire sur Racine, ijSS, p. 6.

(2) « Mais d'un autre côté, si Racine est quelquefois mal repris dans ces observations, si notre académicien fait voir dans quelques-unes une délicatesse trop pointilleuse, s'il montre dans d'autres trop peu d'attention à conserver les privilèges de la poésie, il faut convenir que l'on trouve dans son écrit un grand nombre de remarques utiles pour la perfection de notre langue, quelques unes qui n'avaient peut-être point été faites avant lui, et des réflexions qui marquent un homme d'esprit et de goût. » Goujet, Bibliothèque françoise, I, pp. 189-190. Cf. d'Alembert, Éloge de l'abbé d'Olivet {Histoire des membres de l'Académie, VI, p. 2o3) : « On reproche au censeur d'avoir poussé la sévérité trop loin et d'avoir plus jugé Racine en grammairien qu'en poète. »

(3) Lettre au comte d'Argental, i®"^ avril 1766 (O. XLIV, p. 255). Cf. la lettre écrite le même jour à l'abbé d'OUvet (Ibid., p. 258) : « Je vous trouve quelquefois bien sévère avec Racine...»

lOO L EXECUTION DU PROGRAMME

même du litige, la liberté de la poésie par rapport à la prose, l'abbé Desfontaines se trouvait d'accord avec l'abbé Granet qui, rendant compte des Remarques dans ses feuilles, venait de soutenir la même opinion que l'auteur du Racine vengé {i). Mais peut-être u'étaient-ils ni l'un ni l'autre de très bonne foi en accusant l'abbé d'Olivet de n'avoir pas réservé les privi- lèges de la langue poétique. Il le fait au contraire à plusieurs reprises et en termes assez clairs pour que les Mémoires de Trévoux (2), Voltaire aussi, quoiqu'avec un zèle inspiré sur- tout par sa colère contre l'auteur de la Voltairomanie (3),

(i) « Les expressions, les tours de phrase de Racine doivent être considérés plus par rapport à la poésie qu'à la grammaire ». Réfl. ouvr. lut., V (1738), p. 33i.

(2) Octobre 1738, pp. 1984-1985 : « [La critique de M. d'Olivet] roule sur quelques tours hardis, avec tant de circonspection, qu'elle ne prononce en dernier ressort pour condamner que sur des raisons qui ne permettent pas d'absoudre ...»

(3) « En vérité ce misérable (Destontaines) n'a voulu que gagner de l'argent : car quel est le but de son livre, s'il vous plaît ? De prouver qu'on pardonne en poésie des tours hardis, des phrases incorrectes que la prose ne souffre pas ? Eh ! n'est-ce pas précisément ce que vous avez dit ? à cela près que vous l'avez dit le premier et en homme qui possède sa langue et qui est un des plus grands maîtres. » Lettre à d'Olivet, 29 janvier 1739 (O. XXXV, p. 145). Effectivement, voici quelques passages d'Olivet plaide en faveur des libertés de la langue poétique. Dans Tun, il veut qu'on soit indulgent pour ceux qui croient sentir « que ces sortes de hardiesses font un merveilleux effet dans la poésie lorsqu'elles sont placées à propos et de loin en loin » (p. 34). Ailleurs il s'écrie : « Pardonnons cette inversion à un poète ; car la contrainte du vers à ses privilèges ï (p. 47)- H va jusqu'à reprocher aux poètes de ne plus employer que des tours pi osaïques : « A la fin, dit-il, nous n'aurons plus de vers : c'est-à-dire nous ne conserve- rons entre la prose et les vers aucune différence qui soit pure- ment grammaticale » (pp. 7O-77). Etc.

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lui aient rendu justice sur ce point spécial. Il ne s'agissait en somme que d'une question de plus ou de moins que le critique du Racine vengé tranchait au préjudice de son adversaire.

Quoi qu'il en soit, de cette distinction entre la langue de la poésie et celle de la prose, l'abbé Desibntaines tirait un argument irrésistible et contre les Remarques de grammaire sur Racine, et contre le principe même des commentaires. Si les observations de l'abbé d'Olivet, raisonnait-il, doivent servir d'enseignement à ceux qui écrivent en prose, elles n'atteignent pas leur but, puisqu'elles ne portent que sur des vers ; si elles s'adressent aux jeunes poètes, elles n'ont pas beaucoup plus de valeur, car rien ne saurait empêcher ceux- ci d'employer des tours consacrés par l'usage qu'en ont fait Racine et Boileau. C'était renverser d'avance l'édifice rêvé par les commentateurs. Gomme le faisait observer l'auteur du Racine vengé, pour qu'une pareille entreprise eût sa raison d'être, encore fallait-il « que la nation voulût bien se soumettre dans cette afl'aire au jugement de quelque tri- bunal ; et c'est à quoi il y a peu d'apparence », insinuait-il, non sans intention impertinente (i).

Car, à travers sa critique ingénieuse, l'abbé Desfon- taines montrait un peu trop le bout de l'oreille. En dépit de ses protestations il avait surtout l'air de satisfaire ses ran- cunes personnelles et contre l'abbé d'Olivet, et contre l'Aca- démie à laquelle il ne perdait jamais une occasion d'être désagréable. En plusieurs endroits, les observations du Racine vengé « sentaient trop la chicane )) (2), et l'on était en droit de se demander si, dans cet ouvrage qualifié de « libelle » par Voltaire, il n'entrait pas autant de malice que de sincérité. Pour l'Académie, elle n'eut pas un instant d'hésitation lors- que, par une délibération rendue publique, elle repoussa

(i) Racine vengé, 17*39, pp. 1-2.

(2) Goujet, Bibliothèque française, I, p. 192.

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comme une offense la dédicace du Racine çengé (i). Louis Racine que l'abbé Desfontaines s'efforçait de mettre dans son jeu, ne s'y trompa pas davantage. « L'Académie, écrivait- il à propos de cet incident, n'a pas eu grand tort de voir qu'il se moquait d'elle ; il a plus d'esprit qu'eux tous, mais extrêmement méchant (2). »

La sympathie de Louis Racine devait être naturellement acquise à celui qui défendait la réputation de son père. Tout en rendant hommage à la pureté des intentions de l'abbé d'Olivet, il était indisposé par le rigorisme excessif des Remarques ; au moins aurait-il souhaité que le gram- mairien (( relevât la beauté de quelques tours de phrases et de certaines expressions » employées par Racine, afin de détruire, autant que possible, la fâcheuse impression pro- duite par ses critiques. Mais il n'avait aucune envie non plus de se jeter dans les bras que l'abbé Desfontaines lui tendait ; il avait l'idée qu'une telle cause méritait un autre avocat. Aussi se garda-t-il de prendre trop franchement parti dans la querelle. « Je ne fais qu'en rire », disait-il. Les deux adversaires lui ayant envoyé leurs opuscules, il répondit à chacun par un « remerciement très poli » où, sans dissimuler son opinion sur le fond du débat, il s'exprimait à la satisfaction de l'une et de l'autre parties (3). Dans sa lettre à Desfontaines, en particulier, destinée à la publicité et il s'appliquait à « faire entendre poliment à ceux qui savent entendre », il avait en même temps grand soin de ne

(i) Cf. les Registres, II, p. 438 (19 janvier ij'ig).

(2) Lettre à sa femme, 22 février i^Sg (recueil A. de la Roque, pp 375-3^).

(3) Lettre de Racine le fils à l'abbé d'Olivet, imprimée pour la Société des bibliophiles français, année 1828. Imprimerie F. Didot, in-80 de 8 pp. La lettre est datée du 1" mai 1738. Lettre de M. Racine à l'auteur du Racine vengé (Obs. écr.mod., XVI, pp. 284-285).

LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX Io3

rien laisser échapper qui pût froisser l'abbé d'Olivet ni l'Académie française (i).

D'accord avec l'auteur du Racine vengé pour défendre les privilèges de la lang:ue poétique, il le fait néanmoins en se plaçant à un point de vue beaucoup plus large. C'est au nom de la liberté de la langue en général, liberté qui se confond en l'espèce avec celle des grands écrivains, qu'il proteste contre l'ouvrage de l'abbé d'Olivet. « En soutenant sa cause [de Racine], écrit-il à Desfontaines, j'ose dire que vous soutenez celle de la langue française, en ce que vous nous faites voir qu'elle ne doit point être esclave d'une prétendue justesse grammaticale. Je ne sais si je me trompe, mais je crois qu'à force de la chicaner, on la rendra trop timide. Elle doit toujours être sage, mais trop de scrupules lui ôtera sa grâce et sa vivacité. Peut-on appeler règles certains caprices de l'usage qui n'ont rien de stable? C'est avec raison que vous nous répétez souvent que les grands écrivains ne doivent pas se mettre dans de pareilles entraves ni suivre à pas d'écoliers une froide syntaxe. J'aurais voulu que vous eussiez été encore plus loin ; et quel autre que vous pouvait mieux nous faire sentir que c'est en s'écartant quelquefois des règles que les grands écrivains enrichissent la langue et que souvent des fautes apparentes qui choquent les oreilles d'im grammairien qui n'est que grammairien, sont à des oreilles plus délicates d'heureuses hardiesses et de véritables beautés? ».

Louis Racine admet pourtant que les vers de son père ne sont pas à l'abri de tout reproche. 11 l'explique par de bonnes raisons : l'auteur n'y a pas mis la dernière main et enfin la perfection absolue n'est pas de ce monde. D'où la nécessité de faii'e toujours deux parts dans les erreurs d'un grand

(i) Lettre à sa femme, ii mars lySg (recueil A. de la Roque, p. 38o).

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écrivain et de séparer celles qui peuvent passer pour d' (( heu- reuses hardiesses » de celles qui lui ont échappé malgré lui dans le feu de la composition. Le commentateur aura préci- sément pour tâche d'établir cette distinction et d'insister autant sur le charme des hardiesses que sur le danger des fautes véritables.

Louis Racine, en effet, est loin de se montrer aussi radical que l'abbé Desfontaines lorsqu'il discute le rôle des commen- taires, n ne conteste nullement leur utilité à condition qu'on observe certaines formes. « Je crois, a-t-il déclaré à l'abbé d'Olivet, que rien n'est plus utile à la langue française qu'une pareille critique du petit nombre d'écrits dont le temps a établi la réputation. » Il ne se contredit donc pas lorsqu'à son tour, il compose un commentaire des ouvrages de son père conforme à ses propres idées, telles que, peu de temps après avoir écrit sa lettre à l'abbé Desfontaines, il eut encore l'occasion de les exposer à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (i). Voici dans quelles circonstances il fut amené à le publier.

Quelques années après l'apparition des Remarques de l'abbé d'Olivet, l'abbé de La Porte fut sollicité par des librai- res de Paris de préparer une nouvelle édition des Œuvres de J. Racine in-4°. Il n'en voulut rien faire avant qu'on eût pres- senti celui que les liens du sang désignaient en premier lieu pour accomplir cette tâche. Mais Louis Racine déclina l'offre, alléguant la volonté formelle de son père « qui, condamnant sincèrement ses tragédies profanes, refusait de jeter même les yeux sur les éditions nouvelles qu'on en faisait » (2). Il se

(i) De la poésie naturelle ou de la langue poétique {Mém. de l'Acad. des Insc. et B.-L., séance du 4 septembre c^Sq, XV, pp. 192-207). Ce mémoire L. Racine prend directement à partie l'abbé d'Olivet, est entré plus tard avec d'autres dans la compo- sition des Réflexions sur la poésie, 1747? 2 vol. in-12.

(2) Discours préliminaire en tête des Remarques sur les tragédies de J. Racine (O. V, pp. 255 etsq.).

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sentait d'ailleurs retenu par la crainte d'être accusé de partia- lité en prodiguant ses louanges à l'auteur à'Athalie, et aussi par son inexpérience des choses du théâtre. Du reste, ces scru- pules ne l'empêchaient pas de donner quelques conseils à l'abbé de La Porte ; il lui soumettait, dans sa réponse, le plan détaillé d'une édition commentée du théâtre de J. Racine et lui communiquait ses propres observations rédigées unique- ment (( pour ma satisfaction particulière, disait-il, et pour instruire un fils qui, sitôt qu'il sera répandu dans le monde, entendra souvent parler de ces pièces tantôt avec admiration, tantôt avec mépris, jamais indifféremment ». Le plan traitait successivement de la revision du texte, de la publication des variantes, des épîtres dédicatoires, des notes sur la langue, de l'orthographe, notamment de l'emploi des majuscules, des imitations, des pièces critiques, des réponses aux critiques de Racine, du costume poétique et de la morale.

L'abbé de La Porte ne jugea pas à propos de faire siennes les idées de Louis Racine, dont il donna plusieurs raisons : (( Je me serais vu exposé au reproche que M. Racine fait lui-même à certains éditeurs : « Il faut, dit-il, que Boileau soit )) un grand poète pour forcer ceux qui veulent le lire, à ache- )) ter tout ce qui accompagne son texte » [allusion transpa- rente au commentaire de Brossette revu et augmenté par Saint-Marc en 1747]- Je conviens qu'un examen de toutes les pièces d'un de nos meilleurs poètes tragiques pourrait être un ouvrage fort instructif ; mais je pense qu'il faut le donner séparément et ne pas en surcharger un original précieux. 3" M. Racine vient d'exécuter lui-môme son plan dans ses principaux objets par l'ouvrage qu'il publie aujourd'hui. Que me resterait-il à dire après un si habile maître ? » En con- séquence l'abbé de La Porte annonçait que, dans l'édition de Racine en 3 volumes in-4" qui devait paraître l'année suivante, il se bornerait à fournir un texte correct, à « rejeter toutes les mauvaises critiques qu'on trouve ordinairement à la suite de

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ces tragédies » et à composer une vie du poète avec un discours qui contiendrait (( l'histoire des pièces, les anecdotes qui y ont rapport )),ct il ferait sentir « les progrès du génie de l'auteur et l'intervalle immense qu'il a franchi avec tant de succès et de rapidité depuis la Thébaïde iasqnk la sublime Athalie » (i).

A ce moment, Louis Racine, devançant la réponse de l'abbé de La Porte, venait de publier « séparément » ses Remarques sur les tragédies de Jean Racine (i^Sa), Renver- sant la proportion observée par l'abbé d'Olivet, il y prodi- guait à son père plus d'éloges que de blâmes. Le résultat fut aussi qu'il attira sur lui moins*de foudres que son devancier. Gela ne veut pas dire que son travail ait passé inaperçu, loin de : Voltaire l'a consulté avec fruit en préparant son Commentaire sur Corneille (2), et la plupart des commenta- teurs de Racine en ont fait autant.

Louis Racine n'est pas le seul critique auquel le petit livre de l'abbé d'Olivet ait révélé sa vocation de commenta- teur. Au lendemain des Remarques sur Racine, le collabo- rateur de l'abbé Prévost, Lefèvre de Saint-Marc, conçut également le dessein d'écrire des remarques sur le poète d" Athalie. Il en dressa même le plan et annonça aux lecteurs du Pour et contre qu'il se proposait de l'exécuter a tout à loisir, c'est-à-dire au gré de ma paresse » (3). Il faut croire que la paresse de Saint-Marc était bien grande, car ses remarques n'ont jamais paru et se bornèrent toujours aux quelques Réflexions sur un endroit du a Racine vengé » (4) (visant l'usage des transpositions et des inversions dans la langue française) qu'il avait publiées dans ses feuilles « pour

(i) Lettres sur quelques écrits de ce tems, VII (1702), pp. 00-02.

(2) Cf. sa lettre à Damilaville, 26 juillet 1762 (O. XLII p. 186).

(3) Pour et Contre, XVllI, p. 169.

(4) Pour et Contre, XVII, p. 289.

LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX IO7

tâter le goût du public ». La perte n'est évidemment pas considérable ; l'œuvre de Saint-Marc nous le montre, à peu de chose près, incapable d'un effort sérieux, sinon lorsqu'il s'agit d'utiliser le labeur d' autrui. Dans l'édition des Œuvres de Boileau qu'il a donnée en 1747» il se borne à rétablir, en l'amplifiant, le commentaire de Brossette émondé par les précédents éditeurs. Dans son Malherbe paru dix ans plus tard, également avec une sorte de table-commentaire, il met surtout à contribution les travaux de Chevreau et de Ménage. Par sa connaissance du vieux langage, il mérite pourtant un peu plus de considération que le sieur Coste, par exemple, annotateur futile des Fables de La Fontaine (i743)- Avant de passer à une autre série de commentaires, il convient d'en signaler deux encore qui sont directement appa- rentés avec les Remarques de grammaire sur Racine. On le voit par le titre de l'un, les Remarques de grammaire sur Racine pour servir de suite à celles de l'abbé d'Olivet, publiées à Berlin par l'académicien Formey en 1766. Cet ouvrage passe en revue, outre le théâtre de Racine, divers fragments de Boileau, de Watelet, Fontenelle, Vertot, Vol- taire, non sans leur arracher à tous quelques plumes. Dans l'autre commentaire, d' Açarq, cet « ancien maître de pension assez mauvais sujet, moitié bête et moitié fou » dont parle Grimm (1), réchauffant la querelle du Racine vengé, entre- prend à trente ans de distance (1770), de défendre l'abbé

(i) Correspondance littéraire, i5 novembre 1770 (IX, p. 171). Dans le Mercure, La Harpe termine ainsi son article sur les Observations de d'Açarq : « Parlons sérieusement ; nous espérons que les gens de goût voudront bien nous pardonner de les avoir occupés un moment d'un pareil ouvrage. Les étrangers croiraient que nous retombons dans la barbarie, si les gens de lettres n'éle- vaient par la voix de temps en temps pour venger le bon goût et l'honneur de la nation. » (O. XVI, Littérature et critique, pp. iii-ii4).

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d'Olivet contre les attaques de l'abbé Desfontaines. Ses Observations sur Boileau, sur Racine, sur Créhillon, sur Monsieur de Voltaire et sur la langue françoise ont égale- ment la prétention de fournir un pendant aux Remarques de grammaire sur Racine. Avec d'Açarq, la postérité directe de l'abbé d'Olivet s'éteint dans la folie. Qu'est-il advenu de celle de Voltaire ?

II

Nul n'ignore comment Duclos, engagé dans une série de réformes au moyen desquelles il prétendait justifier son élévation au secrétariat perpétuel de l'Académie française, fit appel à la collaboration de Voltaire, d'abord quand il s'agit de modifier la composition du Dictionnaire, puis, lorsque cet ouvrage fut achevé, en 1761, en vue de faire publier par l'Académie « un recueil de nos auteurs classiques avec des notes qui fixeront la langue et le goût » (i). Le concours du châtelain de Ferney devait lui sembler d'autant plus indis- pensable que celui-ci, ami commun de l'abbé d'Olivet et de d'Alembert, formait une sorte de trait d'union entre les chefs des partis qui se disputaient alors la direction de l'Académie. Par l'intermédiaire de Voltaire, Duclos atteignait l'auteur des Remarques de grammaire sur Racine, auxiliaire pré- cieux dans l'entreprise qu'il méditait (la). Il est probable aussi que les Lettres philosophiques lui en avaient suggéré l'idée. « Pour l'Académie française, avait-il pu lire en effet dans cet ouvrage, quel service ne rendrait-elle pas aux lettres, à la langue et à la nation, si, au lieu de faire imprimer tous les ans des compliments, elle faisait imprimer les bons ouvrages du

(i) Voltaire, lettre à Duclos, 10 avril 1761 (O. XLI, p. aG4). (2) Voyez les lettres de Voltaire à d'Olivet des 10 avril et i5 juin 17G1.

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siècle de Louis XIV épurés de toutes les fautes de langage qui s'y sont glissées ? Corneille et Molière en sont pleins, La Fontaine en fourmille : celles qu'on ne pourrait pas corriger seraient au moins marquées. L'Europe, qui lit ces auteurs, apprendrait par eux notre langue avec sûreté. Sa pureté serait à jamais fixée. Les bons livres français imprimés avec ce soin aux dépens du roi seraient un des plus glorieux monu- ments de la nation. J'ai ouï dire que M. Despréaux avait fait autrefois cette proposition et qu'elle a été renouvelée par un homme dont l'esprit, la sagesse et la saine critique sont connus ; mais cette idée a eu le sort de beaucoup d'autres projets utiles, d'être approuvée et d'être négligée » (i).